Mercédès de Castille/Chapitre 7

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 18p. 98-112).
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CHAPITRE VII.


Lui, qui a élevé son esprit à une telle hauteur, et donné une telle force à l’habileté de ses pensées, que ni la crainte ni l’espoir ne peuvent ébranler ses résolutions.
Daniel



Le lendemain l’Alhambra était rempli de courtisans comme à l’ordinaire ; les uns demandant des faveurs, les autres réclamant justice, plusieurs sollicitant la réparation de torts imaginaires. On se pressait dans toutes les antichambres, et les individus qui attendaient se regardaient les uns les autres avec inquiétude, comme pour voir jusqu’à quel point leurs voisins pouvaient nuire à leurs désirs ou y être utiles. On se saluait en général avec froideur et méfiance, et ceux qui ne se bornaient pas à un simple salut s’abordaient avec cette civilité contrainte qui caractérise le commerce des hommes dans les palais.

Tandis que la curiosité s’occupait avec activité à deviner les motifs qui amenaient chacun en cet endroit, et que les chuchotements, les signes, les haussements d’épaules et les coups d’œil expressifs, s’échangeaient entre les anciens habitués de la cour, qui se communiquaient les uns aux autres le peu qu’ils savaient ou qu’ils croyaient savoir sur tel ou tel sujet, il y avait dans un coin du principal appartement un homme qu’on pouvait distinguer de tous ceux qui l’entouraient, par sa haute taille, son air grave et plein de dignité, et le genre d’attention qu’il attirait. Peu de personnes s’approchaient de lui, et ceux qui le faisaient ne lui avaient pas plus tôt tourné le dos, qu’ils prenaient cet air de suffisance et de mépris qui caractérise le commun des hommes quand ils croient qu’en ricanant et en tournant quelqu’un en ridicule ils auront pour eux l’opinion populaire. C’était Colomb, qu’on regardait généralement comme un homme à projets, un visionnaire, et qui par conséquent était exposé à ce genre de mépris et de sarcasmes dont ceux à qui l’on donne ces noms sont ordinairement l’objet. Les quolibets et les plaisanteries de la foule sur ce sujet étaient déjà épuisées, et ceux qui étaient depuis longtemps des piliers d’antichambre commençaient à s’impatienter de jouer ce rôle, quand un léger mouvement du côté de la porte annonça l’arrivée d’un nouveau courtisan. L’empressement qu’on mit à lui faire place prouvait que c’était un homme d’un rang distingué, et l’on vit bientôt don Luis de Bobadilla au centre de l’appartement.

— C’est le neveu de la favorite de la reine, dit quelqu’un à demi-voix.

— Et issu d’une des plus illustres familles de Castille, ajouta un autre ; mais il est digne d’être le compagnon de ce Colon, car ni l’autorité de ses tuteurs, ni les désirs de la reine, ni ce qu’il doit à son rang, ne peuvent l’empêcher de mener une vie errante et dissipée.

— Une des meilleures lances d’Espagne, dit un troisième. Il est dommage qu’il n’ait ni la prudence ni la sagesse nécessaires pour profiter de cet avantage.

— C’est le jeune chevalier qui s’est si bien comporté dans cette campagne, murmura un officier d’infanterie d’un grade inférieur, et qui a fait vider les arçons à don Alonzo de Ojéda ; mais si sa lance est bonne quand elle est en arrêt, elle n’a pas un but constant. On assure qu’il n’aime qu’à courir le monde.

Comme s’il eût voulu soutenir sa réputation, Luis regarda un instant autour de lui, puis il s’avança du côté de Colomb. Les sourires, les signes, les regards, les demi-mots, prouvèrent le sentiment général ; mais une porte s’étant entr’ouverte un moment après, tous les yeux se portèrent de ce côté, et l’on oublia tout le reste.

— Je vous salue, Señor, dit Luis à Colomb en s’inclinant avec respect. Depuis notre conversation d’hier soir, je n’ai pu songer à autre chose, et je suis venu ici pour en reprendre le fil.

Les yeux de Colomb, son sourire, et la manière dont il se redressa, comme plein de la grandeur de ses projets, montrèrent que cet hommage lui plaisait. Mais il fut obligé de différer le plaisir qu’il avait toujours à entrer dans le détail de ses plans.

