Mercédès de Castille/Chapitre 10

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 18p. 143-161).
◄  Chapitre 9


CHAPITRE X.


Ô douces et mélancoliques mélodies d’Espagne qui bercèrent mon enfance ! comme votre souvenir fait tressaillir le cœur de l’exilé, et y éveille de pénibles regrets !
Le sanctuaire de la forêt.



Dès qu’Isabelle eut donné sa parole royale d’accorder son appui à Colomb dans sa grande entreprise, il ne put exister aucun doute raisonnable que l’expédition ne mît à la voile, quoique peu de personnes en attendissent des résultats importants. La conquête du royaume de Grenade paraissait alors quelque chose de bien plus glorieux que ne pouvait l’être aucune des suites probables de cette aventure, et le puissant intérêt qu’inspirait la chute de la domination des Maures en Espagne faisait presque oublier la merveille bien plus grande qui se préparait.

Il y avait pourtant un jeune cœur, plein de générosité, dont toutes les espérances se concentraient sur le succès de ce grand voyage, et il est à peine nécessaire d’ajouter que ce cœur était celui de Mercédès de Valverde. Elle avait suivi tous les événements qui venaient de se passer avec une anxiété que la jeunesse ardente, innocente et sans expérience, peut seule être capable d’éprouver. Au moment de voir toutes ses espérances se réaliser, elle était pénétrée d’une joie pure et tendre, elle se sentait heureuse. Quoiqu’elle aimât si véritablement et avec un dévouement si complet, la nature l’avait douée d’une sagacité et d’une intelligence trop supérieure pour ne pas reconnaître combien grande avait été la prudence de la reine et de sa tutrice, et ne pas s’expliquer leur hésitation. Elle savait trop ce qu’elle devait à sa réputation, à son nom, à sa famille, et au rang élevé qu’elle occupait auprès de la personne et dans la confiance de sa souveraine, pour désirer que sa main fût donnée à tout autre qu’à un époux digne d’elle ; et tandis qu’avec la dignité et la discrétion de son rang et de son sexe, elle déférait à tout ce que l’opinion et la prudence avaient droit d’exiger d’elle, une confiance sans bornes en son amant l’assurait qu’il saurait justifier son choix. Sa tante l’avait habituée à croire que le voyage du Génois devait amener de grands changements, et son enthousiasme religieux, semblable à celui de la reine, la portait à espérer tout ce qu’elle désirait avec une telle ardeur.

Tous ceux qui approchaient de la personne d’Isabelle savaient déjà qu’on s’occupait de rédiger par écrit les conditions convenues entre les souverains et Colomb, en les revêtissant des formes consacrées par l’usage. Pendant ce temps dont Luis ne chercha pas à avoir une entrevue avec sa maîtresse, et le hasard ne lui en procura pas l’occasion ; mais dès qu’il eut apprit que Colomb avait terminé tout ce qu’il avait jugé nécessaire à cet égard et avait quitté la cour pour se rendre sur la côte, il implora la générosité de sa tante, et la supplia de lui être favorable à l’instant où il allait quitter l’Espagne pour prendre part à une entreprise que tant de monde regardait comme désespérée. Tout ce qu’il demandait, était une promesse d’être accueilli avec bienveillance par sa maîtresse et sa famille, s’il revenait ayant réussi.

— Je vois que vous avez pris une leçon de votre nouveau maître, répondit la magnanime mais bonne Béatrix, en souriant, et vous voulez aussi faire vos conditions. Mais vous savez, Luis, que doña Mercédès de Valverde n’est pas la fille d’un paysan, et qu’on ne peut disposer légèrement de sa main. Le sang le plus noble d’Espagne coule dans ses veines, puisqu’elle a eu pour mère une Guzman, et qu’elle compte parmi ses parents une longue suite de Mendozas. En outre, c’est une des plus riches héritières de toute la Castille, et il conviendrait mal à sa tutrice de se relâcher de sa vigilance en faveur d’un jeune homme qui n’a fait que courir dans toute la chrétienté, uniquement parce que ce jeune homme est fils d’un frère qu’elle chérissait.

