Mercédès de Castille/Chapitre 8

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 18p. 113-134).
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CHAPITRE VIII.


Oh ! c’est ainsi que depuis ma première enfance, j’ai toujours vu se flétrir mes plus chères espérances. Je n’ai jamais aimé une fleur, un arbrisseau, sans qu’ils fussent les premiers à périr.
F. Moore. Lalla Rookh.



On était aux premiers jours de février, et, sous cette latitude, le temps commençait à devenir doux et ressemblait au printemps. Dans l’entrevue rapportée à la fin du chapitre précédent, sept ou huit individus, attirés par la beauté de la journée, et moralement entraînés par un motif plus élevé, étaient réunis devant la porte d’une de ces maisons de Santa-Fé qui avaient été construites pour loger l’armée pendant le siège de Grenade. La plupart de ces Espagnols étaient des hommes graves d’un certain âge ; cependant le jeune Luis de Bobadilla en faisait partie, et l’on distinguait aussi dans ce groupe la haute taille et le maintien plein de dignité de Colomb. Ce dernier était équipé comme pour se mettre en voyage, et un mulet andalous vigoureux, prêt à lui servir de monture, était à deux pas. À côté du mulet, on voyait un beau coursier, qui prouvait que celui qui monterait le premier devait avoir un compagnon de voyage. Parmi ces Espagnols on pouvait distinguer Alonzo de Quintanilla, maître général des comptes du royaume de Castille, ami constant du navigateur, et Luis de Saint-Angel, receveur des revenus ecclésiastiques du royaume d’Aragon, un des plus fermes appuis de Colomb, qui l’avait converti à ses opinions en le convainquant de leur exactitude philosophique et de la justesse de ses idées.

Ces deux derniers avaient eu un entretien animé avec le navigateur, mais la discussion était terminée, et le señor de Saint-Angel, qui avait des sentiments généreux et une imagination ardente, s’écria avec chaleur :

— Par le lustre des deux couronnes ! cela ne devait pas se terminer ainsi. Mais, adieu, señor Colon ; que Dieu vous ait en sa sainte garde, et qu’il vous accorde par la suite des juges plus sages et moins prévenus ! Le passé ne peut nous causer, à nous, que honte et chagrin ; mais pour vous, l’avenir est encore un secret du destin.

Tous prirent alors congé de Colomb, à l’exception de Luis de Bobadilla. Dès que les autres furent partis, le Génois monta sur son mulet, don Luis l’accompagna sur son coursier, et ils traversèrent ainsi les rues de la ville, remplies d’un grand concours de peuple. Ils ne prononcèrent pas un seul mot avant d’être arrivés dans la plaine, quoique Colomb soupirât souvent, en homme accablé de chagrin. Cependant le calme régnait sur son front, son attitude était pleine de dignité, et ses yeux brillaient de ce feu inextinguible qui trouve son aliment dans l’âme.

Lorsqu’ils eurent dépassé les portes, Colomb se tourna vers don Luis, et le remercia de sa compagnie ; mais avec une attention qui faisait honneur à son cœur, il ajouta :

— Quoique je sois reconnaissant de l’honneur que me fait un jeune homme de si haute naissance et ayant de si grandes espérances, je ne dois pas oublier ce qui vous est dû à vous-même. Avez-vous remarqué, pendant que nous traversions les rues, certains Espagnols qui me montraient au doigt avec un air de mépris ?

— Oui, Señor, répondit Luis tandis qu’un sentiment d’indignation se peignait sur ses joues ; et si je n’eusse craint votre mécontentement, je leur aurais fait passer mon cheval sur le corps, faute de lance pour les embrocher.

— Vous avez agi très-sagement en montrant de la patience. Mais ce sont des hommes, et leurs opinions individuelles forment l’opinion publique. Je ne remarque même pas que la naissance ou les circonstances établissent entre eux des distinctions bien marquées, quoiqu’ils puissent varier dans l’expression. Il se trouve des esprits vulgaires parmi les nobles, et des esprits nobles dans les rangs les plus infimes. La preuve d’estime que vous me donnez en ce moment sera pour bien des gens un sujet de mépris et de dérision, à la cour des deux souverains.

— Qu’il prenne garde à lui, Señor, celui qui se hasardera à parler de vous avec légèreté en présence de Luis de Bobadilla ! Nous ne sommes pas une race qui se distingue par la patience, et les Castillans ont ordinairement le sang chaud.

— Je serais fâché qu’un autre que moi tirât l’épée pour me défendre. Mais si nous nous regardions comme offensés par tous ceux qui pensent ou qui parlent follement, autant vaudrait passer notre vie le fer à la main. Laissez plaisanter les jeunes nobles, si cela leur fait plaisir, mais ne me donnez pas lieu de regretter mon amitié pour vous.

Luis lui fit les plus belles promesses ; mais à l’instant même, et comme si ses pensées rebelles voulaient revenir au même sujet malgré lui, il ajouta :

— Vous parlez des nobles comme s’ils étaient d’une classe différente de la vôtre ; — sûrement, señor Colon, vous êtes noble ?

— En résulterait-il une différence dans vos opinions et vos sentiments, jeune homme, si je vous répondais négativement ?

Les joues de don Luis se couvrirent de rougeur, et il se repentit un instant de sa question ; mais, retombant sur-le-champ dans son caractère de franchise et de générosité, il répondit sans réserve et sans duplicité :

— Par saint Pédro, mon nouveau patron ! je voudrais que vous fussiez noble, Señor, quand ce ne serait que pour l’honneur qui en rejaillirait sur tout notre ordre. Il y a parmi nous tant de gens qui ne font nul honneur à leurs éperons, que vous seriez une acquisition à laquelle nous ne saurions attacher trop de prix.

— Il n’y a que changements dans le monde, Señor, répondit Colomb en souriant. Les saisons changent tour à tour ; le jour fait place à la nuit ; les comètes vont et viennent ; des monarques deviennent sujets, et des sujets monarques ; des nobles ne savent plus ce qu’ont été leurs ancêtres, et des plébéiens s’élèvent à la noblesse. Il y a parmi nous une tradition que nous étions autrefois de la classe privilégiée, mais le temps et la mauvaise fortune nous ont fait descendre à d’humbles emplois. Perdrai-je l’honneur de la compagnie de don Luis de Bobadilla dans mon grand voyage, si je suis plus heureux en France qu’en Castille, parce qu’il arrive que son commandant a perdu ses preuves de noblesse ?

— Ce serait un motif indigne de moi, Señor, et je me hâte de détruire votre méprise. Mais, comme nous sommes sur le point de nous séparer pour quelque temps, je vous demande la permission de vous ouvrir entièrement mon âme. Lorsque j’entendis pour la première fois parler de ce voyage, je fus frappé de l’idée que ce ne pouvait être que le projet d’un fou….