— J’ai reçu ordre de venir ici, noble señor, répondit-il d’un ton cordial, à la requête de l’archevêque de Grenade, qui paraît avoir été chargé par Leurs Altesses de conduire promptement à fin mon affaire, et qui a fixé ce jour pour m’entendre. Nous sommes à la veille de grands événements. Le jour n’est pas éloigné où l’on ne songera plus à cette conquête de Grenade, au milieu des choses importantes que Dieu tient en réserve.

— Par saint Pédro, mon nouveau patron ! je vous crois, señor. Le Cathay doit se trouver à l’endroit que vous avez indiqué, ou bien près ; et vos yeux ne verront pas ce pays et toutes les richesses qu’il contient, avant les miens. — Souvenez-vous de Pédro de Muños, je vous en prie, señor Colon.

— Il ne sera pas oublié, je vous le promets, Señor ; et tous les exploits de vos ancêtres seront éclipsés par la gloire qui couvrira leur descendant. — Mais j’entends qu’on m’appelle, — nous reprendrons plus tard cet entretien.

— Le señor Christoval Colon ! — cria un page à voix haute et d’un ton d’autorité ; et le navigateur s’avança plein de joie et d’espérance.

La manière dont un homme si généralement regardé avec indifférence, pour ne pas dire avec mépris, avait été appelé de préférence à toute cette foule de courtisans, causa quelque surprise ; mais comme les affaires allèrent leur train ordinaire, et que des employés subalternes entrèrent en ce moment dans l’antichambre, pour écouter les réclamations et y répondre, cet incident fut bientôt oublié. Luis se retira désappointé, car il avait espéré avoir un long entretien avec Colomb sur un sujet qui, se rattachant à ses plus chères espérances, occupait alors presque toutes ses pensées. Nous le laisserons pourtant, ainsi que tous ceux qui se trouvaient dans les antichambres, pour suivre le grand navigateur dans l’intérieur du palais.

Fernando de Talavéra n’avait pas oublié sa mission ; mais au lieu de lui adjoindre des hommes connus pour être disposés à écouter les propositions de Colomb, le roi et la reine avaient commis la méprise de choisir sept à huit de leurs courtisans, hommes de probité et jouissant d’une bonne réputation, mais trop peu habitués aux recherches scientifiques pour apprécier convenablement l’importance des découvertes à faire. C’est en présence de ces seigneurs laïques et ecclésiastiques d’un rang distingué que Colomb fut conduit, et le lecteur le supposera assis au milieu d’eux. Nous omettrons tous les détails du cérémonial d’usage, et nous en viendrons sans autre délai à la partie essentielle de notre relation. L’archevêque de Grenade parla au nom de tous les membres de la commission.

— Nous comprenons, señor Colon, dit le prélat, que, si vous étiez soutenu par le pouvoir et l’autorité de Leurs Altesses, votre dessein serait d’entreprendre un voyage dans la partie inconnue de l’Atlantique, pour y chercher le pays de Cathay et l’île célèbre de Cipango.

— Tel est mon projet, saint et illustre prélat. Il a été si souvent question de cette affaire entre les agents des deux souverains et moi, qu’il est presque inutile de développer mes vues en ce moment.

— Je sais que l’affaire a été pleinement discutée à Salamanque, que plusieurs doctes ecclésiastiques ont adopté votre opinion, mais que la majorité a été d’un avis contraire. Cependant le roi notre maître et la reine notre maîtresse sont disposés à envisager favorablement ce dessein, et nous avons reçu ordre d’en régler toutes les conditions préliminaires, et de déterminer les droits respectifs des parties. Quelle force demandez-vous donc en navires et en équipements pour arriver au grand but qu’avec la grâce de Dieu vous espérez atteindre ?

— Vous avez raison, señor archevêque, c’est par la grâce de Dieu et sous sa protection spéciale que j’espère réussir ; car le succès tournera à sa gloire et augmentera le nombre des chrétiens. Avec un appui si puissant, je n’ai besoin que de peu de secours en ce monde. Deux légères caravelles sont tout ce que je demande, avec la permission d’arborer le pavillon des souverains, et un nombre suffisant de marins.

Les commissaires se regardèrent avec surprise, et tandis que les uns voyaient dans une demande si modeste l’enthousiasme inconsidéré d’un visionnaire, les autres y découvraient la ferme confiance de la certitude.

— Ce n’est certainement pas trop demander, dit le prélat, qui était du nombre des premiers, et quoique la guerre n’ait laissé à la Castille qu’un trésor épuisé, nous pourrions satisfaire à cette demande sans l’aide d’un miracle. On pourrait donc trouver les caravelles et lever les marins, mais il y a d’autres points qu’il faut régler présentement. Vous entendez sans doute que le commandement de l’expédition vous soit confié ?

