Mercédès de Castille/Chapitre 6

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 18p. 87-97).
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CHAPITRE VI.


Jetez un regard sur les siècles passés, vous à qui cela peut plaire, et demandez-vous ce que sont devenus ceux qu’ils ont vus vivre. Où sont ces esprits savants, ces anciens sages, qui savaient parfaitement en quoi consistait toute sagesse ? Où sont ces guerriers illustres qui ont parcouru le monde en conquérants, et dont la puissance n’a connu d’autres bornes que celles de la terre ?
Les ruines du temps.



Plusieurs jours se passèrent avant que les chrétiens se sentissent bien établis dans l’ancien siège du pouvoir des musulmans. L’ordre finit pourtant par régner dans l’Alhambra et dans la ville, mieux que pendant le tumulte de la prise de possession, de la joie des vainqueurs et du chagrin des vaincus. Le politique Ferdinand, qui d’ailleurs n’était pas cruel, ayant donné les ordres les plus stricts pour que les Maures fussent traités non seulement avec bonté, mais avec égards, la tranquillité se rétablit peu à peu dans la ville, et chacun commença à reprendre ses anciennes habitudes et à s’occuper de ses travaux ordinaires.

Don Ferdinand était, comme de raison, fort occupé de nouveaux soins ; mais son illustre épouse, qui se réservait pour les grandes occasion, exerçait ses facultés de la manière douce et tranquille qui convenait à son sexe, à son caractère et à sa piété. Autant que le permettaient son haut rang et son autorité, elle s’était soustraite aux scènes martiales et splendides d’une cour militaire, et elle se livrait, avec le même plaisir que jamais, au commerce de l’amitié intime, qui a un charme si naturel pour les douces affections d’une femme. Elle avait avec elle ceux de ses enfants qui avaient survécu, et ils étaient l’objet de ses soins maternels ; mais elle avait aussi ses heures pour l’amitié et pour cette affection qui semblait comprendre tous ses sujets dans ses liens de famille.

Le matin du troisième jour qui suivit l’entrevue rapportée dans le chapitre qui précède, doña Isabelle avait réuni autour d’elle quelques-unes de ces personnes privilégiées qu’on pouvait dire avoir leurs entrées chez elle dans ses heures d’intimité ; car, quoique la cour de Castille se fût rendue célèbre parmi toutes celles de la chrétienté par la rigidité de son étiquette, ce qui était probablement venu des usages orientaux des graves musulmans ses voisins, le caractère affectueux de la reine avait jeté autour de son cercle privé comme une auréole qui le rendait agréable et délicieux à tous ceux qui avaient l’honneur d’en faire partie. À cette époque les ecclésiastiques jouissaient d’une sorte de faveur exclusive. Ils se mêlaient de toutes les affaires de la vie et les dirigeaient même assez souvent. Les habitants des États-Unis sont prompts à découvrir des taches de cette sorte parmi les nations étrangères, et portés surtout à déclamer sur les maux qui sont résulté de intervention des prêtres catholiques dans les affaires intérieures de famille : mais ils ne font par là que prouver la vérité de ce vénérable adage qui nous apprend qu’il est beaucoup plus facile de découvrir les fautes des autres que les siennes propres, car aucun peuple ne fournit des preuves plus fortes de ce genre d’intervention, surtout dans des contrées où des religionnaires ont été les premiers à s’établir et qui continuent à rester sous l’influence de la secte particulière qui y dominait dans l’origine ; et peut-être le trait le plus marqué d’esprit national qui y existe en ce moment — une disposition à étendre le pouvoir de la société au-delà des limites fixées par les institutions et les lois sous le nom spécieux d’opinion publique — à son origine dans la constitution politique d’églises démocratiques qui ont aspiré à être imperium in imperio, et a été confirmé et fortifié par leur mode d’administration et par les coutumes provinciales. Quoi qu’il en soit, on ne peut douter de l’ascendant que le clergé catholique exerçait dans toute la chrétienté avant la réformation, et Isabelle était trop sincèrement dévote et trop pieuse sans affectation pour ne pas accorder à ses membres toutes les prérogatives qui étaient d’accord avec ses idées de justice, et notamment la liberté d’approcher de sa personne et une certaine influence sur toutes les mesures qu’elle prenait.

