Mercédès de Castille/Chapitre 9

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 18p. 134-143).
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CHAPITRE IX.


Qu’il est beau le génie quand il est joint à la sainteté ! Quelle douceur divine ont les sons de la harpe terrestre, quand les cordes en sont touchées par la douce main de la piété ; qu’elle est suspendue sur l’autel de la religion, et qu’il en sort des vibrations qui sont une harmonie solennelle pour l’oreille de Dieu !
John Wilson



Colomb fut accueilli par ses amis Luis de Saint-Angel et Alonzo de Quintanilla avec une satisfaction qu’ils trouvèrent difficile d’exprimer. Ils donnèrent de grandes louanges à Isabelle, et ajoutèrent aux assurances de don Luis de telles preuves des intentions sérieuses de la reine, qu’ils bannirent jusqu’au moindre doute de l’esprit du navigateur. Il fut alors, sans plus de délai, conduit en présence de la reine.

— Señor Colon, dit Isabelle au Génois pendant qu’il fléchissait un genou devant elle, je suis charmée de vous voir de retour. Nous nous entendons enfin sur tous les points, et j’espère que désormais nous travaillerons de concert et avec ardeur pour arriver ver au même but. Levez-vous, Séñor, voici ma main en gage de mon appui et de mon amitié.

Colomb baisa la main qui lui était offerte, et se releva. Parmi les témoins de cette scène, il ne se trouvait probablement personne dont le cœur en ce moment ne s’ouvrit à l’espérance ; car une chose remarquable dans l’origine et l’exécution de cette grande entreprise, c’est qu’après de si longues sollicitations, au milieu des doutes, des sarcasmes et de la dérision, elle fut enfin adoptée avec une sorte d’enthousiasme.

— Señora, répondit Colomb, dont l’air noble et la physionomie grave ne contribuèrent pas peu à la réussite de son dessein, je vous remercie du fond du cœur de vos bontés. J’y suis d’autant plus sensible, que je m’y attendais moins ce matin. Dieu vous en récompensera. Il nous réserve de grandes choses, et je désire que nous soyons tous en état de nous acquitter de nos différents devoirs. J’espère que Son Altesse le roi ne refusera pas à mon entreprise l’honneur de sa gracieuse protection.

— Vous êtes au service de la Castille, señor Colon, quoiqu’on fasse peu de chose, même en ce royaume, sans l’approbation et le consentement du roi d’Aragon. Nous ayons réussi à faire entrer don Ferdinand dans nos vues, quoique sa prudence supérieure et sa plus haute sagesse n’aient pas adopté vos projets aussi aisément qu’une femme plus accessible à la confiance et à l’espoir.

— La sagesse et la confiance d’Isabelle me suffisent, et c’est tout ce que je demande, répondit le navigateur avec une gravité qui rendait ce compliment d’autant plus agréable qu’elle en prouvait la sincérité ; — sa prudence bien connue me mettra à l’abri de la dérision des esprits légers et des oisifs, et je place toutes mes espérances sur sa parole royale. Désormais, et j’espère pour toujours, je suis le sujet et le serviteur de Votre Altesse.

La reine fut frappée de l’air de vérité qui régnait dans les expressions et dans les manières du Génois. Jusqu’alors elle le connaissait très-peu, et elle ne l’avait jamais vu dans des circonstances qui la missent aussi à portée d’éprouver l’influence de ses discours et de sa physionomie. Les manières de Colomb n’avaient pas ce raffinement qu’on s’imagine que les cours seules peuvent donner, et qu’il serait plus juste d’attribuer aux habitudes d’une vie entièrement occupée à chercher les moyens de plaire ; mais son caractère brillait dans tout son extérieur, et son noble aspect, soutenu par ses projets élevés, laissait bien loin tous les avantages qu’on peut devoir à l’art. À une taille imposante et à une gravité que la grandeur de ses projets rehaussait encore, il joignait un enthousiasme réel et profond, mais calme, qui ornait des grâces de la vérité et de la probité toutes ses paroles et toutes ses actions. Nulle qualité de son esprit ne se faisait mieux remarquer que sa droiture, — qualité rare dans ce siècle ; — et c’est une circonstance singulière, que la plus grande entreprise des temps modernes ait été confiée par la Providence, à ce qu’on croirait dans un but spécial, aux soins d’une reine et d’un chef également distingués par une vertu si caractéristique.