— Sans cela, je ne pourrais être responsable du succès. Je demande la pleine et entière autorité d’un amiral ou d’un commandant des forces navales de Leurs Altesses. Les moyens employés seront peu de chose en apparence, mais les risques seront grands, et la puissance des deux couronnes doit appuyer complètement celle de l’homme qui sera chargé de tout le poids de la responsabilité.

— Rien n’est plus juste, et personne ne s’y opposera ; mais, Señor, avez-vous réfléchi mûrement aux avantages que pourront trouver les souverains à vous soutenir dans cette entreprise ?

— Señor archevêque, ce sujet domine toutes mes pensées depuis dix-huit ans, et je m’en suis occupé nuit et jour. Pendant ce long espace de temps, je n’ai presque rien fait qui n’eût un rapport direct au succès de cette grande entreprise. Il n’est donc pas probable que les avantages qui en résulteront pour toutes les parties intéressées, aient été oubliés.

— Faites-nous-en le détail, Señor.

— D’abord, gloire sera rendue au Très-Haut, comme cela est dû à sa toute-puissante protection et à son œil ouvert sur tout, par la propagation de son évangile et par l’augmentation du nombre de ses adorateurs. — Fernando de Talavéra et les autres ecclésiastiques firent, à ces mots, le signe de la croix, et Colomb en fit autant. — Ensuite Leurs Altesses y trouveront l’avantage de voir s’étendre leur empire, et leurs sujets devenir plus nombreux ; un fleuve rapide d’immenses richesses coulera dans la Castille et dans l’Aragon, car Sa Sainteté accordera volontiers aux souverains chrétiens les trônes et les domaines des princes infidèles dont les territoires pourront être découverts, et les peuples convertis à la foi.

— Cela est plausible, Señor, et fondé sur de justes principes. Sa Sainteté possède bien certainement ce pouvoir, et on l’a vue l’exercer pour la gloire de Dieu. Vous savez, sans doute, señor Colon, que don Juan de Portugal a déjà donné beaucoup d’attention à ce genre d’affaires, et que lui et ses prédécesseurs ont probablement poussé les découvertes jusqu’à leurs dernières limites. Cette entreprise a obtenu du saint père certains privilèges que nous sommes obligés de respecter.

— Je connais les entreprises des Portugais, saint prélat, et l’esprit dans lequel don Juan a usé de son pouvoir. Ses bâtiments voyagent le long de la côte occidentale de l’Afrique, et dans une direction toute différente de celle que je me propose de suivre. Mon plan est de me lancer sur-le-champ à travers l’Atlantique, et, en suivant le soleil vers les lieux où il se couche tous les soirs, d’atteindre les bornes orientales des Indes par une route qui abrégera le voyage de plusieurs mois.

Quoique l’archevêque et la plupart des autres commissaires appartinssent à la classe nombreuse de ceux qui regardaient Colomb comme un visionnaire dont le cerveau était échauffé, l’air de dignité avec lequel il parlait de ses vastes projets d’un ton si simple mais si relevé, la manière calme avec laquelle il passa une main sur ses cheveux blancs après avoir parlé, et l’enthousiasme qui ne manquait jamais de briller dans ses yeux quand il expliquait ses nobles desseins, firent une profonde impression sur tous ses auditeurs, et pendant un moment l’opinion générale fut de l’aider par tous les moyens possibles. Une preuve singulière de l’existence de ce sentiment passager, c’est qu’un des commissaires lui demanda sur-le-champ :

— Vous proposez-vous, señor Colon, de chercher la cour du Prestre Jean ?

— Je ne sais pas même, noble señor, s’il existe un tel potentat, répondit Colomb, dont toutes les idées se concentraient sur un point fixe, comme c’est l’usage des philosophes et des savants, et qui ne donnait guère dans les erreurs populaires du jour, quoiqu’il ne fût pas tout à fait exempt de l’ignorance de son siècle ; — je ne vois rien qui établisse la vérité de l’existence d’un tel monarque ou de ses territoires.

Cet aveu ne servit pas la cause du navigateur, car affirmer que la terre était une sphère, et le Prestre Jean un être imaginaire, c’était abandonner le merveilleux pour se livrer à la démonstration et aux probabilités, marche que l’esprit humain encore inculte n’aime pas à suivre.