Dans le moment dont nous parlons, il se trouvait chez la reine, entre autres personnes distinguées, Fernando de Talavéra, qui venait d’être nommé archevêque de Grenade, et le père Pédro de Carrascal, qui avait été précepteur de Luis de Bobadilla, prêtre sans bénéfice, qui devait à la grande simplicité de son caractère et à sa haute naissance la faveur dont il jouissait. Isabelle, assise devant une petite table, travaillait à l’aiguille, et l’objet de sa tâche n’était rien autre qu’une chemise pour le roi ; humble devoir dont elle aimait à s’acquitter aussi scrupuleusement que si elle eût été l’épouse d’un marchand de sa capitale. C’était l’une des habitudes du siècle, si ce n’était pas une partie de la politique des princes ; car beaucoup de voyageurs ont vu la célèbre selle de la duchesse de Bourgogne, sur laquelle une place était arrangée pour sa quenouille, afin que, lorsqu’elle sortait en public, elle pût donner l’exemple du travail à ses sujets plongés dans l’admiration ; et même aujourd’hui, dans ce temps de luxe, où peu de dames daignent toucher à un ouvrage aussi utile que celui dont s’occupait l’aiguille d’Isabelle de Castille, nos yeux ont vu une reine, assise au milieu des princesses ses filles, travailler à l’aiguille avec le même soin que si son existence eût dépendu de son travail[1]. Mais doña Isabelle était sans affectation. Dans ses pensées, dans ses discours, dans ses actions, elle était la vérité même ; et la tendresse conjugale lui faisait éprouver un double plaisir en s’occupant ainsi pour un mari qu’elle aimait tendrement comme homme, quoiqu’il fût impossible qu’elle se dissimulât entièrement tous ses défauts comme monarque. Auprès d’elle était assise la compagne de sa jeunesse, son amie éprouvée et dévouée, Béatrix de Cabréra ; Mercédès occupait un tabouret aux pieds de l’infante Isabelle ; deux ou trois dames de la maison de la reine se tenaient à sa portée, avec ces légères distinctions de rang qui annonçaient la présence de la royauté, mais tout en conservant cet air de liberté qui rendait leur service agréable plutôt que fatigant. Le roi lui-même écrivait sur une table, dans un coin éloigné de ce vaste appartement, et personne, pas même le nouvel archevêque, n’avait la présomption d’en approcher. La conversation avait lieu d’un ton un peu plus bas que de coutume, et la reine elle-même, dont la voix était toujours mélodieuse, en modulait les sons de manière à ne pas déranger la suite des pensées dont son illustre époux semblait profondément occupé. Dans le moment où nous la présentons au lecteur, Isabelle avait aussi été quelque temps plongée dans ses réflexions, et un silence général régnait dans le cercle de dames assises devant les petites tables de travail.

— Marquise ma fille, dit enfin la reine, car c’était ainsi qu’elle nommait ordinairement doña Béatrix, avez-vous vu depuis peu le señor Colon, ce pilote qui a fait tant de sollicitations relativement à ce voyage à l’ouest, ou en avez-vous entendu parler ?

Un coup d’œil d’intelligence et de satisfaction que se jetèrent à la hâte la marquise et sa pupille révéla l’intérêt qu’elles prenaient à cette question, et la première y répondit comme l’exigeaient son devoir et son respect pour sa maîtresse.

— Vous vous rappelez, Señora, qu’il lui a été écrit par le père Juan Pérez, ancien confessent de Votre Altesse, qui est venu de son couvent de Santa Maria de Rabida en Andalousie, pour intercéder en sa faveur, afin que ses grands desseins ne fussent pas perdus pour la Castille.

— Vous croyez donc qu’il y a quelque chose de grand dans ses desseins ?

— Quelqu’un peut-il en juger autrement, Señora ? ils semblent raisonnables et naturels ; et, si Colon ne se trompe pas, n’est-ce pas une grande et louable entreprise que celle qui a pour objet d’étendre les bornes de l’Église, et de procurer à son pays de l’honneur et des richesses ? Ma pupille, cette jeune enthousiaste, Mercédès de Valverde, est animée d’un si beau zèle en faveur du projet de ce navigateur, qu’il semble qu’après ses devoirs envers Dieu et son respeet pour ses souverains, ce soit la grande affaire de sa vie.

