Mes paradis/Les Îles d’or/À la fin j’ai compris vos voix


LES ÎLES D’OR


I


À la fin j’ai compris vos voix,
Vous tous que je suis, et j’y vois.
Orgueil, descends de ton pavois !

Conscience pilote, abdique !
Inconscient, seul véridique,
Instincts dont chacun revendique

La barre que tu ne tiens pas,
Vaine raison qui me trompas,
Ô vous tous, prenez le compas !

Et puisqu’en tous l’entéléchie
Est diversement réfléchie,
Gouverne, pilote Anarchie !


Nul moi n’a de droits absolus
Sur les autres. Tous sont élus.
Un Paradis, n’y pensons plus !

Un Paradis, où, bien garée
À l’abri de toute marée,
Reste enfin la nef amarrée,

Bonsoir ! Nef de gueux, de bandits,
Ces ports-là te sont interdits.
Non pas un, mais des paradis,

Non toute la paix, mais des trêves,
Voilà ce qu’il faut que tu rêves
Et cherches de grèves en grèves ;

Non le cher pays des aïeux
Auquel partout sous d’autres cieux
On songeait, des pleurs dans les yeux ;

Non plus le pays chimérique,
Eldorado, neuve Amérique,
Où, rois d’un royaume féerique,


Sans-patrie au cœur ulcéré,
Vous vous feriez le sol sacré
D’une patrie à votre gré ;

Pas même un havre où l’on s’arrête
Pour jamais, ponton en retraite ;
Mais des haltes, la voile prête,

En des anses pleines de nuit,
Dont, avant l’heure où le jour luit,
À tâtons et vite on s’enfuit ;

Des débarquements de corsaire
Où contre la côte on se serre
Tout juste le temps nécessaire

À rafistoler le bateau,
Le radouber quand il fait eau,
Fouiller le val et le coteau

Quêtant du gibier, une source,
Pour reprendre aussitôt sa course
Vers le nez de la Petite-Ourse ;


Des atterrissages risqués,
Toujours ardus, souvent manques
Quand c’est le roc qui sert de quais ;

De courts repos sur le rivage
D’une île inconnue et sauvage ;
Des partances dès l’arrivage ;

Voilà vos paradis certains,
Les seuls que vous aurez atteints,
Paradis furtifs, clandestins,

Paradis où l’ancre s’envase,
Paradis à la brève extase,
Paradis de hasard, d’occase,

Paradis de quelques instants,
Qui, tels que vous, leurs habitants
D’un soir, sont fuyards et flottants,

Oui, les voilà, mes camarades,
Batteurs des liquides estrades,
Vos pauvres paradis sans rades,


Les seuls qui pour un jour, deux jours,
Vous offriront d’humbles séjours,
Et qu’il faudra quitter toujours ;

Toujours, car même dans leurs anses
Vous n’aurez à vos suffisances
Sûrs loisirs ni longues plaisances,

Car parmi les flux et reflux
Ces îles aux pieds vermoulus
N’ont pas jeté l’ancre non plus,

Et près de leur terre mouvante
Si vous attendez trop qu’il vente,
Souvent vous aurez l’épouvante

De sentir, un soir de gros temps,
Au souffle d’étranges autans
Osciller ses bords hésitants,

Et de la contempler qui tangue,
Roule, grouille, elle et sa calangue
Et vous verrez, la face exsangue,


L’œil fou, l’île se décrocher
Du fond de la mer, et, rocher
Devenu bateau sans nocher,

Devant vous qui touchiez sa rive,
Vers l’ombre dont le spectre arrive
Gagner le large à la dérive

Et sous le brouillard et l’embrun
Perdre ses contours un par un
Ainsi que dans l’horizon brun

Se fond un vol de procellaire
Dont au ras des flots s’accélère
L’évasion crépusculaire.