— Il y a des gens, dit un des commissaires qui devait sa nomination à la politique du roi Ferdinand, qui seront disposés à croire à la vérité de l’existence du Prestre Jean et de ses territoires, et qui nieront positivement que la terre soit ronde, puisque nous savons tous qu’il y a des rois, des territoires et des chrétiens, et que nous voyons que la terre et l’océan ont une surface plate.

Cette opinion fut accueillie par un sourire d’assentiment général, quoique Fernando de Talavéra doutât qu’elle fût juste.

— Señor, répondit Colomb avec douceur, si tout sur la terre était véritablement ce qu’il paraît, on aurait moins besoin de confession, et les pénitences seraient plus légères.

— Je vous regarde comme un bon chrétien, señor Colon, dit archevêque d’un ton un peu sec.

— Je suis ce que la grâce de Dieu et la faiblesse de ma nature m’ont fait, señor archevêque ; quoique j’espère humblement que, lorsque j’aurai mis à fin cette grande entreprise, je pourrai être jugé plus digne de la protection et de la faveur du ciel.

— J’ai entendu dire que vous vous croyez spécialement choisi par la Providence pour cette œuvre.

— Je sens en moi, saint prélat, de quoi encourager cet espoir ; mais je ne le fonde pas sur des mystères qui excèdent mon intelligence.

Il serait difficile de dire si cette réponse fit gagner ou perdre quelque chose à Colomb dans l’esprit de ses auditeurs. L’opinion religieuse de ce siècle était d’accord avec l’idée qu’il venait d’exprimer ; mais il parut aux commissaires ecclésiastiques qu’il était présomptueux à un laïque étranger et inconnu de se regarder comme un vase d’élection, tandis que tant de gens qui semblaient avoir de plus hauts droits étaient rejetés. Cependant aucun d’eux ne se permit d’exprimer cette opinion ; car, alors comme aujourd’hui, celui qui semblait compter sur le pouvoir de Dieu portait avec lui un poids et une influence qui n’admettaient pas la censure.

— Vous vous proposez, continua l’archevêque, d’arriver au Cathay en traversant l’Atlantique, et pourtant vous niez l’existence du Prestre Jean !

— Je vous demande pardon, saint prélat ; je me propose d’arriver au Cathay et à Cipango de la manière que vous mentionnez, mais je ne nie pas positivement l’existence du monarque dont vous parlez. À l’appui de la probabilité du succès de mon entreprise, j’ai déjà employé des preuves et des raisonnements qui ont satisfait beaucoup de savants ecclésiastiques ; mais rien ne démontre l’existence du Prestre Jean.

— On dit pourtant que Giovanni di Montecorvino, pieux évêque de notre sainte Église, convertit à la vraie foi un prince de ce nom, il y a près de deux siècles.

— Le pouvoir de Dieu peut tout faire, señor archevêque, et je ne suis pas homme à mettre en question les mérites des ministres qu’il s’est choisis. Tout ce que je puis dire sur ce point, c’est que je ne connais aucune raison plausible ou scientifique qui me justifierait si je tentais une entreprise qui peut être aussi trompeuse que la lumière qui s’éloigne de la main qui croit pouvoir la toucher. Quant au Cathay, à sa situation et à ses merveilles, nous avons le témoignage bien établi des célèbres Vénitiens Marco et Nicolo Polo, qui non seulement y arrivèrent, mais séjournèrent plusieurs années à la cour du monarque de ce pays. Au surplus, qu’il existe un Prestre Jean ou un royaume de Cathay, l’Atlantique a certainement des limites du côté de l’occident, et ce sont ces limites que je suis disposé à chercher.

L’archevêque montra son incrédulité en levant les yeux au ciel ; mais ayant reçu les ordres de personnages habitués à être obéis, et sachant que la théorie de Colomb, après avoir été gravement écoutée à Salamanque quelques années auparavant, avait été l’objet d’un rapport aux souverains, il résolut prudemment de se renfermer dans sa sphère et de continuer l’enquête dont il avait été chargé.

— Vous avez fait le tableau des avantages que vous croyez que les souverains pourraient recueillir en cas de réussite, Señor, et certainement ce ne serait pas peu de chose, si toutes vos brillantes espérances peuvent se réaliser ; mais il reste à savoir ce que vous attendez pour vous-même, en récompense des risques que vous aurez à courir, et de plusieurs années de travaux et d’inquiétudes.