— Ah ! don Luis, s’écria Colomb en secouant la tête d’un air mélancolique, cette opinion n’est que trop répandue, et je crains bien que Ferdinand d’Aragon et ce fier prélat qui à tout récemment décidé la question ne pensent de la même manière.

— Je vous demande pardon, Señor, si j’ai dit quelque chose qui a pu vous rappeler un souvenir pénible ; mais si j’ai naguère été injuste à votre égard, je suis prêt aujourd’hui à vous faire réparation, comme vous le verrez tout à l’heure. — Quand j’ai cherché à faire votre connaissance et commencé à écouter vos discours, c’était dans le dessein de m’amuser des idées extravagantes d’un fou. Je n’ai pas changé d’opinion sur-le-champ au point d’admettre la justesse de votre théorie ; mais j’ai bientôt reconnu qu’un grand philosophe, un homme doué d’un jugement profond, avait réfléchi sur cette affaire. J’aurais pu en rester là sans une circonstance d’un grand intérêt pour moi. Il faut que vous sachiez, Señor, que, quoique issu du sang le plus ancien de l’Espagne et ayant d’assez belles possessions, je puis n’avoir pas toujours répondu à l’espoir qu’avaient conçu de moi ceux qui étaient chargés du soin de ma jeunesse, et…

— Ces détails ne sont pas nécessaires, noble Señor.

— Pardonnez-moi. De par saint Luc ! il faut que je vous dise tout. — Or, j’ai deux grandes passions, — deux passions dans lesquelles toutes mes idées se concentrent. — L’une est un désir effréné de courir le monde, de voir les pays étrangers, et les voir libre du joug de toute étiquette, et enfin de voyager sur la mer et de visiter les ports qui l’entourent. — L’autre est mon amour pour Mercédès de Valverde, la plus belle, la plus douce, la plus aimable de toutes les filles de la Castille.

— Et de plus très-noble, dit Colomb en souriant.

— Señor, répondit Luis d’un ton grave, je ne plaisante pas quand je parle de mon ange gardien. Non seulement elle est noble et faite à tous égards pour honorer ma maison, mais encore le sang des Guzmans coule dans ses veines. Mais j’ai perdu les bonnes grâces de beaucoup de gens, sinon celles de mon aimable maîtresse, en cédant à mon penchant pour voir le monde. Ma propre tante même, qui est sa tutrice, ne me voit pas de très-bon œil faire la cour à sa pupille. Doña Isabelle, dont le moindre mot est une loi pour les nobles vierges de sa cour, a aussi ses préjugés ; et il m’est devenu nécessaire de regagner sa bonne opinion pour obtenir la main de doña Mercédès. J’ai donc pensé (Luis, pour rien au monde, n’aurait voulu trahir sa maîtresse en avouant que c’était elle qui lui avait suggéré cette pensée), j’ai donc pensé que, si mon goût pour les aventures se montrait dans quelque noble entreprise, comme celle que vous proposez, ce qui a paru un défaut aux yeux de la reine pourrait lui paraître un mérite, et que tous les autres yeux en jugeraient certainement d’après les siens, ce fut dans cet espoir que je cherchai à vous voir fréquemment, et enfin la force de vos arguments acheva ma conversion. En ce moment, nul ecclésiastique n’est plus convaincu de l’infaillibilité du chef de l’Église que je ne le suis que la route la plus courte pour arriver au Cathay est de traverser l’Atlantique ; et nul Lombard n’est plus persuadé que sa Lombardie est plate, que je ne le suis que cette bonne terre est une sphère.

— Parlez avec respect des ministres de l’autel, Señor, dit Colomb en faisant le signe de la croix ; un ton de légèreté n’est pas convenable quand on parle de leurs saintes fonctions. Il semble, ajouta-t-il en souriant, que je dois mon disciple à deux agents puissants, l’amour et la raison ; que l’amour, comme le plus puissant, a surmonté les premiers obstacles, et que la raison a pris enfin le dessus, comme c’est l’usage : car, en général, l’amour triomphe d’abord, et la raison ne vient qu’ensuite.

— Je ne nierai pas la puissance de l’amour, Señor ; je la sens trop bien pour me révolter contre elle. Vous connaissez maintenant mon secret, et quand je vous aurai fait connaître mes intentions, vous saurez tout. — Don Luis se découvrit la tête, leva les yeux vers le ciel, et ajouta : — Je fais vœu solennel de vous accompagner dans ce voyage, avis m’en étant dûment donné, de quelque part que vous partiez, quelque bâtiment que vous preniez, et quelque époque que vous choisissiez. — En agissant ainsi, j’espère d’abord servir Dieu et son Église, — ensuite voir le Cathay et tous ces pays lointains et merveilleux, — et enfin obtenir la main de doña Mercédès de Valverde.

— J’accepte votre parole, Señor, répondit Colomb frappé de son enthousiasme et charmé de sa franchise ; mais vous auriez, je crois, reproduit plus fidèlement vos pensées si vous aviez changé l’ordre de vos motifs, et mis au premier rang celui que vous avez placé au dernier.

— Dans quelques mois je serai maître de ma fortune, dit le jeune homme, trop occupé de ses pensées pour avoir fait attention à ce que le navigateur venait de dire, et alors rien que les ordres solennels de doña Isabelle elle-même ne pourra nous empêcher d’avoir au moins une caravelle, et il faudra que ma fortune ait été bien mal administrée pendant ma minorité, si elle ne nous permet pas d’en avoir deux. Je ne suis pas sujet de Ferdinand, je suis serviteur de la branche aînée de la maison de Transtamare, et le froid jugement du roi n’aura aucune influence sur moi.

— C’est parler avec générosité, et ces sentiments sont ceux qui conviennent à un esprit jeune, noble et entreprenant ; mais votre offre ne peut être acceptée. Il ne siérait pas à Colomb de se servir de l’or offert par un cœur si confiant et par une tête si inexpérimentée. Mais des obstacles plus grands encore s’y opposent. Il faut que mon entreprise ait l’appui de quelque puissant prince. Guzman lui-même n’a pas cru avoir une autorité suffisante pour se charger d’un si vaste projet. Si nous faisions nos découvertes sans la sanction d’un grand monarque, nous aurions travaillé pour les autres ; nous n’aurions aucune garantie pour nous-mêmes ; le Portugal ou quelque autre puissance nous ravirait tout le fruit de notre entreprise. Je sens que je suis destiné à cette grande œuvre ; mais elle doit être faite d’une manière convenable à la majesté de la pensée qui l’inspira, et à la grandeur du sujet. — Mais ici, don Luis, il faut nous séparer. Si mes sollicitations réussissent à la cour de France, vous recevrez de mes nouvelles, car je ne demande pas mieux que d’avoir pour soutenir mon entreprise, un cœur et des bras comme les vôtres. Cependant vous ne devez pas nuire inconsidérément à votre fortune, et je suis aujourd’hui un homme disgracié en Castille. Il peut vous être désavantageux qu’on sache que vous avez encore quelques rapports avec moi. Je vous le répète donc, il faut nous séparer ici.

