Nostromo/Troisième partie/Chapitre VI

Troisième partie
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Le soleil déclinant avait chassé, de l’ouest à l’est, les ombres des maisons de la ville. Il les avait fait tourner sur toute l’étendue de l’immense Campo, avec les murs blancs de ses haciendas, qui dominaient, du haut des collines, les espaces verdoyants ; avec ses ranchos à toits de chaume, blottis dans les plis du terrain, sur la rive des torrents ; avec les îlots sombres de ses bouquets d’arbres, groupés au-dessus de la mer d’herbe claire ; avec la chaîne abrupte de la Cordillère, surgie dans son immobilité formidable de l’océan des forêts, comme la côte pelée d’une terre de géants. Les rayons du couchant, tombant sur les pentes neigeuses de l’Higuerota, leur donnaient un aspect de jeunesse pudique, tandis que la masse lointaine des pics dentelés restait toute noire et semblait calcinée par la flambée furieuse. La surface moutonnante des forêts se poudrait d’or pâle, et bien loin au-delà de Rincon, dissimulées aux yeux de la ville par deux éperons boisés, les roches de la gorge de San-Tomé et la paroi verticale de la montagne même couronnée de fougères gigantesques, prenaient des tons chauds de brun et de jaune, hachés par des traits de rouille et par la verdure sombre des buissons nichés dans les crevasses. De la plaine, les abris des machines et les constructions de la mine, tout noirs et minuscules, faisaient l’effet de nids d’oiseaux, juchés très haut, sur le bord d’une falaise. Les sentiers en zigzag n’étaient plus qu’un trait mince gravé sur les murs d’une maison cyclopéenne et, pour les deux veilleurs de garde qui guettaient près du pont, la carabine en main, sous le couvert des arbres de la berge, don Pépé, sur le chemin du plateau supérieur, avait la taille d’un gros scarabée.

Malgré son allure d’insecte errant à l’aventure sur un rocher, don Pépé descendait posément, et arrivé près du pied de la montagne, il disparut derrière les toits des usines, des forges et des magasins.

Les sereños continuaient leur lente promenade devant le pont, sur lequel ils avaient arrêté un cavalier porteur d’une grande enveloppe blanche. Mais don Pépé se montrait dans la rue du village, sortant du groupe des maisons, à une portée de pierre du torrent ; il s’approchait à grands pas, vêtu d’un pantalon sombre, dont le bas plongeait dans de hautes bottes, et d’une veste de toile blanche. Il portait sabre au côté et revolver à la ceinture, car en ces temps troublés, on n’aurait jamais pu, comme le dit le proverbe, trouver le gouverneur sans ses bottes.

Sur un léger signe des sereños, l’homme, un messager de la ville, descendit de cheval et traversa le pont, en conduisant sa bête par la bride.

Don Pépé reçut la lettre d’une main, tâtant de l’autre toutes ses poches, pour y chercher son étui à lunettes. Puis, posant de guingois sur son nez les verres à lourde monture d’argent, il en ajusta soigneusement les branches derrière ses oreilles et ouvrit l’enveloppe qu’il tenait à un pied au moins de ses yeux. Le papier qu’il en retira contenait trois lignes d’écriture qu’il déchiffra longuement. Ses moustaches eurent un léger mouvement de bas en haut, et les rides qui partaient du coin de ses yeux se rapprochèrent.

Il fit paisiblement un petit signe de tête.

— Bueno, dit-il. Il n’y a pas de réponse.

Il entama alors, sur un ton d’affabilité tranquille, une conversation prudente avec le messager, qui se montrait disposé à bavarder gaiement, comme si un vrai bonheur venait de lui échoir. Il avait vu de loin l’infanterie de Sotillo campée sur la rive du port, à droite et à gauche de la Douane. Les soldats avaient respecté les bâtiments. Les étrangers du chemin de fer restaient enfermés dans la cour de la gare et ne songeaient plus à tirer sur le pauvre peuple ! Maudits étrangers ! Le messager contait l’entrée triomphale de Montero et les bruits qui couraient dans la ville : on allait faire des riches de tous les pauvres, et c’était fort bien. Il ne savait d’ailleurs rien de plus et se répandit en sourires propitiatoires pour avouer qu’il avait faim et soif. Le vieux major l’adressa à l’alcade du premier village.