— Je vous remercie de cette preuve de confiance, Señor, répondit Isabelle, surprise et satisfaite ; et tant que Dieu me laissera assez de connaissance pour bien juger, et de pouvoir pour commander, rien de ce qui concerne vos intérêts et ceux d’un projet conçu depuis si longtemps ne sera oublié. Mais nous ne devons pas exclure le roi de nos conseils, puisque nous l’avons enfin fait entrer dans nos projets, et je suis sûre qu’il en désire la réussite aussi vivement que nous-mêmes.

Colomb inclina la tête en signe d’assentiment, et l’affection conjugale d’Isabelle fut satisfaite de cette concession faite au caractère de Ferdinand ; car, quoiqu’il fût impossible qu’une femme aussi pure, aussi ardente pour la cause de la vertu, et ayant autant de désintéressement que la reine, ne découvrît pas quelques symptômes d’égoïsme dans la politique circonspecte de Ferdinand, ses sentiments, comme épouse, l’emportaient tellement dans son cœur sur sa sagacité comme souveraine, qu’ils l’aveuglaient sur des défauts que les ennemis du roi d’Aragon aimaient à faire remarquer. Tout le monde admirait la véracité d’Isabelle, mais les contemporains de Ferdinand étaient bien loin d’avoir la même confiance dans la bonne foi de ce prince et dans les motifs qui le faisaient agir. On aurait pourtant pu le placer parmi les plus justes des princes régnant en Europe ; mais ses défauts devenaient plus saillants, parce qu’ils se trouvaient en contact avec les vertus de la reine, et y faisaient contraste d’une manière frappante. En un mot, ces deux souverains, si intimement unis par leurs intérêts personnels et politiques, offraient sur le trône un tableau qu’on peut voir à chaque instant, à tous les degrés inférieurs de l’échelle sociale, — c’est-à-dire les vues mondaines et les motifs intéressés de l’homme, servant à faire valoir le cœur plus pur, le caractère plus franc et la conduite plus irréprochable de la femme.

Don Ferdinand arrivait en ce moment ; il prit part à la conversation, de manière à montrer qu’il se croyait obligé de confirmer tout ce qu’Isabelle venait de dire. Les historiens disent qu’il avait été gagné par l’intercession d’un favori ; mais il paraîtrait plus probable que la déférence qu’il avait toujours pour la reine, dont le zèle pur pour la cause de la vertu le détournait souvent d’une politique plus égoïste, fut la véritable cause de cet acte de condescendance. Au surplus, quel qu’ait été son motif pour agir ainsi en ce moment, il est certain que le roi d’Aragon n’entra jamais dans l’esprit de cette entreprise avec ce désir ardent d’en assurer le succès, qui, à compter de cet instant, se montra dans toute la conduite de son épouse.

— Nous avons retrouvé notre déserteur, dit Isabelle en voyant Ferdinand s’approcher, tandis qu’un pieux enthousiasme brillait dans ses yeux et colorait ses joues, aussi bien que celles de Mercédès, qui voyait avec ravissement tout ce qui se passait ; — nous avons retrouvé notre déserteur, et il faut, dans le plus court délai possible, le mettre en état de partir pour ce grand voyage. S’il peut arriver au Cathay et aux Indes, ce sera pour l’Église un triomphe plus grand encore que la conquête même que nous venons de faire du pays occupé par les Maures.

— Je suis charmé de revoir le señor Colon à Santa-Fé, dit le roi avec politesse. S’il accomplit seulement la moitié de ce que tu parais espérer, Isabelle, nous aurons lieu de nous applaudir de ne pas lui avoir refusé notre appui. Il peut ne pas réussir à rendre la couronne de Castille plus puissante qu’elle ne l’est en ce jour, mais il peut, comme sujet, s’enrichir au point de ne savoir que faire de son or.

— Un chrétien saura toujours comment employer son or, dit le navigateur, tant que l’infidèle restera maître du Saint Sépulcre.

— Que voulez-vous dire ? s’écria vivement Ferdinand ; songez-vous vous à une croisade, en même temps qu’à la découverte de nouvelles contrées ?