Luis protesta qu’il était parfaitement indifférent à tout ce qu’on pourrait penser de lui ; mais Colomb avait plus d’expérience, et quoiqu’il s’élevât si haut au-dessus des clameurs populaires en ce qui le concernait personnellement, il éprouvait une généreuse répugnance à souffrir que ce jeune homme plein de confiance sacrifiât ses espérances à son amitié pour lui. Ils se firent l’un à l’autre l’adieu le plus cordial, et le navigateur fut touché au fond du cœur en voyant l’émotion sincère dont le jeune homme ne put se défendre en le quittant. Ils se séparèrent à environ un demie-lieue de la ville, et chacun deux marcha dans une direction opposée ; le cœur de don Luis rempli d’indignation en songeant à la manière indigne dont son nouvel ami avait été traité, comme il n’avait que trop de raisons de le penser.

D’autres idées occupaient Colomb tandis qu’il voyageait de son côté. Pendant sept longues années il avait sollicité les monarques et les nobles d’Espagne de l’aider dans son entreprise. Pendant tout ce temps, quelle pauvreté, combien de mépris, de ridicule et même de haine, n’avait-il pas supportés avec patience, plutôt que de renoncer à tâcher de profiter de la légère impression favorable qu’il avait faite sur quelques-uns des esprits les plus libéraux et les plus éclairés de cette nation. Il avait travaillé pour gagner son pain, tandis qu’il sollicitait les grands de l’aider à les rendre plus puissants encore qu’il ne l’étaient ; il avait saisi avec joie chaque rayon d’espérance, quelque faible qu’il fût, et il avait supporté chaque désappointement avec une constance dont l’esprit le plus exalté est seul capable. Mais il avait maintenant à endurer la plus cruelle de toutes ses afflictions. Son rappel par Isabelle avait éveillé en lui une confiance qu’il n’avait pas éprouvée depuis longtemps, et il avait attendu la fin du siège de Grenade avec une dignité calme qui convenait à ses projets comme à sa philosophie. L’heure du loisir était arrivée, et qu’avait-elle amené ? le renversement de toutes ses espérances. Il avait cru que ses motifs étaient compris, que son caractère était apprécié, et que l’importance de ses projets était sentie ; mais en ce moment il se voyait regardé comme un visionnaire, on se méfiait de ses intentions, on rejetait avec mépris ses offres de service. En un mot, l’espoir brillant qui l’avait soutenu durant tant d’années venait de s’évanouir en un seul jour, et l’espérance aussi courte que trompeuse qu’avait fait naître un instant de faveur ne servait qu’à rendre plus pénible son désappointement.

Il n’est donc pas surprenant que, lorsqu’il se trouva seul sur le grand chemin, le courage de cet homme extraordinaire l’ait presque abandonné, et qu’il ait été obligé d’implorer le secours d’un pouvoir supérieur à celui des hommes. Sa tête tomba sur sa poitrine, et il éprouva un de ces moments pleins d’amertume, ou l’imagination s’occupe du passé pour se rappeler des souffrances, et de l’avenir sans y trouver un seul motif d’espoir. Le temps qu’il avait perdu en Espagne lui semblait une tache à son existence, puis venait la probabilité d’un nouveau temps d’épreuve peut-être aussi long que le premier, et dont il était possible que le résultat ne fut pas plus satisfaisant. Il était déjà entré dans sa soixantième année, et la vie lui paraissait glisser sous lui, pendant que ce qui en avait été le grand objet n’était pas accompli. Cependant la force de sa résolution ne se démentit point. Il ne songea pas un instant à se relâcher le moins du monde de ce qu’il croyait lui être dû ; et il ne conçut pas le plus léger doute sur la possibilité de réussir dans la grande entreprise qui était un sujet de dérision pour tant d’autres. Autant son cœur était déchiré, autant il y puisait de courage. — Il existe un Dieu sage, miséricordieux et tout-puissant, s’écria-t-il en levant les yeux au ciel ; il sait ce qui convient à sa gloire, et c’est en lui que je mets ma confiance. — Un instant de silence suivit ces paroles. Ses yeux brillèrent, un sourire presque imperceptible se dessina sur ses traits graves, et il ajouta : — Oui, Dieu choisit son temps ; mais l’infidèle recevra la lumière, et le Saint Sépulcre sera délivré.

Après cet élan d’enthousiasme, cet être extraordinaire aux cheveux duquel les soucis et les fatigués avaient déjà donné la couleur de la neige, poursuivit son chemin avec la dignité calme d’un homme qui croyait qu’il n’avait pas été créé pour rien, et qui comptait sur Dieu pour l’accomplissement de sa destinée. Si quelques soupirs s’échappaient de temps en temps de sa poitrine, ils ne troublaient pas la tranquillité de sa physionomie vénérable. Si le chagrin et le désappointement pesaient encore sur son cœur, ils y trouvaient une base qui était en état de les soutenir.

Laissant Colomb suivre le chemin ordinaire à travers la Véga, nous retournerons à Santa-Fé, où Ferdinand et Isabelle avaient de nouveau établi leur cour après avoir passé quelques jours dans leur nouvelle conquête.

Luis de Saint-Angel était un homme qui sentait vivement, et qui suivait volontiers l’impulsion de la générosité. C’était un de ces esprits rares qui prennent l’avance sur leur siècle, et qui permettent à leur raison de se laisser éclairer par leur imagination, mais non de l’éblouir. Après avoir quitté Colomb, comme nous l’avons déjà dit, avec son ami Alonzo de Quintanilla, ils s’avancèrent vers le pavillon des souverains, en causant de ce grand homme, de ses vastes projets, de la manière dont il avait été traité, et de la honte qui couvrirait l’Espagne si l’on souffrait qu’il en partît ainsi pour toujours. Franc dans tous ses discours, le receveur des revenus ecclésiastiques mesurait rarement ses termes, et en cette occasion chaque mot qu’il prononçait trouvait un écho dans le cœur du maître-général des comptes, qui était un ami à toute épreuve du célèbre navigateur. Lorsqu’ils arrivèrent au pavillon, ils avaient résolu de faire un vigoureux effort pour déterminer la reine à accorder à Colomb toutes ses demandes et à le rappeler en sa présence.