Tandis que l’homme s’éloignait, don Pépé se dirigea lentement vers un petit clocher de bois. Il jeta par-dessus une haie un coup d’œil sur le jardin du presbytère et vit le Père Roman assis dans un hamac pendu entre deux orangers. Un énorme tamarin abritait la maison blanche de son feuillage sombre. Une jeune Indienne aux longs cheveux, aux grands yeux, aux extrémités délicates, apporta de la maison un siège de bois, sous l’œil vigilant d’une vieille femme maigre et rechignée qui la surveillait de la véranda. Don Pépé s’assit et alluma un cigare tandis que le prêtre versait dans le creux de sa main une quantité énorme de tabac à priser. Dans son visage brun-rouge, usé, ridé et creusé, les yeux, frais et candides, brillaient comme deux diamants noirs.

Don Pépé annonça au Père Roman, d’une voix douce et ironique, que Pedrito Montero venait, par l’intermédiaire de Señor Fuentès, de lui demander à quelles conditions il consentirait à remettre la mine en pleine exploitation à une commission légalement constituée de citoyens patriotes, escortée par une petite force militaire. Le prêtre leva les yeux au ciel, et don Pépé, imperturbable, ajouta qu’au dire du porteur de la lettre, don Carlos était en vie, et n’avait jusqu’ici subi aucune violence.

Le Père Roman exprima en quelques mots sa gratitude au ciel, de savoir sain et sauf le Señor Administrador.

Le tintement argentin d’une clochette était tombé du petit beffroi pour annoncer l’heure de la prière. La ceinture de forêts qui bouchait l’entrée de la vallée formait un écran entre le soleil, maintenant très bas, et la rue du village. À l’autre extrémité de la gorge rocheuse, entre les parois de basalte et de granit, une croupe boisée, touffue et lumineuse jusqu’à son sommet, s’élevait en pente raide et masquait toute la chaîne aux habitants de San-Tomé. Trois petits nuages roses s’immobilisaient très haut, dans un océan de bleu profond. Des groupes étaient assis dans la rue, entre les huttes aux murs de joncs. Devant la maison de l’alcade, les contremaîtres de l’équipe de nuit étaient déjà prêts à conduire leurs hommes. Réunis en cercle, accroupis sur le sol, avec le chapeau de cuir sur la tête, ils courbaient leur dos bronzé en se passant à la ronde la gourde de maté. Le messager de la ville avait attaché son cheval devant la porte, à un poteau de bois et disait les nouvelles de Sulaco, tandis que la gourde noircie passait de main en main. Le grave alcade, lui-même, daignait écouter ; il était vêtu d’un gilet blanc et d’une robe d’indienne à ramages, munie de manches, qui s’ouvrait comme un fastueux peignoir de bain sur son corps gras et nu ; un grossier chapeau de castor auréolait sa tête, et il tenait à la main une grande canne à pommeau d’argent. Ces insignes de sa dignité lui avaient été conférés par l’administrateur de la mine, source d’honneur, de prospérité et de paix. Il avait été un des premiers immigrants de la vallée ; ses fils et ses gendres travaillaient dans la montagne, dont les trésors bruyamment déversés par les galeries du plateau supérieur, semblaient assurer pour toujours aux ouvriers bien-être, sécurité et justice. Il écoutait avec indifférence les nouvelles de la ville, comme s’il se fût agi d’un autre monde. Et il en était bien ainsi d’ailleurs. En quelques années s’était développé, chez ces Indiens tyrannisés et à demi sauvages, le sentiment d’appartenir à une organisation puissante. Ils étaient attachés à la mine ; ils en étaient fiers ; ils lui avaient donné leur confiance et leurs espoirs ; ils lui attribuaient une puissance protectrice et invincible, comme à un fétiche fait de leurs propres mains. C’étaient des ignorants qui ne différaient guère, à vrai dire, du reste des hommes, prêts toujours à accorder une foi totale aux créations de leur esprit. Il n’aurait pu entrer dans la tête de l’alcade que la mine dût faillir un jour à son rôle de force et de protection. La politique, c’était bon pour les gens de la ville et de la plaine. Ronde et jaune, avec des narines dilatées, sa face impassible avait un aspect de pleine lune farouche. Il écoutait le bavardage et les hâbleries du messager, sans crainte, sans surprise, sans émotion d’aucune espèce.