— Et si doña Mercédès est tout ce que vous dites, Señora, — et vous avez même oublié la plupart de ses dons les plus précieux, son excellent cœur, sa beauté, sa véracité et ses mille autres vertus ; — mais si elle est tout ce que vous dites, doña Béatrix, un Bobadilla est-il donc indigne d’elle ?

— Quoi ! si à tous ces avantages elle unit les perfections dont vous parlez vous-même, don Luis, l’excellent cœur, la véracité, et mille autres vertus, il me semble qu’un si grand coureur pourrait se contenter d’une liste plus courte, de peur de perdre le souvenir de quelques-unes de ces qualités dans un de ses nombreux voyages.

Le sérieux affecté de sa tante fit sourire Luis en dépit de lui-même, et ayant réussi à surmonter un léger ressentiment causé par ses paroles, il lui répondit de manière à ne pas compromettre la réputation de bonne humeur qu’il s’était faite.

— Je ne puis vous appeler, comme Son Altesse, marquise ma fille, dit-il avec un sourire si semblable à celui qu’on remarquait sur les traits de son père quand il cherchait à obtenir une concession, que doña Béatrix ne put s’empêcher de tressaillir ; mais je puis dire, avec plus de vérité, marquise ma tante, — et tante bien chère en même temps, — voulez-vous punir si sévèrement une légère indiscrétion de jeunesse ? À présent que Colon est sur le point de partir, j’avais espéré que le noble but que nous avons tous en vue vous avait fait tout oublier.

— Luis, répondit la tante avec l’air de résolution sévère qu’elle montrait si souvent dans ses actions comme dans ses discours, croyez-vous qu’un trait isolé de courage suffira pour gagner Mercédès, — pour endormir la vigilance de ses parents, — obtenir l’approbation de sa tutrice ? Apprenez, jeune homme trop confiant, que Mercédès de Guzman fut la compagne de mon enfance et l’amie la plus chère que j’aie jamais eue après Son Altesse, et qu’elle mit toute sa confiance en moi pour agir à l’égard de sa fille comme l’aurait fait une mère. La mort ne s’approcha d’elle qu’à pas lents, et le destin de celle qu’elle allait laisser orpheline fut le sujet de bien des discussions entre nous. Qu’elle devînt la femme de tout autre que d’un noble chrétien, c’est ce que ni elle ni moi nous ne regardâmes jamais comme possible. Mais tant de caractères différents se cachent sous un même extérieur, que les noms ne nous trompèrent pas. Je crois que la pauvre femme pensait plus à la situation future de sa fille dans le monde qu’à ses propres péchés, et qu’elle fit plus de prières pour le bonheur de l’orpheline que pour le pardon des fautes qu’elle avait pu commettre elle-même. Vous ne connaissez pas toute la force de la tendresse d’une mère, Luis, et vous ne pouvez comprendre toutes les craintes dont son cœur est assiégé quand elle est à l’instant de laisser une tendre plante comme Mercédès au milieu d’un monde dur et égoïste.

— Je puis aisément me figurer la mère de celle que j’aime, doña Béatrix, comme digne d’arriver au ciel sans avoir besoin de messes et de pater, comme c’est l’usage. Mais les tantes n’ont-elles pas de la tendresse pour leurs neveux aussi bien que les mères pour leurs enfants ?

— C’est un lien bien étroit et bien fort, mon cher Luis ; mais il n’est pas comparable à l’amour maternel. D’ailleurs vous n’êtes pas non plus à comparer à une jeune fille sensible, enthousiaste, douée d’un cœur sincère, plein de confiance dans sa pureté, et ouvert aux sentiments qui distinguent les femmes lorsqu’elles sont devenues mères.

— Par saint Jacques ! ne suis-je pas précisément tout ce qu’il faut pour rendre heureuse une pareille créature ? Et moi aussi je suis sensible, — beaucoup trop, sur ma foi, pour ma propre tranquillité. — J’ai aussi un cœur sincère, ce qui se prouve par le fait que je n’ai jamais aimé qu’une seule fois, quand cela aurait pu m’arriver cinquante. Si je n’ai pas tout à fait une confiance aveugle dans ma pureté de cœur, j’ai la confiance que donnent la jeunesse, la santé, la force et le courage, ce qui est tout aussi utile pour un cavalier. Enfin je suis loin d’être dépourvu de cette affection qui fait les bons pères, et c’est tout ce qu’on peut raisonnablement exiger d’un homme.