Isabelle était toujours d’un abord facile pour ceux de ses serviteurs qu’elle estimait et dont elle connaissait le zèle. Dans ce siècle de cérémonial exagéré sous bien des rapports, une étiquette rigide dominant la cour de Castille était comme dans toutes les autres : mais l’esprit pur de la reine jetait sur tout ce qui l’entourait une grâce naturelle qui rendait inutile et presque impraticable tout ce qui n’était que de simples formes, à moins qu’elles ne se rattachassent aux bienséances et à la délicatesse. Les deux amis qui sollicitaient une audience jouissaient de ses bonnes grâces, elle leur accorda sur-le-champ leur demande avec cet air de simplicité qu’elle se plaisait à prendre toutes les fois qu’elle croyait pouvoir obliger quelqu’un qu’elle estimait.

Lorsque Luis de Saint-Angel et Alonzo de Quintanilla se présentèrent devant la reine, elle était entourée du petit nombre de dames qui formaient son cercle privé, et dont faisaient partie la marquise de Moya et doña Mercédès de Valverde. Le roi était en ce moment dans son cabinet, occupé, suivant son usage, à faire des calculs et à donner des ordres. Le travail du cabinet était le délassement de Ferdinand, et il paraissait rarement plus heureux que lorsqu’il venait de mettre à fin une foule d’affaires qui auraient paru un lourd fardeau à la plupart des hommes. C’était un héros quand il était en selle, un guerrier à la tête des armées, un sage dans le conseil, enfin un prince respectable, sinon grand en toutes choses, si ce n’est dans les motifs qui le faisaient agir.

— Qu’ont donc à me demander le señor de Saint-Angel et le señor Quintanilla, pour venir de si bonne heure en ma présence ? dit Isabelle en souriant de manière à les assurer que leur demande leur serait accordée ; vous n’avez pas l’habitude de demander, et l’heure est un peu inusitée.

— Toutes les heures sont convenables, doña Isabelle, quand on vient, non pour demander une faveur ; mais pour en accorder une, répondit don Luis de Saint-Angel sans cérémonie. Nous ne venons rien solliciter pour nous-mêmes, nous venons montrer à Votre Altesse la manière dont elle peut enrichir la couronne de Castille de joyaux plus brillants qu’aucun de ceux dont elle est ornée maintenant.

Isabelle parut surprise du discours du señor Luis, du ton qu’il avait pris et de la liberté de ses paroles. Mais comme elle était accoutumée à ses manières, son calme n’en fut pas troublé, et elle ne donna aucun signe de mécontentement. — Reste-t-il encore un royaume à conquérir sur les Maures ? demanda-t-elle ; ou le receveur des revenus de l’Église veut-il que nous fassions la guerre au Saint-Siège ?

— Je voudrais que Votre Altesse acceptât avec reconnaissance les bienfaits que le ciel est disposé à lui accorder, au lieu de les rejeter avec ingratitude, répondit Saint-Angel en baisent avec un respect et une affection qui faisaient oublier la liberté de ses discours, la main que la reine lui présentait. Votre Altesse sait-elle que le señor Christoval Colon, dont les grands projets avaient inspiré de si hautes espérances aux Espagnols, a déjà pris un mulet et quitté Santa-Fé ?

— Je m’y attendais, Señor, quoique je n’eusse pas encore appris qu’il fût parti. Le roi et moi nous avons remis cette affaire entre les mains de l’archevêque de Grenade et de quelques autres de nos fidèles conseillers, et ils ont trouvé les demandes du Génois si extravagantes, et une arrogance si excessive et si déraisonnable dans ses prétentions, qu’il ne convenait ni à notre dignité ni à nos devoirs d’accepter de pareilles conditions. Un homme qui a formé un projet dont les résultats sont si douteux, doit montrer de la modération dans les préliminaires. Bien des gens le regardent même comme un visionnaire.

— Ce n’est pas un homme qui cherche à tromper, Señora, que celui qui renonce à toutes ses espérances, plutôt que de sacrifier sa dignité. Colon sent qu’il propose des empires, et il négocie en homme plein de l’importance d’une telle entreprise.

— Celui qui fait peu de cas de lui-même dans une affaire grave, ajouta Alonzo de Quintanilla, ne doit pas s’attendre à une place bien haute dans l’estime des autres.

— Et d’ailleurs, ma gracieuse et chérie souveraine, reprit Saint-Angel, sans laisser à Isabelle le temps de répondre, le caractère de cet homme et la valeur de ses projets peuvent s’apprécier par le prix qu’il met à ses services. S’il réussit, la découverte qu’il aura faite n’éclipsera-t-elle pas toutes celles qui ont eu lieu depuis le commencement du monde ? N’est-ce rien de faire le tour de la terre, et de prouver par ce fait la sagesse de Dieu, de suivre le soleil dans sa marche journalière, et d’imiter les mouvements de cet astre glorieux ? Et les avantages qui en résulteront pour la Castille et l’Aragon ne sont-ils pas incalculables ? Je suis surpris qu’une princesse qui a fait preuve d’un esprit si rare et si élevé en toute autre occasion, recule devant une aussi grande entreprise que celle-ci.

— Vous parlez avec feu, mon bon Saint-Angel, répondit Isabelle avec un sourire qui prouvait qu’elle était loin d’être en colère ; et quand on parle avec feu, on est quelquefois sujet à s’oublier. Si le succès de Colon nous promet honneur et profit, à quoi serons-nous exposés s’il échoue ? Supposez que le roi et moi nous fassions partir Colon avec la qualité de vice-roi à perpétuité des terres qu’il découvrirait, et qu’il n’en découvre aucune, la sagesse de nos conseils pourrait être mise en question, et la dignité des deux couronnes se trouverait compromise sans aucun fruit.

— Je reconnais là la main de l’archevêque. Ce prélat n’a jamais cru à la justesse des théories du navigateur génois, et il est aisé de trouver des objections à une entreprise contre laquelle on est prévenu. Mais on n’obtient jamais de gloire sans courir quelque risque. Que Votre Altesse voie nos voisins les Portugais. — Que n’ont pas fait pour eux les découvertes, et combien plus encore ne peuvent-elles pas faire pour nous ? — Nous savons que la terre est ronde…

— Sommes-nous bien certains de ce fait important, Señor ? demanda le roi, qui, attiré par le ton animé de Saint-Angel, avait quitté son cabinet et s’était avancé sans être vu. Cette vérité est-elle bien établie ? Nos docteurs à Salamanque étaient divisés sur cette grande question ; et, par saint Jacques, elle ne me paraît pas très-claire.