Le Père Roman, au contraire, était tout déprimé ; il se balançait avec mélancolie, les pieds au ras du sol, les mains agrippées au bord du hamac. Aussi ignorant que ses ouailles, il ne partageait pas leur entière confiance et demanda au major ce qui, à son avis, allait arriver.

Très droit sur sa chaise, les mains paisiblement croisées sur la garde de l’épée posée d’aplomb entre ses jambes, don Pépé répondit qu’il n’en savait rien. On pouvait défendre la mine contre n’importe quelle force qui voudrait s’en emparer ; mais, d’un autre côté, grâce à la stérilité de la vallée, il serait facile aux assaillants de couper les arrivages réguliers de la plaine, d’affamer et de forcer à la soumission la population des trois villages. Don Pépé exposait tranquillement ces éventualités au Père Roman, que son ancienne expérience de la guerre aidait à comprendre les choses militaires. Ils parlaient avec simplicité et franchise. Le Père Roman s’attristait à l’idée de voir son troupeau dispersé ou réduit en esclavage. Il ne se faisait pas d’illusions, guidé moins par son imagination que par une longue expérience des atrocités politiques qui lui semblaient fatales et inévitables dans la vie d’un État. Pour lui, le jeu ordinaire des institutions publiques consistait en une série de calamités qui s’abattaient sur les citoyens et qui découlaient logiquement l’une de l’autre, déchaînées par la haine, la vengeance, la folie et la rapacité, comme si elles avaient été dispensées par une volonté divine.

La clairvoyance du Père Roman était secondée par une intelligence suffisamment avisée, mais son cœur, où les scènes de violence, de carnage et de spoliation n’avaient pu étouffer la tendresse, exécrait d’autant plus ces calamités qu’il se sentait plus étroitement lié à leurs victimes. Il nourrissait, à l’égard des Indiens de la vallée, un sentiment de mépris paternel. Pendant plus de vingt ans, il avait avec correction et dignité marié, baptisé, confessé, absous et enterré les travailleurs de la mine, et il croyait à la sainteté du ministère qui faisait d’eux ses enfants, au sens spirituel du mot. Ils étaient chers à sa suprématie sacerdotale. Le vif intérêt de madame Gould pour tous ces gens rehaussait leur importance aux yeux du prêtre, parce qu’en fait il exaltait la sienne propre. Lorsqu’il parlait avec la jeune femme des innombrables Maria ou Brigidos des villages, il sentait que son humanité s’épanouissait. Le Père Roman était, à un degré quasi répréhensible, incapable de fanatisme. Évidemment hérétique, la Señora anglaise ne lui en paraissait pas moins adorable et angélique. Lorsque cette idée troublante passait dans son esprit, au cours de sa lente promenade, bréviaire sous le bras, dans l’ombre large du tamarin, il s’arrêtait court pour aspirer d’un reniflement sonore, une prise généreuse, et agitait la tête avec sagacité.

Pour l’instant, la pensée du sort immédiat qui pouvait être réservé à l’illustre dame l’accablait d’angoisse douloureuse. Il exprima ses craintes en un murmure troublé, et don Pépé lui-même perdit un instant sa sérénité. Il se pencha en avant, très raide.

