Nouvelles de nulle part/Chapitre 27

Traduction par Pierre Georget La Chesnais.
G. Bellais (p. 288-304).


CHAPITRE XXVII

LE HAUT FLEUVE


Nous déposâmes Walter sur la rive de Berkshire, au milieu de toutes les beautés de Streatley, et notre chemin se poursuivit dans ce qui avait été autrefois la vraie campagne, au pied des collines du White Horse ; et, bien que le contraste entre la campagne à demi embourgeoisée et la pure campagne inaltérée n’existât plus, un sentiment de joie intense me remplit comme autrefois à la vue des collines familières de la chaîne du Berkshire.

Nous nous arrêtâmes à Wallingford pour notre repas de midi ; naturellement, toute trace de saleté et de pauvreté avait disparu des rues de cette ville ancienne, beaucoup de vilaines maisons avaient été abattues, et beaucoup de jolies maisons neuves construites ; mais ce qui me parut curieux, c’est que la ville ressemblait encore à la vieille cité que je me rappelais si bien, car elle était telle que celle-ci aurait dû être.

À dîner, nous nous rencontrâmes avec un homme vieux, mais très brillant et intelligent, qui semblait être, sous une forme rustique, une seconde édition du vieil Hammond. Il avait une connaissance étonnamment détaillée de l’histoire ancienne de sa région, depuis l’époque d’Alfred jusqu’au temps des Guerres parlementaires, dont beaucoup d’incidents, comme vous savez, se sont passés du côté de Wallingford. Mais, ce qui nous intéressa davantage, il avait des souvenirs précis de la période de transformation qui précéda le présent état de choses, et nous donna beaucoup de détails à ce sujet, particulièrement sur l’exode de la population des villes vers la campagne, et la recouvrance graduelle, par les gens d’éducation urbaine, d’une part, et par les gens d’éducation rustique, d’autre part, de ces arts de la vie qu’ils avaient perdus, les uns comme les autres ; perte qui, nous dit-il, avait été un moment si complète, que, non seulement il était impossible de trouver un charpentier ou un forgeron dans un village ou une petite ville de province, mais que les gens y avaient même oublié comment on cuit le pain, et qu’à Wallingford, par exemple, le pain arrivait de Londres, avec les journaux, par un train du matin, fabriqué d’une manière dont je ne pus comprendre l’explication. Il nous raconta aussi que les gens des villes, qui venaient à la campagne, apprenaient les arts de l’agriculture en observant avec soin le fonctionnement des machines, ne se faisant une idée d’un métier que par le machinisme, car à cette époque tous les travaux des champs se faisaient au moyen de machines compliquées, dont les laboureurs se servaient très inintelligemment. D’un autre côté, les vieux laboureurs parvinrent peu à peu à enseigner aux plus jeunes un peu de métier d’artisan, comme l’usage de la scie et du rabot, le travail de la forge et ainsi de suite, car, de nouveau, à cette époque, tout ce qu’un homme savait faire — et encore tout au plus — c’était de fixer un manche de frêne à un râteau par le travail de ses mains, en sorte qu’il fallait une machine d’une valeur de mille livres, une escouade d’ouvriers et une demi-journée de travail pour faire un ouvrage d’une valeur de cinq shillings. Il nous montra, entre autres choses, un compte rendu d’un certain conseil de village qui travaillait dur à toute cette besogne ; nous trouvâmes fort amusante et en même temps instructive la relation de l’application intense qu’ils apportaient à l’étude approfondie de quelque question qui eût paru tout à fait banale aux temps passés, comme, par exemple, les exactes proportions d’huile et de soude pour fabriquer le savon des lessives du village, ou la température précise de l’eau destinée à faire bouillir un gigot, — tout cela joint à l’absence totale de quoi que ce fût qui ressemblât à un sentiment d’opposition entre les partis, qu’à une époque antérieure on aurait certainement vu apparaître, même dans une assemblée de village.