— Si elle n’est pas ronde, Votre Altesse, dit Saint-Angel se retournant pour faire face à Ferdinand, comme un corps d’infanterie bien exercé fait un quart de conversion pour présenter un autre front, quelle peut en être la forme ? Quelque docteur, qu’il soit de Salamanque ou d’ailleurs, prétendra-t-il que la terre est une vaste plaine qui à ses limites, et qu’on peut arriver à ces limites et sauter par dessus le soleil quand il y passe à la nuit tombante ? — Cela est-il raisonnable ? Cela est-il conforme à la Sainte-Écriture ?

— Quelque docteur, de Salamanque ou d’ailleurs, répliqua Ferdinand, quoiqu’il fût évident qu’il prenait peu d’intérêt à cette discussion, soutiendra-t-il qu’il y a des nations qui marchent toujours la tête en bas, où la pluie tombe de bas en haut, et où la mer reste dans son lit, quoiqu’elle n’ait d’appui qu’au-dessus d’elle et rien en dessous ?

— C’est parce que je désire avoir l’explication de ces grands mystères, señor don Ferdinand, que je voudrais que Colon fît sur-le-champ son voyage. Nous pouvons voir, il nous est même démontré que la terre est une sphère ; et pourtant nous ne voyons pas que l’eau tombe nulle part de sa surface. La coquille d’un navire est un objet plus considérable que ses mâts, et pourtant les mâts sont ce qu’on aperçoit d’abord, ce qui prouve que la coquille est cachée par la forme de l’eau. Cela étant reconnu, et tous ceux qui ont voyagé sur l’océan en ayant été témoins, pourquoi, si la terre est une plaine, l’eau ne prend-elle pas son niveau ici, sur nos côtes mêmes ? Mais si elle est ronde, il doit y avoir des moyens d’en faire le tour par eau aussi bien que par terre ; — de faire la totalité du voyage aussi bien qu’une partie. Colon propose d’ouvrir la voie à cet exploit, et le monarque qui lui en fournira les moyens vivra dans la mémoire de nos descendants comme un prince bien plus grand qu’un conquérant. Songez aussi, illustre Señor, que tout l’Orient est peuplé d’infidèles, et que le chef de l’Église octroie leurs territoires à tout souverain chrétien qui les retire des ténèbres en faisant briller sur eux les lumières de la foi. — Croyez-moi, doña Isabelle, si quelque autre monarque accorde à Colon ses demandes, et recueille les avantages que doivent procurer de telles découvertes, les ennemis de l’Espagne feront retentir le monde entier de leurs chants de triomphe, et tout notre pays déplorera cette funeste erreur.

— Où est allé le señor Colon ? demanda vivement le roi, sa jalousie politique prenant l’alarme subitement à ces remarques de Saint-Angel ; il n’est pas retourné en Portugal ?

— Non, señor mon maître ; il va s’adresser à Louis, roi de France, dont l’amour pour l’Aragon est si généralement connu.

Le roi murmura quelques mots entre ses dents, et se mit à marcher dans l’appartement en long et en large avec un air d’humeur ; car si personne ne se souciait moins de faire un sacrifice sans être sûr d’y trouver du profit, l’idée qu’un autre recueillerait un avantage qu’il avait négligé d’obtenir le mettait tout à coup sous l’empire des sentiments qui influaient toujours sur sa politique froide et calculatrice. À l’égard d’Isabelle, le cas était tout différent. Ses pieux désirs avaient toujours penché pour l’accomplissement des grands projets de Colomb, et son caractère généreux avait sympathisé avec la noble conception, les vastes résultats moraux et la gloire de l’entreprise qu’il projetait. Son imagination et ses idées religieuses, entièrement occupées par la guerre contre Grenade, l’avaient seules empêchée d’examiner plus tôt et plus complètement les vues du navigateur ; et ce n’était qu’avec une répugnance difficile à surmonter qu’elle avait cédé aux conseils de son confesseur en refusant les demandes de Colomb. Les plus doux sentiments de son sexe avaient aussi leur influence sur elle, car, tout en réfléchissant sur ce qu’elle venait d’entendre, ses yeux se promenaient autour de la chambre, et ils se fixèrent enfin sur Mercédès, qui gardait le silence par défiance d’elle-même, mais dont la physionomie expressive brillait de toute l’éloquence que l’enthousiasme et l’amour le plus pur peuvent inspirer à une femme.

— Marquise ma fille, dit la reine s’adressant à son amie éprouvée, comme elle le faisait toujours quand elle était dans le doute, que pensez-vous de cette grande affaire ? Devons-nous nous humilier au point de rappeler ce hautain Génois ?

— Ne dites pas hautain, Señora, car il me semble trop supérieur à un pareil sentiment ; regardez-le plutôt comme un homme qui sait apprécier toute la valeur de ses projets. Je suis parfaitement d’accord avec le señor de Saint-Angel, et je pense comme lui que ce serait un déshonneur pour la Castille si un nouveau monde venait à être découvert, et que ceux qui y auraient contribué pussent montrer au doigt cette cour, en disant qu’elle a tenu dans sa main la gloire de cet événement, et qu’elle l’a laissée inconsidérément échapper.

— Et tout cela, ajouta Saint-Angel, pour un simple point de dignité, — pour un morceau de parchemin, — pour le son d’un titre qui…

— Non, non, répliqua la reine ; il y a des gens qui pensent que les honneurs auxquels Colon prétend excéderaient de beaucoup ses services, quand même il réussirait aussi complètement qu’il se le figure.

— En ce cas, Señora, ces gens-là ne savent pas quel est le but du Génois. Songez que ce ne sera pas un de ces exploits qu’on peut voir tous les jours, de prouver par le fait que cette terre est une sphère, quoique nous puissions le savoir par théorie. Réfléchissez aussi à tous les avantages que vous retireriez de ces possessions en Orient, contrée d’où viennent toutes les richesses, les épices, les perles, la soie et les métaux les plus précieux. — Et enfin la gloire de Dieu viendra couronner et surpasser tout le reste.

Isabelle fit le signe de la croix, ses joues se couvrirent de rougeur, ses yeux étincelèrent, et sa belle taille sembla encore grandir par la majesté des sentiments que ce tableau fit naître en elle.

— Je crains, Ferdinand, dit-elle, que nos conseillers n’aient agi avec trop de précipitation. Il me semble que la grandeur du projet pouvait justicier des concessions plus qu’ordinaires.