— Tout cela a été duement considéré, illustre archevêque, et vous trouverez sur ce papier l’exposition de mes désirs, quoiqu’il reste à y ajouter quelques dispositions moins importantes.

En parlant ainsi, Colomb remit à Fernando de Talavéra le papier dont il parlait. L’archevêque le parcourut d’abord, et le relut une seconde fois avec plus d’attention. Il serait difficile de dire ce que ses traits exprimaient le plus fortement, de l’indignation ou de la dérision lorsque, après cette lecture, il jeta cette pièce sur une table d’un air de dédain, en se tournant vers Colomb et en le regardant comme pour s’assurer s’il n’était pas fou.

— Est-ce bien sérieusement que vous proposez de pareilles conditions, Señor ? lui demanda-t-il d’un ton sévère, en lui lançant un regard qui aurait décidé la plupart des hommes, dans l’humble position du navigateur, à se désister de leurs prétentions.

— Señor archevêque, répondit Colomb avec un air de dignité qui ne l’abandonnait pas aisément, cet objet occupe mon esprit depuis dix-huit ans ; durant ce long intervalle de temps, je n’ai songé sérieusement presque à aucune autre chose, et je puis dire qui il a été présent à mon imagination pendant mon sommeil comme pendant mes veilles. J’ai vu de bonne heure briller la vérité ; mais chaque jour semble la présenter à mes yeux de plus en plus brillante. Je sens une confiance du succès, qui vient de ma confiance en Dieu. Je me regarde comme un agent qu’il a choisi pour l’exécution de grands desseins, qui ne seront pas décidés par le succès de cette seule entreprise. L’avenir en couvre de plus grands encore, et je dois conserver la dignité et les moyens nécessaires pour l’accomplir. Je ne puis rien changer à la nature et à l’importance de mes conditions.

Quoique la manière dont il prononça ces mots leur donnât du poids, le prélat s’imagina que l’esprit du navigateur s’était dérangé par suite d’une trop longue contemplation d’un seul objet. La seule chose qui lui laissât quelque doute sur la justesse de cette opinion, c’était la méthode et la science avec lesquelles il avait souvent fait valoir devant lui le caractère raisonnable de ses suppositions géographiques ; arguments qui, s’ils n’avaient pu convaincre un homme déterminé à ne voir dans le Génois qu’un visionnaire, l’avaient du moins embarrassé. Cependant, les demandes contenues dans l’écrit qu’il venait de lire lui paraissaient si extravagantes que la pitié retint l’élan d’indignation qui était sur le point de l’entraîner.

— Que dites-vous, nobles seigneurs ? s’écria-t-il d’un ton de sarcasme en s’adressant à deux ou trois des commissaires qui s’étaient emparés avec empressement du papier remis par Colomb, et qui le lisaient tous ensemble ; — que dites-vous des prétentions modestes du señor Christoval Colon, le célèbre navigateur auquel le concile de Salamanque n’a pu répondre ? Ne sont-elles pas de nature à être acceptées par Leurs Altesses avec reconnaissance, et à genoux devant lui ?

— Lise-les, señor archevêque, s’écrièrent plusieurs voix. — Sachons d’abord quelles sont ses prétentions.

— Je passe plusieurs demandes secondaires, qui pourraient être accordées comme ne méritant pas une discussion, répondit l’archevêque en reprenant le papier ; mais en voici deux qui doivent donner à nos souverains une satisfaction infinie. Le señbr Colon veut bien se contenter du rang d’amiral et de vice-roi de tous les pays qu’il pourra découvrir ; et pour tout salaire, il ne demande qu’un dixième, la part de l’Église, mes révérends frères, l’humble dîme des revenus et des douanes de ces mêmes contrées. — Oui, il ne désire rien de plus.

Le murmure général qui se fit entendre parmi les commissaires prouva leur mécontentement, et en ce moment Colomb n’avait pas dans la salle un seul individu pour lui servir d’appui.

— Ce n’est pourtant pas tout, illustres seigneurs et saints prêtres, continua l’archevêque dès qu’il vit ses auditeurs disposés à l’écouter ; — non, ce n’est pas tout. — De peur que ces hautes dignités ne fatiguent les épaules de Leurs Altesses et celles de leur postérité royale ; ce Génois libéral consent à les transmettre à sa postérité à perpétuité, faisant ainsi de l’empire du Cathay un royaume pour la maison de Colon, tandis que, pour en maintenir la dignité, il garde le dixième des revenus du pays.