La reine se tourna en souriant vers la jeune fille, qui rougit en entendant cette remarque, et fixa les yeux sur elle un instant avec cet air d’affection qui animait ses trait si aimables quand elle regardait une de ses filles.

— En convenez-vous, doña Merédès ? lui dit-elle ; Colon vous a-t-il assez bien convaincue pour vous inspirer tant de zèle en sa faveur ?

Mercédès se leva avec respect quand la reine lui adressa la parole, et fit un pas ou deux vers elle avant de lui répondre.

— Je dois parler avec modestie en votre présence, Señora ; mais je ne nierai pas que je ne prenne un vif intérêt au succès du señor Colon. La pensée est si noble, que ce serait bien dommage qu’elle ne fût pas juste.

— C’est le raisonnement des jeunes gens dont l’âme est généreuse ; et je vous avoue, marquise ma fille ; qu’à cet égard je suis presque aussi jeune que qui que ce soit. — Colon est sans doute encore ici ?

— Oui certainement, répondit Mercédès avec une hâte dont elle se repentit aussitôt, car ce n’était pas à elle que la question avait été adressée ; je connais quelqu’un qui l’a vu le jour où les troupes ont pris possession de cette ville.

— Et qui est ce quelqu’un ? demanda la reine d’un ton grave, mais qui n’avait rien de sévère, car ses yeux se fixèrent de nouveau Mercédès avec un intérêt qui semblait croître à mesure qu’elle la regardait.

Mercédès regretta vivement son indiscrétion, et, en dépit de ses efforts, le sang lui monta au visage avant qu’elle eût pu trouver assez de résolution pour répondre.

— Don Luis de Bobadilla, neveu de ma tutrice doña Béatrix, Señora, répondit-elle enfin ; car l’amour de la vérité était plus fort en elle que la crainte de la honte.

— Vous entrez dans de grands détails, Señorita, dit Isabelle avec calme, car elle prenait rarement un ton de sévérité avec ceux dont elle croyait l’âme pure et innocente. — Don Luis sort d’une maison trop illustre pour avoir besoin qu’un héraut proclame ses titres et ses alliances. Cela n’est nécessaire qu’aux gens obscurs dont le monde se met peu en peine. — Marquise ma fille, ajouta-t-elle, délivrant Mercédès d’une sorte de torture en se tournant vers son amie, ce neveu dont on me parle est un coureur déterminé ; mais je doute qu’il se décidât à entreprendre une expédition semblable à celle de Colon, et qui a pour but la gloire de Dieu et le bien du royaume.

— En vérité, Señora… s’écria Mercédès ; mais elle réprima son zèle par un effort qui en triompha.

— Vous alliez parler, doña Mercédès, dit la reine avec gravité.

— Je demande pardon à Votre Altesse ; j’avais tort, car ce n’était pas à moi que vous aviez adressé la parole.

— Ce n’est pas ici la cour de la reine de Castille, mon enfant, c’est l’appartement privé d’Isabelle de Transtamare, dit la reine voulant adoucir l’effet qu’avait produit sur Mercédès ce qui s’était déjà passé. Le sang de l’amiral de Castille coule dans vos veines, vous êtes même parente de notre seigneur le roi. Parlez librement.

— Je connais toutes vos bontés pour moi, Señora, et c’est ce qui fait que je me suis presque oubliée. Tout ce que j’avais à dire, c’est que don Luis désire excessivement que le señor Colon obtienne les caravelles qu’il sollicite, et qu’il lui soit accordé à lui-même la permission de l’accompagner.

— Cela est-il possible, Béatrix ?

— Luis aime à courir le monde, Señora, on ne peut le nier ; mais ce n’est pas par des motifs ignobles. Je l’ai entendu exprimer vivement le désir d’être un des compagnons de Colon, si Votre Altesse jugeait à propos d’envoyer ce Génois à la recherche du Cathay.

