Mes paradis/Dans les remous/Ah ! ce n’est pas deux moi qui sont en moi ! C’est dix


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Ah ! ce n’est pas deux moi qui sont en moi ! C’est dix,
Cent, mille, des milliers ! Venus de quels jadis,
À travers quels fourrés d’anciennes aventures,
Vers quels châteaux chantant d’espérances futures,
Lourds de quels souvenirs, riches de quels butins,
Poussés par quels espoirs qu’éveillent quels matins,
Courant à quel triomphe ou vers quelle déroute ?
Je ne sais ; mais ils sont, ils vivent, ils font route,
Et heurtés, pêle-mêle, à remous écumant,
Frénétiques, ils sont en marche éperdûment.
Ma volonté parfois se croit leur souveraine.
Illusion ! C’est leur tourbillon qui m’entraîne.
Je ne suis pas leur chef. Je ne suis qu’un d’entre eux.
Et cependant, au fond d’un fin fond ténébreux,
Par moments un éclair s’allume, où je me semble
Être l’accord final, l’âme de cet ensemble,
Une foule unanime avec ma voix pour voix.
Moments furtifs, après lesquels je me revois

Perdu parmi les flots de cette mer humaine
Qui s’agite en moi sans que personne la mène.
Cette mer, je ne dois pas même par l’oubli
M’en évader. Comment la fuir ? J’en suis rempli.
Autant vaudrait vouloir sauter hors de mon ombre.
Cette houle de moi qui pullulent sans nombre
En moi, les rejeter de moi, je ne peux pas.
Dans tout ce que je suis, j’entends grouiller leurs pas.
Dans tout ce que je sens, je vois fleurir leurs rêves.
Mes gestes et mes dits et mes faits sont les grèves
Où viennent aboutir ces tas de flots hurleurs
En des actes que je crois miens et qui sont leurs.
Car les leurs ou les miens, à quoi les reconnaître ?
Mêmes aspects partout, qu’un même esprit pénètre !
Car leurs vœux, leurs regrets, leurs péchés, leurs remords,
Leurs songes, leurs raisons d’être, ne sont pas morts,
Mais, en un rut phénix qui sans fin recommence,
S’engendrent à jamais de leur propre semence.
Et ces vœux, ces raisons, ces songes, en effet,
Qu’ils soient miens ou soient leurs, qu’importe ? J’en suis fait
Ainsi s’évanouit l’orgueilleuse chimère
De me constituer un moi, fût-ce éphémère,
Mais défini, précis, à part, indépendant.
Tous ces tenaces moi, que je suis, m’obsédant,
Même au plus seul de la plus seule solitude,
Je suis toujours peuplé par cette multitude.

Eh bien ! n’en ayons pas de honte ni d’effroi !
De cette multitude au moins soyons le roi !
Mon orgueil peut encor dans sa déconfiture
À s’apothéoser ainsi trouver pâture.
Oui, je suis un pays aux énormes cités
Dont tous les habitants vivent ressuscités
À la fois, ceux des temps passés, ceux de naguère,
Avec ceux d’aujourd’hui, tous, les grands, le vulgaire,
Héros, gueux, jusqu’aux plus obscurs, aux plus petits.
Tous reprenant soudain leurs anciens appétits
Inapaisés, leurs soifs qu’il faut qu’on désaltère,
Leur besoin d’expliquer le monde et son mystère.
De s’y créer des droits, de s’y faire un devoir,
Ou leur goût à jouir des choses sans savoir
Quelle cause préside aux effets délectables ;
Tous, tous, les favoris du destin, dont les tables
Regorgèrent de mets et les coffres d’écus
Et les lits de tétons, de ventres et de culs ;
Tous, les bons dont la main en fleurs fut aumônière,
Les pauvres doux, crapauds écrasés dans l’ornière,
Les révoltés, serpents qu’on traite d’assassins
Parce qu’à la nourrice ils ont mordu les seins,
Tétant du sang au lieu du lait qu’on leur refuse ;
Tous, tes humbles sans bien, sans nom, troupe confuse
De bestiaux paissant dans les herbes couchés
Ou blancs moutons conduits par de rouges bouchers ;