Cette saillie aurait été suivie d’un éclat de rire général si le noble maintien de Colomb ne l’eût réprimé ; Fernando de Talavéra lui-même, lisant un reproche sévère dans le regard fier et sur le front grave du navigateur, commença à croire qu’il avait été trop loin.

— Pardon, señor Colon, dit-il aussitôt d’un ton plus courtois, — mais vos demandes sont si exorbitantes, qu’elles m’ont déconcerté. Vous ne pouvez avoir sérieusement le dessein d’y persister ?

— Je n’en rabattrai pas la moindre chose, señor prêtre ; ce que je demande me sera dû, et celui qui consent à moins qu’il ne mérite devient l’instrument de son humiliation. Si je donne aux souverains un empire dont la valeur excédera de beaucoup celle de toutes leurs autres possessions, j’ai droit de réclamer ma récompense. Je vous dis en outre, révérend prélat, que de grandes choses sont en réserve dans l’avenir, et que ces conditions sont nécessaires pour arriver à ce que cet avenir promet.

— Ce sont vraiment des propositions modestes pour un aventurier génois ! s’écria un courtisan qui ne put contenir plus longtemps son indignation et son mépris. — Le señor Colon sera certain d’avoir un commandement au service de Leurs Altesses ; quand même il ne réussirait pas, il aura eu cet honneur sans qu’il en coûte rien ; et si ses projets dont le succès est si peu probable, ont quelque résultat utile, il deviendra vice-roi, et se contentera humblement du même revenu que l’Église.

Cette remarque parut déterminer ceux qui hésitaient encore. Tous les commissaires se levèrent en masse, comme s’ils eussent jugé que l’affaire ne méritait pas une plus ample discussion. Cependant, afin de conserver du moins une apparence d’impartialité, l’archevêque se tourna encore une fois vers Colomb, et, certain alors d’arriver à son but, il lui parla d’un ton plus doux.

— Je vous demande pour la dernière fois, Señor, lui dit-il, si vous insistez encore sur des conditions si inouïes.

— Je ne consentirai à aucune autre, répondit Colomb avec fermeté. Je sais quelle est la grandeur des services que je rendrai, et je n’en affaiblirai pas l’importance en acceptant d’autres propositions. — Mais, señor archevêque, et vous aussi, noble señor qui traitez si légèrement mes prétentions, je suis prêt à ajouter au risque de ma vie et de ma réputation celui de ma fortune, et je fournirai le huitième de la somme nécessaire pour l’expédition, si l’on veut augmenter mes bénéfices dans la même proportion.

— Suffit, suffit, dit le prélat se préparant à quitter la chambre, nous ferons notre rapport aux souverains à l’instant même, et vous connaîtrez bientôt leur bon plaisir.

Ainsi se termina la conférence. Les commissaires sortirent de l’appartement, causant ensemble avec vivacité, en hommes qui s’inquiétaient peu de laisser paraître leur indignation. Colomb, plein du noble caractère de ses desseins, disparut d’un autre côté avec l’air d’un homme qui se respectait assez lui-même pour mépriser les clameurs, et qui appréciait trop bien l’ignorance et les vues étroites de ceux à qui il avait affaire pour qu’ils pussent rien changer à ses grands projets.

Fernando de Talavéra tint sa parole. Il était confesseur de la reine, et, en cette qualité, il avait le droit d’entrer à toute heure dans ses appartements. Plein du résultat de la conférence qui venait d’avoir lieu, il se rendit sans délai près d’Isabelle, et, suivant l’usage, fut admis sur-le-champ en sa présence. La reine entendit son rapport avec regret et mortification, car elle commençait à prendre à cœur cette expédition extraordinaire. Mais l’archevêque jouissait d’une grande influence, et Isabelle savait qu’il lui était sincèrement dévoué.

— C’est porter la présomption jusqu’à l’insolence, Señora, continua le prélat irrité après avoir fait son rapport. N’avons-nous pas ici un mendiant, un aventurier, prétendant à des honneurs et à une autorité qui n’appartiennent qu’à Dieu, et aux princes qui ont reçu l’onction sainte ? Qui est ce Colon ? un Génois inconnu, aussi peu noble que peu modeste, n’ayant rendu aucun service ; et il ose montrer des prétentions qu’un Guzman même hésiterait à élever.

— C’est un bon chrétien, saint prélat, répondit Isabelle avec douceur ; il paraît ne songer qu’au service et à la gloire de Dieu, et ne vouloir que travailler à l’accroissement de son Église visible et catholique.