Ce vieillard, qui s’appelait Henry Morsom, nous emmena, après notre repas et une sieste, dans une vaste salle qui contenait une grande collection d’objets de manufacture et d’art depuis les derniers temps de la période du machinisme jusqu’à ce jour ; il les parcourut avec nous et nous les expliqua avec grand soin. Cela aussi était très intéressant, montrant la transition depuis le pis-aller du travail des machines (qui sévit le plus un peu après la guerre civile dont il a été parlé jusqu’aux premières années de la nouvelle période de travail d’artisan). Naturellement les périodes se pénétraient beaucoup : et d’abord le nouveau travail manuel gagna très lentement.

— Il faut vous rappeler, dit le vieil antiquaire, que le travail manuel ne fut pas le résultat de la nécessité matérielle, comme on disait autrefois : au contraire, les machines avaient été tellement perfectionnées à cette époque, qu’on aurait pu fabriquer par leur moyen presque tout ce qui est nécessaire ; et, en effet, beaucoup de gens, dans ce temps-là et déjà auparavant, croyaient que le machinisme supplanterait entièrement le travail d’artisan, ce qui certainement, à première vue, paraissait plus que vraisemblable. Il existait une opinion différente, beaucoup moins logique, qui était générale parmi les gens riches avant l’époque de la liberté, et ne disparut pas tout de suite lorsqu’elle eut commencé. Cette opinion, qui semblait alors, d’après tout ce que je peux apprendre, aussi naturelle qu’elle semble absurde aujourd’hui, était que, grâce au machinisme automatique, qui ferait entièrement l’ordinaire besogne journalière du monde, les forces de la partie la plus intelligente de l’humanité seraient libérées pour cultiver les formes supérieures des arts, en même temps que la science et l’étude de l’histoire. Étrange, n’est-ce pas, qu’ils aient ignoré à ce point cette aspiration vers l’égalité complète, que nous reconnaissons aujourd’hui comme le nœud de toute société humaine heureuse ?

Je ne répondis pas, mais réfléchis d’autant plus. Dick parut pensif et dit :

— Étrange, voisin ? ma foi, je ne sais pas. J’ai souvent entendu dire à mon vieux parent que le but unique de tout le monde avant notre époque était d’éviter le travail, du moins c’était là leur idée ; en sorte que, naturellement, le travail auquel la vie quotidienne les obligeait ressemblait plus à du travail que celui qu’ils paraissaient choisir par goût.

— Il y a du vrai, dit Morsom. Quoi qu’il en soit, ils ne tardèrent pas à comprendre leur erreur, et que seuls des esclaves et des maîtres d’esclaves pouvaient vivre uniquement par le fonctionnement des machines.

Clara intervint ici, et elle rougit un peu en parlant :

— Leur erreur, là encore, n’était-elle pas le produit de la vie d’esclavage qu’ils avaient vécue ?… Cette vie qui considérait toujours tout ce qui est, animé ou inanimé, l’homme excepté, — « la nature », comme on disait, — comme une chose, et l’humanité comme une autre. Il était naturel à des gens qui pensaient ainsi d’essayer de faire de « la nature » leur esclave, puisqu’ils croyaient que « la nature » était quelque chose l’extérieur à eux.

— Certes, dit Morsom, et ils étaient embarrassés de savoir que faire lorsqu’ils s’aperçurent que le sentiment d’opposition à la vie mécanique, né déjà avant le Grand Changement parmi des gens qui avaient le temps de réfléchir à de tels sujets, insensiblement se répandait ; tant qu’enfin, sous le masque d’un plaisir qui n’était pas censé être du travail, du travail qui fut un plaisir commença à se substituer au labeur mécanique ; on avait espéré, autrefois, tout au plus réduire celui-ci à d’étroites limites, mais jamais s’en débarrasser ; et, en outre, on trouva que l’on ne pouvait pas le limiter, comme on l’avait espéré.

— Quand cette nouvelle révolution fut-elle dans son plein ? demandai-je.