— Tel a été mon espoir depuis longtemps, Votre Altesse ; et ce serait le premier emploi à faire des richesses que produira sans aucun doute la découverte d’une nouvelle et plus courte route pour arriver aux Indes. N’est-ce pas une honte pour la chrétienté, de souffrir que le musulman élève ses autels profanes sur la partie de la terre que Jésus-Christ a sanctifiée par sa présence, où il est né, et où ses restes ont été déposés jusqu’à sa résurrection glorieuse ? Bien des cœurs, bien des glaives sont prêts à venger cet outrage ; il ne manque que de l’or. Si le premier désir de mon cœur est de devenir instrument du ciel pour ouvrir la route des Indes par une voie directe à l’ouest, le second est de voir les richesses qui suivront certainement cette découverte, employées au service de Dieu en relevant ses autels et en faisant revivre son culte dans les lieux où il a supporté une douloureuse agonie et rendu le dernier soupir pour racheter les péchés des hommes.

Isabelle sourit de l’enthousiasmee du navigateur ; mais, pour dire la vérité, les sentiments qu’il exprimait trouvaient un écho dans son cœur, quoique le siècle des croisades fût passé. Il n’en était pas tout à fait de même de Ferdinand. Il sourit aussi, mais le feu d’un saint zèle ne s’alluma pas dans son sein. Au contraire, il douta fort qu’il fût sage de confier deux misérables caravelles et la modique somme de trois mille couronnes à un visionnaire qui, commençant à peine une entreprise dont le résultat paraissait plus que douteux, laissait s’égarer ses pensées vers une autre tentative dans laquelle, à plusieurs reprises, avaient échoué les efforts réunis et la pieuse constance de l’Europe entière. La découverte d’une route aux Indes par l’ouest, et la conquête du Saint-Sépulcre, étaient à ses yeux deux tentatives également problématiques ; et croire à la possibilité de l’une ou de l’autre aurait suffi pour éveiller sa méfiance. Il avait pourtant sous les yeux un homme qui allait s’embarquer pour exécuter la première de ces deux entreprises, et qui gardait la seconde en réserve, comme devant être la conséquence du succès de l’autre.

Pendant quelques minutes, Ferdinand songea sérieusement à déjouer les projets du Génois ; et si la conversation se fût terminée en ce moment, on ne saurait dire jusqu’à quel point sa politique froide et calculatrice aurait pu l’emporter sur la bonne foi, l’intégrité sincère et l’enthousiasme nouvellement éveillé de son épouse.

Heureusement l’entretien avait continué pendant qu’il méditait profondément sur ce sujet, et quand il rejoignit le petit cercle, il trouva la reine et le navigateur discutant le grand projet avec une ardeur qui ne leur avait pas permis de remarquer qu’il s’était retiré à quelques pas.

— Je dirai à Votre Altesse tout ce qu’elle désire savoir, répondit Colomb à une question d’Isabelle. J’espère atteindre les terres du Grand-Khan, descendant du monarque que les Polo ont vu en ce pays ; et à cette époque, toute la cour, en y comprenant le souverain lui-même, montrait un grand désir d’embrasser la religion de Jésus-Christ ; Les saints livres des prophètes nous annoncent que le temps doit arriver où toute la terre adorera le vrai Dieu vivant ; et d’après des signes et des indices qui sont visibles pour ceux qui les cherchent, il paraît que ce temps est proche, ce qui remplit d’espérance ceux qui honorent Dieu et qui veulent sa gloire. Pour réunir tant et de si vastes contrées dans le giron de l’Église, il ne faut qu’une foi constante, soutenue par les efforts des prêtres et par la main des princes.

— Cela semble assez probable, dit la reine, et puisse la Providence nous guider dans cette grande entreprise de manière à ce que tel en soit le résultat ! — Ces Polo étaient-ils de pieux missionnaires, Señor ?

— Ils n’étaient que des voyageurs, Señora ; des hommes qui cherchaient leur propre avantage, mais qui pourtant n’oubliaient pas leurs devoirs de religion. Il peut être à propos de commencer par planter la croix dans les îles, pour répandre ensuite la vérité sur tout le continent. L’île de Cipango est située très-favorablement pour le commencement de cette œuvre glorieuse, qui, sans doute, s’accomplira avec la rapidité d’un miracle.

— Sait-on si ce Cipango produit des épices, ou quelque chose qui puisse servir à remplir un trésor épuisé, et à nous indemniser de tant de dépenses et de risques ? demanda le roi assez mal à propos pour le zèle des deux autres interlocuteurs.

Cette question parut faire quelque peine à Isabelle, car le trait dominant du caractère de Ferdinand lui faisait souvent sentir ce qu’éprouve une femme pleine d’affection pour son mari, quand elle le voit penser, parler ou agir autrement que ne le désireraient son cœur ardent et ses penchants vertueux ; mais il ne lui échappa aucun autre signe de cette émotion passagère.