— C’est la vérité, Señora ; mais il peut y avoir en cela quelque artifice.

— Je ne crois pas que le défaut du señor Colon soit d’être artificieux, car on ne rencontre pas souvent un langage plus franc, un maintien plus noble, même parmi les hommes les plus puissants. Il nous sollicite depuis bien des années, et pourtant on ne saurait l’accuser avec justice d’aucun acte de bassesse.

— Je ne veux pas juger avec trop de sévérités le cœur de cet homme, doña Isabelle ; mais il nous est permis de juger librement ses actes et ses prétentions, et de reconnaître jusqu’à quel point elles peuvent s’accorder avec la dignité de vos deux couronnes. J’avoue qu’il a l’air grave, que ses discours sont plausibles, qu’on ne remarque point de légèreté dans sa conversation ni dans ses manières, et c’est une vertu, d’après ce que nous voyons dans les cours… — Isabelle sourit, mais ne répondit rien, car son guide spirituel avait coutume de blâmer avec liberté, et elle de l’écouter avec humilité… — dans les cours, où ce monde ne montre point ses plus purs modèles de désintéressement et de dévotion ; cependant cette vertu même peut se montrer au dehors sans exister au fond de notre âme et nous rendre digues du ciel. Qu’est-ce qu’un air de décorum et de gravité, s’il a pour principe un orgueil excessif et une cupidité désordonnée ? car l’ambition est un terme trop relevé pour peindre des désirs si démesurés. Réfléchissez bien à la nature des demandes de ce Colon, Señora. Il exige que vous lui accordiez à perpétuité le rang élevé de vice-roi, non seulement pour lui-même, mais pour tous ses descendants, avec le titre et l’autorité d’amiral sur toutes les mers voisines de ces terres dont il parle tant, s’il en découvre quelqu’une ; et cela, même avant de consentir à accepter le commandement de certains navires de Vos Altesses, grade qui ne serait déjà que trop honorable pour un homme de si peu d’importance. Si ses espérances les plus extravagantes se réalisaient, — et toutes les probabilités sont qu’il n’en sera rien, — la récompense qu’il exige serait fort au-dessus de ses services ; au lieu que, s’il vient à échouer, la Castille et l’Aragon seront couverts de ridicule, et l’on reprochera à Vos Altesses de s’être laissées duper par un aventurier. Une grande partie de la gloire de la prise de Grenade serait ternie par un événement si malheureux.

— Marquise ma fille, dit la reine en se tournant vers l’amie dont la fidélité était depuis si longtemps éprouvée, et qui travaillait à l’aiguille à son côté, les prétentions de Colon paraissent réellement excéder les bornes de la raison.

— Mais l’entreprise elle-même, Señora, dépasse aussi toutes les bornes connues, répondit doña Béatrix en jetant un coup d’œil sur Mercédès ; de nobles efforts méritent de nobles récompenses.

L’œil d’Isabelle suivit le regard de son amie, et se fixa quelques instants sur les traits pâles de la pupille, sa favorite. La belle Castillane ne se doutait pas de l’attention dont elle était l’objet, mais une femme qui avait su pénétrer son secret pouvait aisément découvrir la vive inquiétude avec laquelle elle attendait le résultat de cet entretien. L’opinion de son confesseur avait paru si raisonnable à Isabelle, qu’elle était sur le point de donner son assentiment au rapport des commissaires, et de renoncer entièrement aux espérances secrètes qu’elle commençait à fonder sur le succès des projets du navigateur, quand un sentiment plus doux, un sentiment qui appartenait particulièrement à son cœur et à son sexe, la porta à accorder une autre chance au Génois. Il est rare qu’une femme soit insensible à la sympathie qui naît des sentiments du cœur, et les désirs formés par l’amour de Mercédès de Valverde furent la cause déterminante de la résolution que prit la reine de Castille en ce moment critique.