— Dans le demi-siècle qui suivit le Grand Changement, dit Morsom, elle commença à se faire sentir ; on abandonna tout doucement machine après machine, sous prétexte que les machines ne pouvaient produire des œuvres d’art, et que les œuvres d’art étaient de plus en plus demandées. Regardez, voici quelques ouvrages du temps, — grossiers et inhabiles comme métier, mais solides et montrant quelque sentiment de plaisir dans la fabrication.

— Ils sont très curieux, dis-je en prenant une poterie parmi les spécimens que l’antiquaire nous montrait ; pas du tout comme un travail de sauvages ou de barbares, et pourtant avec la marque de ce qu’on eût autrefois appelé une haine de la civilisation.

— Oui, dit Morsom, il ne faut pas y chercher de délicatesse : à cette époque, on n’aurait pu en obtenir que d’un homme qui, en fait, aurait été un esclave. Mais maintenant, voyez, dit-il en me conduisant un peu plus loin, nous avons appris les trucs de métier, et nous avons ajouté l’extrême finesse du travail à la liberté de la fantaisie et de l’imagination.

Je regardai, et j’admirai l’habileté et la beauté multiple du travail d’hommes qui avaient enfin appris à accepter la vie elle-même comme un plaisir, et les ouvrages nécessaires à la satisfaction des besoins ordinaires de l’humanité, comme travaux convenables pour les meilleurs de la race.

Je réfléchis en silence ; puis enfin je dis :

— Que viendra-t-il ensuite ?

Le vieillard rit :

— Je ne sais pas ; nous verrons quand cela viendra.

— En attendant, reprit Dick, nous avons à voir la fin de notre voyage d’aujourd’hui ; donc, dans la rue, et au rivage ! Voulez-vous venir un peu avec nous, voisin ? Notre ami est avide de vos histoires.

— J’irai jusqu’à Oxford avec vous ; j’ai à prendre un livre ou deux à la bibliothèque Bodleienne. Je pense que vous coucherez dans l’antique cité ?

— Non, nous allons plus loin ; les foins nous attendent, vous savez.

Morsom approuva de la tête, et nous allâmes tous ensemble dans la rue et montâmes en bateau un peu au-dessus du pont de la ville. Au moment où Dick plaçait les avirons dans les molletières, l’avant d’une autre barque pénétrait sous l’arche basse. Rien qu’à première vue, c’était un gai petit bateau, vert brillant, avec des fleurs peintes d’un élégant dessin. Lorsqu’il dépassa l’arche, une personne, aussi brillante et gaiement vêtue que la barque, s’y leva ; une jeune fille élancée, habillée de soie bleu clair, qui voltigeait dans le courant d’air du pont. Il me sembla connaître cette personne, et, en effet, lorsqu’elle tourna sa tête vers nous et nous montra sa belle figure, je vis avec joie qu’elle n’était autre que la fée de l’abondant jardin de Runnymede, Ellen.

Nous nous arrêtâmes pour la recevoir. Dick se leva dans la barque et lui cria un chaleureux bonjour ; j’essayai d’être aussi chaleureux que Dick, mais ne réussis pas ; Clara agita sa main délicate, et Morsom, approuvant de la tête, regarda avec intérêt. Quant à Ellen, dont le magnifique teint brun était rendu plus profond par l’émotion, elle amena le plat-bord de sa barque le long de la nôtre et dit :

— Vous voyez, voisins, je n’étais pas sûre que vous reviendriez tous trois par Runnymede, ni, si vous le faisiez, que vous vous arrêteriez ; en outre, je ne sais pas si nous n’allons pas partir, mon père et moi, dans une ou deux semaines, car il veut voir un frère dans le nord, et je n’aimerais pas le voir partir sans moi. J’ai donc pensé que je ne vous reverrais jamais, ce qui m’a fait de la peine, et… et je vous ai rejoints.

— Eh bien ! dit Dick, nous en sommes tous certainement très heureux ; mais vous pouvez être sûre que nous n’aurions pas manqué, Clara et moi du moins, d’aller vous voir, et d’y retourner si nous ne vous avions pas trouvés la première fois. Mais, chère voisine, vous êtes seule dans votre barque et vous avez ramé assez dur, il me semble ; vous aurez plaisir à vous asseoir un peu tranquillement ; nous ferons bien de nous partager.