Isabelle ne répondit rien, mais elle laissa tomber son ouvrage sur ses genoux, et passa quelques minutes dans un silence passif. Pendant cet intervalle, personne ne se permit de parler, et Mercédès se replaça doucement sur son tabouret aux pieds de l’infante. Enfin la reine se leva, et, traversant l’appartement, s’approcha de Ferdinand, qui était encore occupé à écrire. Elle s’arrêta un instant devant lui, comme si elle eût hésité à l’interrompre ; mais bientôt elle lui appuya doucement une main sur l’épaule pour attirer son attention. Le roi, comme s’il eût su de qui pouvait partir un tel acte de familiarité, se retourna sur-le-champ, se leva, et lui parla le premier.

— Il faut avoir l’œil sur ces mauricauds, dit-il laissant voir que ses pensées se portaient déjà vers l’agrandissement de son pouvoir. — Je vois que nous avons laissé à Abdallah, dans les Apulxaras, plusieurs forts qui peuvent en faire un voisin gênant, à moins que nous ne puissions le repousser au-delà de la Méditerranée.

— Nous en parlerons dans quelque autre occasion, Ferdinand, dit la reine, dont l’âme pure répugnait à tout ce qui approchait même d’un manque de foi. Il est assez difficile à ceux qui gouvernent les hommes d’obéir toujours à Dieu et à leur conscience sans chercher encore les occasions de violer leurs promesses. Je viens te parler d’autre chose. Les embarras du temps et l’importance de nos affaires nous ont fait oublier la promesse faite à Colon le navigateur, qui…

— Toujours ton aiguille en main, Isabelle, et c’est pour moi que tu travailles, dit le roi touchant à l’ouvrage de la reine, qu’elle avait apporté avec elle sans y faire attention ; bien peu de mes sujets ont une femme aussi attentive et aussi affectueuse.

— Tout ce qui peut te plaire et contribuer à ton bonheur est ce que j’ai le plus à cœur après mes devoirs envers Dieu et le soin que je dois prendre de mes sujets, répondit Isabelle, satisfaite de l’attention que le roi d’Aragon venait d’accorder à son travail, quoiqu’elle soupçonnât qu’il fallait l’attribuer en partie au désir qu’il avait d’écarter le sujet de conversation qu’elle avait entamé, et qui tenait en ce moment la première place dans ses pensées. Je ne voudrais rien faire dans cette affaire importante sans ton entière approbation, si je puis l’obtenir, et je crois que notre parole royale exige que nous n’attendions pas plus longtemps. Sept ans sont une épreuve cruelle ; et à moins que nous ne nous pressions, nous verrons quelques jeunes nobles ardents de nos États faire cette tentative comme par divertissement.

— Tu as raison, Isabelle, répondit le roi, et nous soumettrons cette affaire à Fernando de Talavéra, qui est un homme d’une prudence reconnue et en qui l’on peut avoir toute confiance. — En parlant ainsi, il fit un signe à l’individu dont il venait de parler, et celui-ci s’approcha de lui sur-le-champ. — Archevêque de Grenade, continua le prince astucieux, dont la politique était aussi artificieuse que celle d’un patriote moderne songeant à son avancement, notre épouse royale désire qu’il soit fait immédiatement une enquête sur cette affaire de Colon. Notre volonté à tous deux est que vous en soyez chargé, que vous la preniez en mûre considération, et que vous nous fassiez connaître votre opinion sous vingt-quatre heures. Nous allons vous donner les noms de ceux qui vous sont adjoints dans cette mission.

Tandis que Ferdinand donnait ces instructions au prélat, celui-ci lisait dans l’expression des yeux du monarque et dans la froideur de sa physionomie, des intentions sur lesquelles son esprit et son expérience ne lui laissèrent aucun doute ; il accepta la mission, reçut du roi les noms de ceux qu’il devait s’adjoindre, et dont Isabelle désigna un ou deux, et resta ensuite pour prendre part à la conversation.

— Ce projet de Colon mérite une sérieuse attention, dit le roi quand ces préliminaires furent terminés ; et nous veillerons à ce qu’il soit complètement examiné. On assure que cet honnête navigateur est un excellent chrétien.