— Votre Altesse, répondit Colomb, d’après la relation de Marco Polo, le monde entier ne contient pas une île plus riche. Il s’y trouve surtout de l’or en abondance, et ni les pierres précieuses ni les perles n’y sont rares. Mais cette riche contrée n’est habitée que par des infidèles : la Providence semble lui avoir départi ces richesses pour servir de récompense au monarque chrétien qui emploiera son pouvoir à en convertir les habitants. La mer des environs est couverte de petites îles. Marco Polo nous dit qu’on en a compté jusqu’à sept mille quatre cent quarante, et il n’y en a pas une seule qui ne produise des arbres odoriférants et des plantes d’un parfum délicieux. C’est donc là, Señor et Señora, mes gracieux souverains, que j’ai dessein de me rendre d’abord, laissant de côté toutes vues secondaires, pour ne songer qu’à servir vos deux royaumes et l’Église. Si nous arrivons en sûreté à Cipango, comme nous le ferons, je l’espère, avec la grâce de Dieu et le secours d’un zèle qui ne se laisse pas facilement ébranler, après deux mois d’une heureuse navigation, mon projet est de passer ensuite sur le continent, et de chercher le Khan lui-même dans son royaume de Cathay. Le jour où mes pieds toucheront le sol de l’Asie, sera un jour glorieux pour l’Espagne et pour tous ceux qui auront pris part à l’exécution d’une si grande entreprise.

Les yeux pénétrants de Ferdinand étaient fixés sur le navigateur, tandis que celui-ci énonçait ses espérances avec ce profond et sincère enthousiasme ; et en ce moment le monarque lui-même aurait pu trouver assez difficile d’analyser ses propres sentiments à ce sujet. Le tableau des richesses que Colomb venait d’offrir à son imagination, n’avait pas moins d’attraits pour lui, quoique sa méfiance et sa circonspection habituelles le lui fissent envisager avec quelque incrédulité. L’attention et les pensées d’Isabelle ne furent occupées que de pieuses aspirations pour la conversion et le salut des infidèles, car son esprit était la pureté même. Ainsi les deux souverains, chacun par une impulsion différente, se trouvaient alors portés à être favorables à ce voyage.

On descendit ensuite dans les détails du projet ; on récapitula toutes les demandes de Colomb, et elles furent accordées par ceux qui avaient le plus grand intérêt dans cette affaire. Il ne fut plus question de l’archevêque de Grenade ni de ses objections. Eût-il été un monarque traitant avec des monarques, le Génois n’aurait pu être plus satisfait des égards avec lesquels on écouta ses prétentions. On accueillit même sa proposition de payer le huitième des frais de l’expédition et de toutes celles qui pourraient avoir lieu par la suite, à la charge de lui abandonner le huitième des profits. Il se trouva donc associé aux deux souverains, avec toutes les chances de perte ou de gain, dans les entreprises dont on espérait que celle-ci serait suivie.

Luis de Saint-Angel et Alonzo de Quintanilla quittèrent les souverains en même temps que Colomb. Ils le reconduisirent chez lui, et le quittèrent avec des marques de respect et d’affection qui achevèrent de guérir les plaies d’un cœur froissé depuis si longtemps. Comme ils s’en retournaient, Luis de Saint-Angel, qui, quoique partisan prononcé du navigateur, n’était pas habitué à déguiser ses sentiments, commença ainsi la conversation.

— De par tous les saints, mon ami Alonzo, ce Colon emporte tout ici haut la main, et de manière à me faire quelquefois douter que notre intervention ait été très-prudente. Il a traité en monarque avec nos deux souverains, et en monarque qui l’a emporté.

— Qui l’y a aidé plus que vous, Luis ? Sans l’assaut hardi que vous avez donné à la patience de doña Isabelle, l’affaire aurait été décidée contre lui, et le Génois serait encore en chemin pour se rendre à la cour du roi Louis.

— Je ne le regrette pas : pour maintenir le Français dans de certaines bornes, je ferais bien plus encore. Son Altesse, — que tous les saints se réunissent pour bénir ses bonnes intentions et ses généreuses pensées ! — Son Altesse, ayant en vue un but si élevé, ne regrettera jamais la modique somme que coûtera cette entreprise, quand même elle ne réussirait pas. Mais à présent que l’affaire est faite, je suis moi-même surpris qu’une reine de Castille et un roi d’Aragon aient accordé de pareilles demandes à un navigateur inconnu et sans nom, — à un homme que ni services, ni famille, ni argent ne peuvent recommander.