— Oui, dit Ellen, j’ai pensé que vous le feriez, et j’ai pris un gouvernail dans ma barque ; voulez-vous m’aider à le fixer, je vous prie ?

Elle alla à l’arrière du bateau, qu’elle poussa le long du nôtre, jusqu’à ce que la poupe fût à portée de Dick. Il s’agenouilla dans notre barque et elle dans la sienne, et ils placèrent, après les tâtonnements ordinaires, les crochets du gouvernail ; car, comme bien vous pensez, aucun changement ne s’était produit dans la disposition d’une chose aussi peu importante que le gouvernail d’une barque de plaisance. Comme les deux jeunes figures se penchaient sur le gouvernail, elles me parurent être très près l’une de l’autre ; cela ne dura qu’un instant, et pourtant une sorte d’angoisse me saisit à cette vue. Clara était assise à sa place et ne se retourna pas ; elle dit, sans la moindre raideur dans le ton :

— Comment nous partagerons-nous ? Vous allez monter dans la barque d’Ellen, Dick, puisque, soit dit sans offenser notre hôte, vous êtes le meilleur rameur ?

Dick se leva, lui posa la main sur l’épaule et dit :

— Non, non ; que l’Hôte montre ce qu’il sait faire… Il devrait s’entraîner maintenant. D’ailleurs, nous ne sommes pas pressés : nous n’allons guère au delà d’Oxford, et même, si nous sommes pris par la nuit, nous aurons la lune, et la nuit ne sera rien de pire qu’un jour plus gris.

— Et puis, dis-je, je puis m’arranger pour faire un peu mieux avec les avirons que d’empêcher simplement la barque de descendre le courant.

Ils se mirent tous à rire, comme si c’eût été une excellente plaisanterie ; et je pensai que le rire d’Ellen, même parmi les autres, était un des bruits les plus agréables que j’eusse jamais entendus.

Bref, je montai dans la nouvelle barque, non sans transport, et, prenant les avirons, je me mis au travail de façon à me faire valoir. Car, — faut-il le dire ? — il me semblait que ce monde si heureux était plus heureux encore, parce que je me trouvais si près de cette étrange fille ; cependant, je dois dire que, de toutes les personnes que j’avais vues dans ce monde renouvelé, elle était pour moi la moins familière, la plus dissemblable que j’aurais pu imaginer. Clara, par exemple, si belle et brillante qu’elle fût, n’était pas différente d’une jeune dame très agréable et simple ; et de même les autres femmes ne paraissaient rien de plus que des spécimens, en beaucoup mieux, de types que j’avais connus dans d’autres temps. Mais cette jeune fille n’était pas seulement belle d’une beauté tout à fait différente de celle d’une « jeune dame », mais elle était de toute manière étrangement intéressante, en sorte que je restais à chaque instant dans l’attente de ce qu’elle allait dire ou faire, à ma surprise et à ma joie. Non qu’il y eût rien de saisissant dans tout ce qu’elle disait ou faisait, mais la manière en tout était nouvelle, et toujours avec cet indéfinissable intérêt et plaisir à la vie que j’avais plus ou moins remarqué chez tout le monde, mais qui chez elle était plus accusé et plus charmant que chez personne autre que j’eusse vu.

Bientôt nous fûmes en route, allant à bonne allure par les beaux bras du fleuve, entre Bensington et Dorchester. On était maintenant vers le milieu de l’après-midi, chaude, mais non brûlante et sans aucun vent ; les nuages élevés et légers, d’un blanc de perle et brillants, atténuaient l’éclat du soleil sans cacher beaucoup de l’azur pâle, auquel ils semblaient donner de la hauteur et de la solidité ; le ciel ressemblait vraiment à une voûte, comme les poètes l’ont appelé quelquefois, et non simplement à de l’air sans limite, mais à une voûte si vaste et lumineuse, que l’on ne s’en sentait nullement accablé. C’est à cette sorte d’après-midi que Tennyson a dû penser, lorsqu’il a dit qu’au pays des mangeurs de lotus c’était toujours l’après-midi.