Et ceux-ci, les brutaux, les forts, aux pourpres trognes,
Bras velus, poings pesants et poitrail large, ivrognes
De domination, de gloire et de fureur,
Vêtus d’or et debout sur un char d’empereur
Dont les quatre chevaux les roulant jusqu’au sacre
S’appellent Deuil, Ruine, Incendie et Massacre ;
Et revivent aussi les semeurs de bienfaits,
Inventeurs, grâce à qui s’allège un peu le faix
Des lourds labeurs où nous condamne la nature,
Sages, prophétisant la concorde future,
Artistes, faisant luire à la flamme du beau
Dans la nuit du réel un idéal flambeau,
Poètes, dont les chants aux sonores mensonges
Se déploient en décors de splendeurs et de songes
Pour nous cacher l’abîme autour de nous béant
Que creuse à tous nos pas l’universel néant ;
Et revivent encor dans cette foule immense
Ceux qui furent avant que l’histoire commence,
Au temps où n’existait pas même une cité,
Le pays que je suis n’étant lors habité
Que par des larves dont on a perdu mémoire,
Depuis ceux dont le nom est devenu grimoire
En des livres sacrés que nul ne comprend plus,
Jusqu’à ceux qu’on voit fondre en remontant le flux
Des légendes vers leurs sources les plus brumales,
Et même jusqu’à ceux des races animales

Ayant pour seuls outils leurs ongles et leurs dents,
Qui passèrent des ans, des ans, des cycles d’ans
À se dissocier des brutes et des fauves,
Dans cet unique effort, d’être saines et sauves,
Sans prendre conscience encor de leurs destins,
Sans aurore d’idée en la nuit des instincts,
Sans laisser pour témoin de leur étape brève
Quelque objet conservant un souvenir de rêve,
Fût-ce un caillou marqué par un autre d’un cran,
Rien, et qui toutefois, jour par jour, an par an,
De la sorte ont vécu des siècles à centaines ;
Et leurs sensations, que je crois incertaines
Parce qu’ils n’avaient point, pour les noter, des mots,
Ils les sentaient pourtant, et leurs nerfs d’animaux
En vibraient, les gravaient en leur vierge cervelle,
Et plus profondément chaque empreinte nouvelle
Creusait un point, et point par point ces millions
De points se rejoignaient pour tracer des sillons
Où la cervelle enfin devait, ensemencée,
Porter tes fleurs, ô verbe, et tes grains, ô pensée !
Et tous ces moi, les plus lointains, les plus confus,
Les plus vagues, en moi revivent. Je les fus.
Je les suis. Je ne peux les forcer à se taire.
Je suis tout le passé de l’homme sur la terre,
Passé toujours présent rué vers l’avenir,
Tumultueux chaos qui veut se définir,

Monstre aux cent milliards de milliards de vies
Qui par des milliards d’autres seront suivies
Et qui toutes ont soif de boire en s’y jetant
L’immuable éternel dans le fugace instant.
Je suis tout cela, oui ! Que mon orgueil s’exalte !
Cette marche de tout, j’en vais être la halte.
Condensée en un point et résumée ainsi
S’absorbera la sphère au centre que voici.
Je suis tous les finis infinis que nous sommes.
Je suis tous mes aïeux, tous mes fils, tous les hommes,
Tous les êtres de qui mon être est l’élixir,
Tout leur pèlerinage aux chemins du désir,
Tous leurs matins d’espoirs, toutes leurs nuits de transes,
Toutes leurs voluptés et toutes leurs souffrances,
Tout ce qu’ils ont voulu sans le pouvoir jamais.
Je suis tous les instincts, conscients désormais,
De la brute, et de l’arbre, et de l’algue fantôme,
Et des eaux, et des gaz, et de l’informe atome,
Et de tout ce qui fut et de tout ce qui est
Dans l’océan sans bords de ce tout inquiet.
Je suis tous les esprits et toutes les matières,
La résurrection de tous les cimetières
Aux tombeaux devenus berceaux et recréant.
Je suis tout l’univers. Je suis tout le néant.
Hélas ! tout le néant, surtout. Car j’ai beau faire,
Pas plus ici qu’ailleurs ne s’absorbe la sphère

Qui dans l’absurdité du tourbillonnement
Ne va que pour changer de centre à tout moment ;
Et je n’ai même pas, dans la houle compacte
Qui hors de moi déborde et sur moi cataracte,
À travers tant de moi dont je suis les séjours,
Trouvé mon pauvre mien que je cherche toujours.