— N’avait-il pas pour lui Luis de Saint-Angel ?

— Oui, sans doute, — vigoureusement — et pour d’excellentes raisons. — Mais ce qui m’étonne, c’est le succès que nous avons obtenu et la manière dont ce Colon s’est comporté dans toute cette affaire. Je craignais fort que le haut prix qu’il mettait à ses services ne détruisît toutes nos espérances.

— Et cependant vous avez raisonné avec la reine comme si toutes ses prétentions n’eussent été qu’une bagatelle en comparaison des avantages qui résulteraient de son entreprise.

— Qu’y a-t-il d’étonnant à cela, mon digne ami ? Nous nous épuisons en efforts pour arriver à notre but, et à peine l’avons-nous atteint que nous commençons à envisager l’autre côté de la question. Ce qui m’étonne le plus, c’est d’avoir réussi. Quant à ce Génois, c’est vraiment un homme très-extraordinaire, et au fond du cœur, je crois qu’il a eu raison d’élever si haut ses prétentions. S’il réussit, qui sera aussi grand que lui ? et s’il échoue, tout ce qu’il a demandé ne lui fera aucun bien, et ne fera pas grand mal à la Castille.

— J’ai remarqué, Saint-Angel, que lorsqu’un homme grave attache lui-même peu de valeur à son mérite, le monde est souvent porté à le prendre au mot, quoique assez disposé à rire des prétentions exagérées de la médiocrité. Au surplus, les hautes prétentions de Colon ont pu lui être utiles ; car elles ont dû faire sentir à Leurs Altesses qu’elles négociaient avec un homme qui a pleine confiance dans ses projets.

— Vous avez raison, Quintanilla ; les hommes nous estiment souvent à proportion de ce que nous paraissons nous estimer nous-mêmes, tant que nous agissons conformément à nos prétentions. Mais il y a dans ce Colon un mérite véritable qui le soutient dans tout ce qu’il dit, comme dans tout ce qu’il fait. Sagesse dans ses discours, gravité et dignité dans sa physionomie, noblesse dans sa démarche comme dans ses sentiments, il réunit tout ; en l’écoutant parler, il m’a paru quelquefois inspiré.

— Eh bien ! il a maintenant une bonne occasion pour faire voir si cette inspiration est véritable ou non. Sur ma foi, Saint-Angel, je me méfie quelquefois de la sagesse de nos déductions.

C’était ainsi que les deux amis que nous avons vus si zélés pour Colomb discutaient son caractère et ses chances de succès. Quoiqu’ils fussent du nombre de ses partisans les plus prononcés, et qu’ils eussent montré le plus vif empressement à soutenir sa cause quand elle paraissait sans espoir, maintenant qu’il allait probablement avoir les moyens de prouver la justesse de ses opinions, des doutes et des pressentiments fâcheux assiégeaient leur esprit. Telle est notre humaine nature : l’opposition éveille notre zèle, aiguise notre intelligence, stimule notre raison, et enhardit nos opinions ; tandis que, lorsque nous avons à nous demandera nous-mêmes les preuves de ce que nous avons fermement soutenu tant que nous ressentîmes une forte résistance, nous commençons à douter de la vérité de nos théories, et à craindre de trouver des preuves que nous nous sommes trompés. Même parmi les premiers disciples du Fils de Dieu, il s’en trouva dont la foi fut chanelante à l’instant où ses prédictions allaient s’accomplir ; et la plupart des réformateurs ne prennent jamais un ton si positif et si assuré que lorsqu’ils combattent pour leurs principes, de même qu’ils ne sont jamais si incertains et si timides que lorsqu’ils sont sur le point de mettre à exécution les plans qu’ils ont conçus depuis longtemps. Nous pouvons voir en tout cela une sage disposition de la Providence, qui nous donne du zèle pour surmonter les difficultés, et de la prudence quand la modération et la circonspection deviennent des vertus plutôt que des défauts.

Quoique Luis de Saint-Angel et son ami se communiquassent ainsi leurs opinions avec toute liberté, ils n’en conservèrent pas moins leurs anciens sentiments. Leurs doutes étaient passagers, et ils y attachaient peu d’importance. Quand ils se trouvaient en présence de Colomb, l’enthousiasme calme, mais ferme et profond, de cet homme extraordinaire, ne manquait jamais de les ramener à ses opinions, comme il y entraînait la plupart de ceux qui l’écoutaient.