Ellen s’appuya en arrière dans la poupe ; elle semblait absolument heureuse. Je pouvais voir qu’elle regardait vraiment les choses et ne laissait rien lui échapper, et, à l’observer, l’idée désagréable qu’elle aurait éprouvé quelque amour pour l’alerte, adroit et beau Dick et qu’elle aurait été entraînée à nous suivre à cause de cela, disparut de mon esprit ; car, s’il en eût été ainsi, elle n’aurait jamais pu éprouver une telle émotion de joie, même devant les lieux magnifiques que nous traversions. Pendant quelque temps elle ne dit pas grand chose, puis, après le pont de Shillingford (reconstruit, mais un peu sur son ancien plan), elle me pria d’arrêter la barque, afin de pouvoir bien regarder le paysage sous l’arche gracieuse. Ensuite elle se tourna vers moi et dit :

— Je ne sais s’il faut me réjouir ou regretter de voir pour la première fois ces rives. Il est vrai que c’est un grand plaisir de voir tout cela pour la première fois ; mais si j’en avais eu le souvenir, datant d’un ou deux ans, avec quelle douceur tout cela se serait mêlé à ma vie, que je veille ou rêve ! Je suis si heureuse que Dick ait ramé lentement, pour faire durer le temps ici. Qu’est-ce que vous dites de votre première visite à ces rivages ?

Je ne pense pas qu’elle me tendît un piège, mais j’y tombai et dis :

— Ma première visite ! Ce n’est pas ma première visite, il s’en faut. Je connais bien ce fleuve ; je peux même dire que je connais chaque tournant de la Tamise depuis Hammersmith jusqu’à Cricklade.

Je vis quelles complications pouvaient s’ensuivre, lorsque ses yeux fixèrent les miens avec un regard curieux que j’avais déjà vu à Runnymede, à un moment où j’avais dit quelque chose qui rendait difficile aux autres de comprendre ma situation actuelle parmi eux. Je rougis et dis, afin de couvrir ma faute :

— Je m’étonne que vous n’ayez jamais remonté jusqu’ici, puisque vous vivez sur la Tamise et, de plus, vous ramez si bien que nous n’y auriez pas grande peine. Sans compter, insinuai-je, que tout le monde serait heureux de vous conduire.

Elle rit, non certes de mon compliment (et je suis sûr qu’elle n’en aurait pas ri, puisque c’était purement et simplement un fait), mais de quelque chose qu’elle avait dans l’esprit, et elle continua à me regarder avec bienveillance, mais toujours du même regard aigu, puis elle dit :

— Oui, c’est peut être bizarre, mais j’ai beaucoup à faire à la maison, tant pour soigner mon père que pour m’occuper de deux ou trois jeunes gens qui ont pour moi une particulière affection et que je ne puis contenter tous. Mais vous, cher voisin, que vous connaissiez le haut fleuve, cela me semble encore plus bizarre que, de ma part, de ne le pas connaître ; car, à ce que j’entends dire, vous n’êtes en Angleterre que depuis peu de jours. Peut-être en avez-vous lu des descriptions dans des livres, ou vu des peintures ?… Tout cela n’est vraiment pas suffisant.

— C’est vrai, dis-je. D’ailleurs, je n’ai lu aucun livre sur la Tamise ; c’était une des menues absurdités de notre temps, que personne ne trouvait à propos d’écrire un livre convenable sur ce qu’on pourrait bien appeler notre unique fleuve anglais.

Ces mots n’étaient pas plus tôt sortis de ma bouche, que je vis que j’avais fait une nouvelle faute ; et j’étais véritablement contrarié, car je ne désirais pas entrer dans de longues explications pour le moment, ni commencer une nouvelle série de mensonges. Ellen parut s’en apercevoir, et ne prit pas avantage de ma maladresse ; son regard perçant se fit franchement cordial, et elle dit :

— Eh bien, au moins, je suis heureuse de parcourir ce fleuve avec vous, puisque vous le connaissez si bien, et que je ne le connais guère au delà de Pangbourne ; vous pourrez me dire tout ce que je voudrai savoir.