Mais le roi entra peu dans les idées libérales d’Isabelle ; car il sentait beaucoup plus vivement l’aiguillon de la jalousie politique que l’émotion d’un zèle libéral pour les intérêts de l’Église ou de la science. Ferdinand passait généralement pour un prince sage, ce qui ne semble une preuve ni de générosité ni même de justice : il sourit de enthousiasme de la reine, mais continua de lire un papier qu’un secrétaire venait de lui remettre.

— Votre Altesse pense comme doña Isabelle de Castille doit penser quand il s’agit de la gloire de Dieu et de l’honneur de sa couronne, dit doña Béatrix usant de la liberté que sa maîtresse lui permettait dans leur commerce privé. J’aimerais mieux vous entendre prononcer le rappel de Colon, que d’avoir de nouveau les oreilles frappées d’acclamations de triomphe pour une victoire remportée sur les Maures.

— Je sais que vous m’aimez, Béatrix, dit la reine. Si la sincérité n’était pas dans votre cœur, il faudrait que la condition déchue de l’homme ne permît plus de trouver un tel joyau sur la terre.

— Nous vous aimons et nous vous respectons tous, reprit Saint-Angel, et nous ne désirons que la gloire de Votre Altesse. Quelle page brillante dans l’histoire, Señora, que celle où l’on verrait ce grand exploit de la réduction des Maures suivi du fait plus important encore de la découverte d’une voie de communication prompte et facile avec les Indes, la propagation de la foi chrétienne dans des pays lointains, et une source inépuisable de richesses ouverte à l’Espagne ! Les froids et égoïstes calculs de l’homme ne peuvent suffire aux nobles projets de Colon ; il faut que son entreprise ait le généreux appui de celle qui peut courir beaucoup de risques pour la gloire de Dieu et le bien de l’Église.

— Señor de Saint-Angel, vous me flattez et vous m’offensez en même temps.

— C’est un cœur honnête qui laisse voir son désappointement, Señora ; c’est une langue qui puise sa hardiesse dans un zèle ardent pour la renommée de Vos Altesses. Hélas ! si le roi Louis accorde à Colon ce que nous lui avons refusé, la honte ne permettra jamais à la pauvre Espagne de relever la tête !

— Saint-Angel, demanda tout à coup le roi avec son ton d’autorité, êtes-vous bien certain que le Génois soit parti pour la France ?

— Je le tiens de sa propre bouche, Votre Altesse. — Oui, oui, il cherche en ce moment à oublier notre dialecte castillan, et tâche d’habituer sa langue à l’idiome des Français. Ce sont des bigots, des gens irréfléchis et opiniâtrement attachés à des préjugés surannés, Señora, ceux qui refusent de reconnaître la justesse des théories de Colon. Les anciens philosophes ont raisonné de la même manière ; et quoiqu’il puisse paraître aux âmes timides que c’est une aventure audacieuse et même malavisée de vouloir traverser le vaste océan Atlantique, si les Portugais ne s’y étaient hasardés, ils n’auraient pas découvert les îles. — Vérité de Dieu ! le sang me bout dans les veines, quand je songe à ce que ces Lusitaniens ont fait pendant que nous autres, habitants de l’Aragon et de la Castille, nous disputions aux infidèles la possession de quelques vallées et de quelques montagnes, que nous assiégions leur capitale

— Señor, vous oubliez ce qui est dû à l’honneur des souverains et à la gloire de Dieu, s’écria la marquise de Moya, qui avait trop de tact pour ne pas s’apercevoir que, dans l’ardeur de son zèle, le receveur des revenus ecclésiastiques oubliait la réserve ordinaire. — La conquête de Grenade est une victoire de l’Église, et elle ajoutera au lustre des deux couronnes dans tous les siècles à venir. Le chef de l’Église l’a reconnu lui-même, et tous les bons chrétiens en doivent faire autant.

— Si j’ai parlé ainsi, doña Béatrix, ce n’est pas que je veuille rabaisser ce succès, mais je pense à tant de millions d’hommes qu’il est probable que l’entreprise de Colon fera entrer dans le giron de l’Église.

La marquise, dont l’esprit avait autant de vivacité que son cœur éprouvait d’affection pour la reine, lui répliqua avec feu, et pendant quelques minutes, elle, Luis de Saint-Angel et Alonzo de Quintanilla continuèrent seuls la discussion, pendant qu’Isabelle s’entretenait avec le roi, personne n’ayant la présomption de prendre part à leur entretien particulier. La reine semblait parler avec force, et montrait évidemment de l’agitation, mais Ferdinand conservait la froideur et la circonspection qui lui étaient ordinaires, quoique toutes ses manières annonçassent le profond respect qu’Isabelle lui avait inspiré de bonne heure, et qu’elle réussit à conserver jusqu’à sa mort. C’était là un tableau familier aux courtisans ; le roi étant aussi remarquable par sa prudence astucieuse que la reine par son ardeur généreuse et sincère, toutes les fois qu’un motif louable l’inspirait. Cette double conversation dura une demi-heure, Isabelle s’interrompant de temps en temps pour écouter ce qui se disait dans l’autre groupe, et reprenant ensuite le fil de ses arguments avec Ferdinand.

Enfin la reine quitta son époux, qui prit un papier et se mit froidement à le lire ; elle s’avança lentement vers le groupe d’interlocuteurs, qui exprimaient alors unanimement leurs regrets à voix haute, même en ayant égard à l’indulgence d’Isabelle. L’intention qu’elle avait de réprimer cette ardeur par sa présence fut pourtant momentanément détournée par un coup d’œil qu’elle jeta sur Mercédès, qui était assise, séparée des autres, son ouvrage restant oublié sur ses genoux, tandis qu’elle écoutait avec attention les discours qui avaient engagé toutes ses compagnies à former un cercle autour des trois principaux personnages de ce groupe.

— Vous ne prenez aucune part à cette chaude discussion, mon enfant ? dit la reine s’arrêtant un instant devant la chaise de notre héroïne et fixant les yeux sur sa physionomie éloquemment expressive ; ne prenez-vous donc plus aucun intérêt à Colon ?

— Je garde le silence, Señora, parce que la modestie convient à la jeunesse et à l’ignorance, mais je n’en sens pas moins vivement.

— Et quels sont vos sentiments, ma fille ? Pensez-vous aussi qu’on ne peut payer trop cher les services du Génois ?

— Puisque votre Altesse me fait l’honneur de m’interroger, répondit l’aimable fille, le sang dissipant peu à peu la pâleur de ses joues, à mesure qu’elle s’animait en parlant, je n’hésiterai point à lui répondre. Je crois que le ciel a voulu offrir cette grande entrepris eaux souverains de Castille et d’Aragon, en récompense de tout ce qu’ils ont fait et enduré pour la religion et pour l’Église ; je crois qu’une main divine a conduit Colon dans cette cour, et l’y a retenu pendant une longue servitude de sept ans, plutôt que de permettre qu’il abandonnât son projet, et je crois que ce dernier appel en sa faveur émane d’un pouvoir qui doit l’emporter.