— Et ainsi, vaurien que vous êtes, vous vous croyez, sous tous les rapports, digne de devenir l’époux de Mercédès de Valverde ?

— Vous avez une manière embarrassante de poser vos questions, ma tante. Qui est, qui peut être exactement digne de ce qui est excellence même ? Il peut se faire que je ne le mérite pas entièrement, mais je n’en suis pas non plus complètement indigne. Ma naissance vaut la sienne ; sa fortune n’est guère plus considérable que la mienne ; mon âge ne s’éloigne pas du sien ; je possède les talents convenables à un chevalier, et je l’aime… plus que mon âme. Il me semble que ce dernier point devrait compter pour quelque chose, car l’homme qui aime à un tel degré, avec un tel dévouement, fera sûrement tous ses efforts pour rendre heureuse celle qui est l’objet de son amour.

— Mon neveu, vous êtes un jeune fou sans expérience, ayant un heureux enjouement, un excellent cœur et une tête faite pour contenir de meilleures pensées que celles qui s’y trouvent d’ordinaire, s’écria doña Béatrix cédant à un mouvement d’affection naturelle, tout en fronçant les sourcils. — Mais écoutez-moi, et, pour cette fois du moins, réfléchissez mûrement à ce que je vous dis. — Je vous ai parlé de la mère de Mercédès, des craintes et des inquiétudes qu’elle avait en mourant, et de la confiance qu’elle a mise en moi. Son Altesse et moi nous étions seules avec elle le matin du jour où son âme prit son essor vers le ciel : à cet instant suprême, elle nous peignit tous ses sentiments d’une manière qui fit sur nos cœurs une impression qui ne s’effacera que lorsque Son Altesse et moi nous aurons fait tout ce qu’il faut pour assurer le bonheur de sa fille. Vous avez nourri des pensées injustes à l’égard de la reine ; je ne sais même pas si vos discours imprudents ne l’ont point accusée de porter ses soins pour le bonheur de ses sujets au-delà des droits légitimes d’un monarque.

— Vous me faites en cela une grande injustice, doña Béatrix, s’écria don Luis avec précipitation ; — j’ai pu sentir, — j’ai senti vivement, cruellement, les conséquences des doutes que doña Isabelle avait conçus de ma constance ; mais jamais une pensée rebelle ne m’est venue à l’esprit, jamais un doute ne s’est élevé dans mon cœur sur le droit qu’elle possède de nous demander nos services et même le sacrifice de notre vie : c’est ce que tous ses sujets doivent à son autorité sacrée. Mais nous qui connaissons si bien le cœur et les intentions de la reine, nous savons que loin de rien faire par caprice ou par le désir de faire sentir son pouvoir, toutes ses actions n’ont d’autre mobile que son affection pour son peuple.

Don Luis prononça ces mots d’un ton grave ; la sincérité éclatait sur son visage, et il était impossible de ne pas voir qu’il pensait ce qu’il disait. Si les hommes réfléchissaient sur les suites qu’ont souvent leurs moindres paroles, ils mettraient moins de légèreté dans leurs discours, et la race des rapporteurs, depuis la classe la plus basse jusqu’au rang le plus élevé, finirait par s’éteindre, faute d’occupation. Peu de gens s’inquiétaient moins des conséquences de ce qu’ils disaient et y songeaient moins souvent que Luis de Bobadilla ; et pourtant cette réponse faite à la hâte, mais sincère, produisit un effet favorable pour lui, sur l’esprit de plus d’une des personnes qui exerçaient une influence directe sur son sort. Les éloges donnés à la reine avec tant de franchise, allèrent au cœur de la marquise de Moya, qui idolâtrait sa maîtresse plutôt qu’elle ne l’aimait, car la longue et étroite intimité qui existait entre elles lui avait fait connaître parfaitement le caractère pur et presque saint d’Isabelle. Quand elle répéta à la reine les paroles de don Luis, sa réputation bien établie de véracité lui valut une croyance implicite. Quelque droites que puissent être nos vues en général, une des voies les plus sûres pour arriver au cœur d’un autre, c’est de lui donner assurance qu’il est estimé et respecté, tandis que celui de tous les commandements divins auquel il est le plus difficile d’obéir, est celui qui nous ordonne d’aimer ceux qui nous haïssent. Isabelle, malgré ses hautes destinées et ses grandes qualités, était essentiellement femme, et quand elle apprit qu’en dépit de la froideur qu’elle avait quelquefois montrée à ce jeune homme, il avait pour elle une si profonde déférence et appréciait les sentiments dont elle était animée et les motifs qui la faisaient agir, d’une manière que sa conscience lui disait qu’elle méritait, elle fut plus disposée à regarder avec indulgence les défauts qui lui étaient particuliers, et à attribuer à la vivacité de son âge ce qui, vu sous un jour moins favorable, aurait pu passer pour un penchant ignoble.