Elle s’arrêta un instant, puis elle dit :

— Mais vous devez comprendre que, la partie que je connais, je la connais aussi complètement que vous-même. Je serais fâchée que vous me croyiez insoucieuse d’une chose aussi belle et aussi intéressante que la Tamise.

Elle dit cela très sérieusement, et avec un air de prière affectueuse qui me fit grand plaisir ; mais je pus voir qu’elle réservait ses soupçons pour une autre fois.

Bientôt nous arrivâmes à l’écluse de Day, où Dick et les deux autres nous avaient attendus. Il voulait me faire aborder, pour me montrer quelque chose que je n’avais jamais vu encore ; sans hésiter, je le suivis, avec Ellen à mon côté, vers les digues dont je me souvenais bien, et vers l’église au-delà, qui servait encore, pour différents usages, aux bonnes gens de Dorchester, où, — soit dit en passant, — la maison des Hôtes du village portait encore comme enseigne la fleur de lys, comme au temps de l’hospitalité achetée et vendue. Pour cette fois, cependant, je n’exprimai en rien que tout cela me fût familier : mais lorsque nous restâmes un moment assis sur le remblai des digues, à regarder Sinodun avec sa tranchée nette et son frère le mamelon de Whittenham, je me sentis un peu gêné sous le grave regard attentif d’Ellen, qui fit presque sortir de moi ce cri : « Combien peu tout cela a changé ! »

Nous nous arrêtâmes encore à Abingdon, qui, de même que Wallingford, me fut à la fois ancien et nouveau, ayant été relevé de son délabrement du dix-neuvième siècle, et, à part cela, aussi peu modifié que possible.

Le coucher du soleil illuminait le ciel, lorsque nous longeâmes Oxford vers Oseney ; nous nous arrêtâmes une minute ou deux pour déposer Henry Morsom. Bien entendu, je ne manquai, autant qu’on pouvait les voir du fleuve, aucune des tours et des flèches de cette ville jadis grandiosement sportive ; mais les prairies tout autour, qui, lorsque je les avais traversées pour la dernière fois, devenaient de jour en jour plus sales, de plus en plus marquées au sceau de « la vie intellectuelle et agitée du dix-neuvième siècle », n’étaient plus intellectuelles, et étaient redevenues aussi belles qu’elles pouvaient être, et la petite colline de Hinksey, avec deux ou trois très jolies maisons de pierre qui y étaient nouvellement poussées (je me sers exprès du mot, car elles semblaient en faire partie) regardait d’un air heureux le large fleuve et l’herbe verdoyante, grise maintenant, à cause du soleil couchant, avec ses champs bientôt mûrs.

Le chemin de fer ayant disparu, et avec lui les différentes sortes de ponts sur la Tamise, nous passâmes bientôt l’écluse de Medley, et arrivâmes au large bassin qui arrose Port Meadow, avec sa nombreuse population d’oies nullement diminuée ; et je réfléchis avec intérêt sur ce que, nom et usage, tout était demeuré, depuis l’antique période communale, à travers l’époque de lutte confuse et de tyrannie des droits de propriété, jusqu’à l’actuel repos et bonheur du communisme absolu.

On me fit encore aborder à Godstow, pour voir les restes du vieux couvent, à peu près dans le même état où je me les rappelais ; et du haut pont au-dessus de la tranchée tout près de là, je pus voir même dans le crépuscule combien le petit village était devenu beau, avec ses maisons de pierres grises : car nous étions arrivés dans la région de la pierre, où toute maison doit être construite, murs et toit, en pierre grise, pour ne pas faire tache dans le paysage.

Nous continuâmes à ramer, Ellen prenant les avirons dans ma barque ; nous passâmes un barrage, et, à trois milles plus loin environ, nous arrivâmes par le clair de lune à une autre petite ville, où nous fûmes couchés dans une maison fort peu habitée, car les gens, la plupart, étaient sous la tente dans les champs.