— Vous êtes une enthousiaste, ma fille, et surtout dans cette cause. Vos désirs contribuent grandement à me donner envie d’accorder mon aide à cette entreprise.

Ainsi parla Isabelle, dans un moment où elle n’avait ni le loisir ni la pensée d’analyser ses propres sentiments, qui étaient influencés par une multitude de motifs plutôt que par une seule considération. Cette touche passagère d’affection féminine eut pourtant quelque effet pour donner à ses idées un cours plus favorable à Colon, et elle rejoignit le groupe qui s’ouvrit avec respect quand elle s’avança, bien décidée à céder aux instances de Saint-Angel, qui avait parlé dans les meilleures intentions, quoique avec un peu trop de chaleur. Cependant elle hésitait encore, car Ferdinand avait en l’adresse de lui rappeler que leurs trésors étaient épuisés par suite de la dernière guerre.

— Marquise ma fille, dit Isabelle rendant légèrement les saluts et les révérences que lui adressait tout le cercle, croyez-vous encore que Dieu ait expressément choisi ce Colon pour accomplir les grands desseins qu’il a en vue ?

— Je ne dis pas tout à fait cela, Señora, quoique je croie que le Génois lui-même a conçu une idée à peu près semblable ; mais je pense que le ciel n’oublie pas ses fidèles serviteurs, et que, lorsqu’il veut exécuter de grandes œuvres, il choisit les instruments qui y sont propres. Nous savons que l’Église doit un jour dominer sur toute la terre, et pourquoi le temps où nous vivons n’en serait-il pas le moment aussi bien que tout autre ? Les voies de Dieu sont mystérieuses, et l’entreprise qui a été un sujet de dérision pour tant de savants est peut-être destinée à accélérer le triomphe de l’Église. Nous ne devons pas oublier ses humbles commencements, combien peu de ces hommes qui paraissent sages lui ont prêté leur aide, et à quelle élévation de gloire elle est parvenue. Cette conquête faite sur les Maures semble annoncer l’accomplissement des temps, et la fin de leur règne de sept siècles peut être le commencement d’un avenir plus glorieux.

Isabelle regarda son amie en souriant, car elle retrouvait ses secrètes pensées dans ce que la marquise venait de dire avec tant de chaleur ; mais ses connaissances plus étendues donnaient plus de discrétion à son zèle.

— Il est imprudent de placer le sceau de la Providence sur telle ou telle entreprise, marquise ma fille, répondit-elle, et l’Église seule peut dire ce qu’on doit regarder comme miracle et ce qu’on peut attribuer aux œuvres des hommes. — Señor de Saint-Angel, quelle somme faut-il à Colon pour qu’il puisse tenter cette aventure d’une manière qui le contente ?

— Il ne demande que deux légères caravelles, Votre Altesse, et trois mille couronnes, somme qu’un jeune extravagant dépenserait en quelques semaines pour ses plaisirs.

— La somme n’est pas forte, j’en conviens, dit Isabelle, qui était de moment en moment plus frappée de la noblesse de cette entreprise ; mais, toute modique qu’elle est, le roi mon époux doute que nos coffres réunis puissent la fournir en ce moment.

— Quel dommage si l’on perdait une telle occasion de servir Dieu, de reculer les bornes de la chrétienté, et d’ajouter à la gloire de l’Espagne faute d’une si faible somme ! s’écria Béatrix.

— Qui, sans doute, dit Isabelle, dont les joues brillaient alors d’un enthousiasme presque aussi vif que celui qui colorait les joues de Mercédès. — Señor de Saint-Angel, don Ferdinand ne peut se décider à entrer dans cette affaire comme roi d’Aragon, mais je la prends sur moi comme reine de Castille, et pour l’avantage de mes sujets chéris, en tant qu’elle peut être utile à leurs intérêts dans ce monde. Si le trésor royal est épuisé, mes joyaux, en les donnant en garantie, suffiront pour me procurer cette somme. Je le ferai avec plaisir plutôt que de laisser partir Colon sans mettre à l’épreuve la justesse de ses théories. Le résultat est d’une trop grande importance pour admettre une plus longue discussion.

Une exclamation d’admiration et d’enthousiasme échappa à tous ceux qui étaient présents, car il n’était pas ordinaire de voir une princesse se dépouiller de ses ornements personnels par intérêt pour l’Église ou pour ses sujets. Mais le receveur des revenus ecclésiastiques aplanit toutes les difficultés relatives à l’argent, en disant que ses coffres pouvaient avancer cette somme sous la garantie de la couronne de Castille, et qu’ainsi les joyaux offerts avec tant de générosité resteraient en la possession de la reine.

— Maintenant il s’agit de rappeler Colon, dit la reine dès que ces préliminaires furent réglés. Vous dites qu’il est déjà en route ; il ne faut donc pas perdre de temps pour l’informer de cette nouvelle résolution.

— Votre Altesse a ici un courrier tout prêt, et déjà équipé pour se mettre en route, en la personne de don Luis de Bobadilla, dit Alonzo de Quintanilla, qui avait été attiré près d’une fenêtre par le bruit de la marche d’un cheval, et vous ne pourriez trouver dans Santa-Fé un homme qui portât cette nouvelle au Génois avec plus de plaisir.

— C’est un service qui convient à peine à un homme de son rang, répondit Isabelle en hésitant, et pourtant nous devons regarder chaque instant de délai comme une injustice faite à Colon.

— N’épargnez pas mon neveu, Señora, s’écria vivement doña Béatrix ; il n’est que trop heureux d’être employé au bon plaisir de Votre Altesse.

— Qu’on l’appelle donc en notre présence sans un moment de retard. On dirait à peine que j’ai décidé la question, tandis que le principal personnage de cette grande entreprise s’éloigne de ma cour.

Un page fut dépêché sur-le-champ pour aller chercher don Luis, et quelques minutes après on entendit les pas de celui-ci dans l’antichamhre. Il entra, le teint animé, l’air agité, et courroucé au fond du cœur du départ forcé de son nouvel ami. Il ne manqua pas d’en accuser ceux qui auraient eu le pouvoir de le retenir, et quand ses yeux noirs et expressifs rencontrèrent ceux de sa souveraine, Isabelle, si elle avait eu le don de lire dans ses pensées, aurait compris qu’il la regardait comme une femme qui avait détruit ses espérances en plus d’une occasion. Cependant l’influence du caractère aimable de la reine et de ses manières pleines de douceur manquait rarement de se faire sentir à quiconque avait la permission de l’approcher, et il lui adressa la parole avec respect, sinon avec affection.