— Nous ne devons agir à l’égard de ce Génois ni avec dureté ni avec précipitation, señor archevêque, dit-elle en se retournant vers le prélat. Il a de la piété et de la franchise, et ce sont des vertus que des souverains doivent apprendre à apprécier. Ses demandes sont exagérées sans doute ; mais cette exagération est le résultat des longues années qu’il a passées à réfléchir à un grand projet, unique objet de toutes ses pensées : le langage de la douceur et de la raison peut encore le ramener à plus de modération. Qu’on lui fasse donc d’autres propositions de notre part, et la nécessité, sinon un sentiment de justice, le portera sans doute à les accepter. Je conviens que la vice-royauté est un rang que la politique des princes n’accorde pas ordinairement ; et comme vous le dites avec raison, saint prélat, la dîme est une prérogative du clergé ; mais il peut réclamer avec justice le titre d’amiral. Proposez-lui donc le quinzième du revenu au lieu du dixième, et le rang de vice-roi pour lui-même, sous mon bon plaisir et celui de don Ferdinand ; mais qu’il renonce à cette prétention pour sa postérité.

Fernando de Talavéra trouvait ces concessions trop considérables, mais quoiqu’il exerçât ses fonctions de confesseur avec pleine autorité, il connaissait trop bien le caractère d’Isabelle pour oser répliquer à un ordre qu’elle avait une fois donné, quoiqu’elle l’eût fait avec le ton de douceur qui lui était habituel. Après avoir reçu quelques autres instructions, et le consentement du roi, qui était à travailler dans un cabinet voisin, le prélat partit pour s’acquitter de cette nouvelle mission.

Deux ou trois jours se passèrent avant que cette négociation fût terminée. Enfin, un matin que la reine était entourée de son cercle domestique, son confesseur fit demander la permission de se présenter devant elle. Il avait les joues échauffées, l’air agité, et tout son extérieur semblait si troublé, que le spectateur le plus indifférent s’en serait aperçu.

— Qu’y a-t-il donc, señor archevêque ? demanda la reine ; votre nouveau troupeau est-il pour vous une source de vexation d’esprit ? Est-il si difficile d’avoir affaire à des infidèles ?

— Ce n’est rien de semblable, Señora, — rien qui ait rapport à mes nouvelles ouailles. Je trouve que les sectateurs du faux prophète eux-mêmes sont moins intraitables que certaines gens qui prétendent professer la religion de Jésus-Christ. Ce Colon est un fou ; il est plus fait pour devenir un saint aux yeux des musulmans que pour être seulement pilote au service de Vos Altesses.

À ce transport d’indignation, la reine, la marquise de Moya, et doña Mercédès de Valverde, laissèrent tomber en même temps leur ouvrage, et regardèrent le prélat avec le même air d’intérêt. Elles avaient espéré que les difficultés qui s’opposaient encore à un arrangement définitif s’aplaniraient, et qu’elles allaient voir arriver le moment où l’être qui, en dépit de la hardiesse et de la nature extraordinaire de ses projets, avait réussi à leur inspirer tant d’intérêt, partirait pour son voyage, afin de résoudre les problèmes qui avaient embarrassé leur raison et excité leur curiosité. Mais ce que l’archevêque venait de dire semblait mettre un terme subit et imprévu à leur attente ; et tandis que Mercédès sentait une sorte de désespoir lui glacer le cœur, la reine et doña Béatrix montraient du mécontentement.

— Avez-vous bien expliqué au señor Colon la nature de nos propositions, señor archevêque ? demanda la reine, dont le ton avait plus de sévérité que de coutume ; insiste-t-il encore sur ses prétentions à la vice-royauté, avec la condition offensante de la transmettre à ses descendants ?

— Oui, Votre Altesse. Quand Isabelle de Castille aurait à traiter avec Henri d’Angleterre ou Louis de France, ces deux monarques ne pourraient prendre un ton plus haut, ni montrer tant d’inflexibilité dans leurs prétentions que cet aventurier génois. Il ne veut absolument rien en rabattre. Cet homme se regarde comme l’élu de Dieu pour arriver à certaines fins, et ses discours et ses prétentions sont d’une nature qui conviendrait à peine à un être qui se sentirait soutenu dans sa conduite par l’impulsion du ciel.

— Cette constance a son mérite, dit la reine, mais il y a des bornes aux concessions. Je n’ai plus rien à dire en faveur du señor Colon. Je l’abandonne au sort qui suit ordinairement une opinion trop élevée de soi-même et des prétentions extravagantes.

Ces mots parurent mettre le sceau au destin de Colomb en Castille. L’archevêque prit un air plus calme, et après avoir eu quelques instants d’entretien privé avec la reine, il sortit de l’appartement ; Bientôt après Christoval Colon, comme les Espagnols le nommaient, — Colomb, comme il s’appela lui-même par la suite, — reçut, pour réponse définitive, l’avis que ses demandes étaient rejetées, et que la négociation relative à son voyage projeté était rompue.