— J’en suis très-convaincue, Ferdinand. Si Dieu permet que son entreprise réussisse, il a dessein de tenter un nouvel effort pour reprendre le saint sépulcre aux infidèles.

— Oh ! oh ! c’est un dessein très-méritoire ; mais nous prenons de meilleurs moyens pour servir la foi. Par la conquête que nous venons de faire, Isabelle, nous avons arboré la croix où l’on voyait flotter naguère les bannières de l’infidélité, et Grenade est si près de la Castille, qu’il ne nous sera pas difficile d’y maintenir nos saints autels. Telle est du moins l’opinion d’un laïque, digne prélat.

— Et c’est une opinion aussi juste que sage, Señor, répondit l’archevêque. Il est à propos de chercher à posséder ce qu’on peut conserver, car nous perdons nos peines en nous occupant de choses que la Providence a placées si loin de nous, qu’elle ne semble pas nous les avoir destinées.

— Il y a, dit la reine, des gens qui, en entendant énoncer cette opinion par une autorité aussi haute que la vôtre, archevêque de Grenade, en concluraient qu’on ne doit faire aucune tentative pour recouvrer le saint sépulcre.

— En ce cas, Señora, ils comprendraient mal mes paroles, répondit à la hâte le politique prélat. Toute la chrétienté doit désirer de chasser les infidèles de la terre sainte, mais il vaut mieux pour la Castille les chasser de Grenade. Cette distinction est claire, et tout bon, casuiste doit l’admettre.

— Cette vérité est aussi évidente pour notre raison, dit Ferdinand en regardant par une croisée avec un air de satisfaction, qu’il est clair que ces tours appartenaient à Abdallah il y a quelques jours, et que nous en sommes maîtres aujourd’hui.

— Il vaut mieux pour la Castille, répéta Isabelle du ton de quelqu’un qui réfléchit ; — peut-être oui pour ses intérêts temporels, peut-être non pour les âmes de ceux qui y travaillent, mais certainement non pour la gloire de Dieu !

— Ma chère épouse ! ma bien-aimée Isabelle ! dit Ferdinand.

— Señora ! ajouta le prélat.

Mais Isabelle se retira à pas lents, réfléchissant à ces principes, tandis que les yeux des deux mondains qu’elle laissait derrière elle se rencontraient avec cette sorte de franc-maçonnerie à l’usage de ceux qui sont portés à préférer ce qui est utile à ce qui est juste. La reine n’alla pas reprendre sa place ; elle se promena dans la partie de la salle que l’archevêque avait quittée quand Ferdinand l’avait appelé. Elle y resta seule plusieurs minutes, le roi lui-même ayant trop de respect pour elle pour l’interrompre dans ses réflexions. Elle jeta plusieurs fois les yeux sur Mercédès, et finit par l’appeler auprès d’elle.

— Ma fille, lui dit-elle, car elle donnait souvent ce nom d’affections à celles qu’elle aimait, vous n’avez sans doute pas oublié le vœu que vous avez fait volontairement ?

— Mes devoirs envers Dieu passent seuls avant ce que je dois à ma souveraine.

Mercédès prononça ces mots avec fermeté, et de ce ton qui trompe rarement. Isabelle fixa ses yeux sur les traits pâles de la belle Castillane, et quand celle-ci eut ainsi parlé, une tendre mère n’aurait pu regarder une fille chérie avec plus d’affection.

— Vos devoirs envers Dieu, ma fille, laissent dans l’ombre tout autre sentiment, et cela doit être. Ce que vous me devez n’est qu’au second rang. Cependant, vous et tous mes autres sujets vous avez un devoir solennel à accomplir envers votre souveraine, et je ne serais pas propre à remplir les hautes fonctions dont le ciel m’a chargée, si je n’exigeais pas que chacun s’acquittât de cette obligation. Ce n’est pas moi qui règne en Castille ; c’est la Providence, dont je ne suis que l’humble et indigne instrument. Mes sujets sont mes enfants ; et je demande souvent à Dieu un cœur assez grand pour les contenir tous. Si les princes sont quelquefois obligés de frapper de leur disgrâce ceux qui se montrent indignes de leurs bontés, ils ne font qu’imiter cette Providence divine qui ne peut sourire au mal.