— Écoutez, Padre. Le fait même que ces bandits de macaques de Sulaco cherchent à connaître le prix de mon honneur, nous prouve que don Carlos et tous les gens de la maison Gould sont en sûreté. Quant à mon honneur, il est intact aussi, comme chacun ici le sait, hommes, femmes et enfants. Mais ces nègres libéraux qui ont pris la ville par surprise ne le savent pas. Bueno ! Qu’ils restent assis en attendant. Tant qu’ils attendront, ils ne feront pas de mal.

Il retrouva une sérénité qui lui revenait facilement, parce que rien de ce qui pouvait arriver ne porterait atteinte à son honneur de vieil officier de Paez. Il avait promis à Charles Gould de défendre assez longtemps la gorge, à l’approche d’une force armée, pour avoir le temps de détruire méthodiquement, avec de grosses charges de dynamite, tout le matériel, tous les bâtiments, toutes les usines de la mine. Il comblerait la galerie principale, défoncerait les chemins, ferait sauter la digue du château d’eau, émietterait en fragments lancés jusqu’au ciel, aux yeux d’un monde terrifié, la fameuse Concession Gould. La mine exerçait sur Charles Gould un empire aussi mortel que sur son père. Mais, à don Pépé, cette résolution extrême semblait la chose la plus naturelle du monde. Il avait pris ses mesures avec discernement, et préparé toutes choses avec un soin méticuleux. Aussi fit-il un signe rassurant au prêtre, en croisant pacifiquement les mains sur la garde de son épée.

D’énervement, le Père Roman s’était saupoudré le visage de poignées de tabac, et tout barbouillé, les yeux ronds, hors de lui-même, il avait quitté son hamac pour marcher de long en large, avec des exclamations.

Don Pépé caressait sa longue moustache grise, dont les extrémités pendantes dépassaient de beaucoup la ligne nette de sa mâchoire. Il poursuivait, avec une conscience orgueilleuse de sa réputation :

— Ainsi, Padre, je ne sais pas ce qui arrivera. Mais je sais bien que, tant que je serai ici, don Carlos pourra parler à ce macaque de Pedrito Montero, et le menacer, avec la certitude d’être pris au sérieux, de détruire la mine. Car on me connaît. Puis, tournant un peu nerveusement le cigare entre ses lèvres, il ajouta :

— Mais tout cela, c’est du bavardage bon pour les politiciens. Moi, je suis un soldat. Je ne sais pas ce qui peut arriver, mais je sais bien ce qu’il faudrait faire : il faudrait mener contre la ville tous les mineurs armés de fusils, de haches, de couteaux attachés à des bâtons, por Dios ! Voilà ce qu’il faudrait faire. Seulement…

Ses mains s’agitèrent sur la garde de l’épée ; son cigare roulait plus vite au coin de sa bouche.

— Quel autre chef trouver que moi-même ? Et malheureusement — écoutez bien — j’ai donné ma parole d’honneur à don Carlos de ne pas laisser tomber la mine aux mains de ces bandits. À la guerre, vous le savez, Padre, l’issue des combats est incertaine, et qui pourrais-je laisser ici pour agir à ma place en cas de défaite ? Les explosifs sont prêts, mais il faudrait un homme d’honneur, d’intelligence, de jugement, de courage, pour mener à bien la destruction projetée. Quelqu’un à qui je puisse confier mon honneur, et en qui j’aurais confiance comme en moi-même. Un ancien officier de Paez, par exemple… ou… ou peut-être simplement un ancien aumônier de Paez…

Il se leva, long, maigre, droit et dur, avec sa moustache martiale et son visage osseux, d’où tombait le regard des yeux enfoncés, qui semblait transpercer le prêtre ; le Père Roman restait immobile, la tabatière renversée dans le creux de sa main, et contemplait avec une terreur muette le gouverneur de la mine.


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