— Il a plu à Votre Altesse de m’ordonner de me rendre en sa présence, dit-il après avoir salué la reine.

— Je vous remercie de cette promptitude, don Luis, ayant besoin de vos services en ce moment. Pouvez-vous nous dire ce qu’est devenu le señor Christoval Colon, le navigateur génois ? On dit que vous avez fait connaissance avec lui.

— Pardonnez-moi, Señora, s’il m’échappe quelque chose qui ne soit pas convenable ; mais mon cœur est trop plein pour n’avoir pas besoin de s’épancher. Le Génois secoue de ses souliers la poussière d’Espagne, et il est en chemin pour aller offrir à une autre cour des services qui n’auraient dû être refusés nulle part.

— On voit, don Luis, que vous n’avez pas passé tout votre loisir dans les cours, répondit la reine en souriant ; mais nous trouvons en ce moment l’occasion d’employer votre penchant à courir. Montez à cheval, et portez au señor Colon la nouvelle que toutes ses demandes lui sont accordées, et qu’il est invité à venir sur-le-champ. Je lui donne ma parole royale de le faire partir pour son entreprise dans un aussi court délai que le permettront les préparatifs nécessaires et la prudence convenable.

— Señora — doña Isabelle — ma gracieuse souveraine — vous ai-je bien entendue ?

— En gage de la fidélité de vos sens, don Luis, voici ma main.

Isabelle prononça ces mots avec un ton de bonté, et la manière agréable dont elle lui présenta la main fit rentrer dans le cœur de l’amant un espoir qui en avait été banni depuis qu’il avait appris que la bonne opinion de la reine était indispensable pour assurer son bonheur. Fléchissant un genou avec respect, il baisa la main de sa souveraine, après quoi, sans changer d’attitude, il lui demanda s’il devait partir à l’instant pour s’acquitter de la mission dont elle venait de le charger.

— Levez-vous, don Luis, et ne perdez pas un moment pour aller soulager le cœur du Génois : — je pourrais presque dire aussi pour soulager le mien ; car, marquise ma fille, depuis que cette entreprise s’est présentée à mon esprit sous un jour soudain et presque miraculeux, il me semble qu’une montagne pèsera sur ma poitrine jusqu’à ce que le señor Christoval soit instruit de ce qui se passe.

Don Luis n’attendit pas un second ordre, mais il se précipita hors de la chambre aussi vite que l’étiquette le permettait. Une minute après, il était en selle. Quand il était arrivé, Mercédès s’était retirée dans embrasure d’une croisée, qui heureusement donnait sur la cour. Son amant l’aperçut, et quoiqu’il eût déjà fait usage de ses éperons, son coursier hennissant plia tout à coup sur ses hanches. Les sentiments de la jeunesse sont si élastiques, les espérances de ceux qui aiment ont quelque chose de si flatteur, quoiqu’elles trompent souvent, que les regards qu’ils échangèrent, exprimaient un transport mutuel de plaisir. Ni l’un ni l’autre ne songeaient aux chances du voyage à entreprendre, — à la probabilité qu’il ne réussirait pas, — aux divers motifs qui pouvaient encore porter la reine à refuser son consentement à leur union. Mercédès sortit la première de cette courte extase, car elle fut alarmée du retard indiscret de Luis, et elle se hâta de lui faire signe de partir. Il fit de nouveau sentir ses éperons à son noble coursier, qui en partant fit jaillir le feu sous ses pieds ; et une minute après don Luis de Bobadilla avait disparu.

Pendant ce temps, Colomb continuait tristement son voyage à travers la Véga. Il marchait lentement, et plusieurs fois, même après que son compagnon l’eut quitté, il retint son mulet par la bride, et s’arrêta, la tête penchée sur sa poitrine, perdu dans ses pensées, image vivante du chagrin. Voyageant avec cette lenteur, il était à peine arrivé au fameux pont de Piños, scène de plus d’un combat sanglant, quand le bruit du galop d’un cheval frappa son oreille. Il tourna la tête, et reconnut Luis de Bobadilla, dont le coursier avait les flancs teints de sang et le poitrail couvert d’une écume blanche.

— Joie, joie, mille fois joie, señor Colon ! s’écria le jeune homme, avant même qu’il fût assez près pour être entendu distinctement. Bénie soit la bienheureuse Marie ! Joie, Señor, joie ! ne pensez qu’à la joie !

— J’étais loin de m’attendre à vous voir, don Luis, dit le navigateur ; que signifie votre retour ?

Luis essaya de lui expliquer sa mission ; mais son empressement mit le trouble dans ses idées, et la rapidité de sa course lui ayant fait perdre haleine, il ne pouvait s’exprimer d’une manière intelligible. Colomb ne comprit qu’à demi ce qu’il lui disait.

— Et pourquoi retournerais-je dans une cour dont je fus froidement accueilli, qui hésite toujours et ne se décide jamais ? N’ai-je pas perdu assez d’années en cherchant à la déterminer à faire ce qui était son propre avantage ? Voyez ces cheveux blancs, Señor, et songez que j’ai passé un temps presque égal à toute votre vie à faire de vains efforts pour convaincre les gouvernements de cette Péninsule que mon projet est basé sur la vérité.

— Vous avez enfin réussi. — Doña Isabelle, — la reine de Castille, dont le cœur pur n’a jamais trompé, — a reconnu l’importance de votre projet, et donné sa parole royale de vous accorder son appui.

— Cela est-il bien vrai, don Luis ? — Cela peut-il être vrai ?

— Je suis envoyé tout exprès pour presser votre retour immédiat à Santa-Fé.

— Par qui, Señor ?

— Par doña Isabelle, ma gracieuse souveraine. J’en ai reçu l’ordre de sa propre bouche.

— Songez que je ne puis renoncer à aucune de mes demandes.

— Il n’en est plus question, Señor. Notre excellente et généreuse reine vous les accorde toutes. J’ai même appris qu’elle a noblement offert de mettre en gage ses propres joyaux plutôt que de laisser manquer l’entreprise.

Ce trait toucha Colomb jusqu’au fond du cœur. Il ôta son chapeau et le plaça un moment devant son visage, comme s’il eût eu honte de laisser voir son émotion. Quand il l’eut remis sur sa tête, sa physionomie était radieuse de bonheur, et aucun doute ne semblait rester dans son esprit. Ce moment de joie lui fit : oublier ses longues années de souffrances, et il déclara à don Luis qu’il était prêt à retourner avec lui à Santa-Fé.