— J’espère, Señora, dit Mercédès avec timidité, voyant que la reine avait cessé de parler, que je n’ai pas été assez malheureuse pour vous déplaire. Perdre les bonnes grâces de Votre Altesse serait vraiment un malheur.

— Vous, ma fille ! non. Je voudrais que toutes les filles de Castille, nobles et autres, fussent aussi vraies, aussi modestes et aussi soumises que vous. Mais nous ne pouvons permettre que vous deveniez victime de vos sens. Vous êtes trop instruite, doña Mercédès, pour ne pas savoir distinguer ce qui n’est que brillant de ce qui est véritablement vertueux…

— Señora ! s’écria Mercédès avec empressement ; mais elle se tut sur-le-champ, sentant qu’interrompre la reine, c’était lui manquer de respect.

— J’écoute ce que vous vouliez dire, ma fille, dit Isabelle après avoir attendu un instant que la jeune fille effrayée continuât sa phrase. Parlez librement, vous êtes devant une mère.

— J’allais dire, Señora, que, si tout ce qui est brillant n’est pas vertueux, tout ce qui déplaît, à la vue, tout ce que la prudence peut condamner, n’est pas essentiellement vicieux.

— Je vous comprends, Señorita, et cette remarque n’est pas sans vérité. À présent, parlons d’autre chose. Vous paraissez envisager favorablement les projets de Colon, de ce navigateur ?

— L’opinion d’une jeune fille sans expérience ne peut avoir que bien peu de poids pour la reine de Castille, qui peut demander des conseils aux prélats et aux savants ecclésiastiques de son royaume, et consulter en outre sa propre prudence.

— Mais vous avez une bonne opinion de ses projets, ou je vous ai mal comprise ?

— Vous ne vous êtes pas trompée, Señora ; je pense favorablement des projets de Colon. Ils me semblent avoir une noblesse et une grandeur qui obtiendraient la protection de la Providence pour le bien des hommes et l’avantage de l’Église.

— Et vous croyez qu’il se trouverait de nobles cavaliers disposés à s’embarquer avec cet obscur Génois dans une entreprise si hardie ?

La reine sentit trembler la main qu’elle tenait affectueusement dans les siennes, et quand elle leva les yeux sur sa compagne, elle remarqua qu’elle rougissait et qu’elle tenait les siens baissés. Mais la généreuse Castillane pensa que c’était le moment critique pour la fortune de son amant, et elle s’arma de toute son énergie pour plaider sa cause.

— Oui, Señora, je le crois, répondit-elle avec une fermeté qui surprit la reine et qui lui plut en même temps, car Isabelle entrait dans toutes ses pensées et appréciait ses sentiments. — je pense que don Luis de Bobadilla l’accompagnera ; car depuis que sa tante lui a parlé de la nature et de la grandeur de cette entreprise, il semble ne plus songer à autre chose. Il serait même disposé à fournir de l’or pour cette expédition, si ses tuteurs voulaient y consentir.

— Ce que tout tuteur aurait grand tort de faire. Nous pouvons disposer de ce qui nous appartient, mais il ne nous est pas permis de hasarder le bien d’autrui. Si don Luis de Bobadilla persiste dans cette intention et agit en conséquence, j’aurai une idée plus favorable de son caractère que les circonstances ne me l’ont permis jusqu’à présent.

— Señora !

— Écoutez, ma fille, nous ne pouvons converser plus longtemps sur ce sujet. Le conseil m’attend, et le roi est déjà parti. Votre tutrice et moi, nous conférerons ensemble, et nous ne vous laisserons pas longtemps inutilement en suspens. — Mais, Mercédès de Valverde, souvenez-vous de votre vœu ; il a été prononcé librement, et il ne doit pas être inconsidérément oublié.

Isabelle baisa la joue de la jeune fille, et se retira, suivie de toutes ses dames, laissant Mercédès, partagée entre la crainte et l’espoir, seule au centre de ce vaste appartement, semblable à une belle statue de l’Incertitude.



  1. Cooper veut sans doute désigner ici la reine des Français Marie-Amélie.