Mais n’anticipons pas sur les événements.

Le premier résultat du discours de Luis fut qu’une expression plus douce se peignit sur la physionomie de sa tante, et qu’elle se trouva disposée à écouter avec plus d’indulgence ses sollicitations pour avoir un entretien particulier avec doña Mercédès.

— Je puis avoir été injuste envers vous sur ce point, Luis ; dit doña Béatrix, ses manières laissant apercevoir le changement qui venait de s’opérer dans ses idées, car je crois que vous sentez ce que vous devez à Son Altesse, et que vous rendez hommage au sentiment presque céleste de justice qui, régnant dans son cœur se répand sur toute la Castille. Vous n’avez rien perdu dans mon estime en manifestant ainsi votre respect et votre attachement pour la reine ; car il est impossible d’avoir de l’estime pour les vertus d’une femme, sans en montrer pour celle qui les réunit toutes en sa personne.

— N’en est-il pas de même de mon attachement pour votre pupille, ma chère tante ? Le choix que j’ai fait n’est-il pas, en quelque sorte, un gage de la justice et de la vérité de mes sentiments.

— Ah ! Luis de Bobadilla ! il n’est pas difficile d’ouvrir l’entrée de son cœur à un penchant pour la plus noble et la plus riche des filles de l’Espagne, surtout quand elle en est en même temps la plus belle.

— Suis-je donc un hypocrite, marquise ? Accusez-vous le fils de votre frère de feindre un sentiment qu’il n’éprouve pas ? Le croyez-vous soumis à l’influence d’une passion aussi vile que l’amour de l’or et des terres ?

— Des terres étrangères, jeune inconsidéré, répliqua doña Béatrix en souriant, mais non des terres des autres. — Non, Luis, aucun de ceux qui vous connaissent ne vous accusera d’hypocrisie. Nous croyons à la vérité et à l’ardeur de votre attachement, et c’est pour cela même que nous le redoutons.

— Quoi ! la reine et vous, faites-vous donc plus de cas d’un sentiment faux que d’un sentiment véritable ? d’un amour imaginaire et mensonger, que d’une passion honnête, franche et loyale ?

— C’est cet amour véritable, cette passion honnête, franche et loyale, comme vous l’appelez, qui peut le plus aisément éveiller un sentiment semblable dans le sein d’une jeune fille. Il n’y a pas de pierre de touche plus sûre que le cœur, pour éprouver la sensibilité, quand la tête n’est pas tournée par la vanité ; et plus la passion est véritable, plus il est facile à l’être qui en est l’objet de la découvrir. Deux gouttes d’eau ne se réunissent pas plus naturellement que deux cœurs qui éprouvent la force d’une attraction réciproque. Si vous n’aimiez pas véritablement Mercédès, vous pourriez comme mon proche parent, et un parent chéri, rire et chanter avec elle, toutes les fois que cela ne dérogerait pas à la dignité de son rang, sans me causer un moment d’inquiétude.

— Votre proche parent ! votre parent chéri ! Quel miracle, ma tante ! comment se fait-il donc qu’il me soit plus difficile de voir votre pupille…

— Qui est l’objet spécial des soins de la reine de Castille. Soit. Mais pourquoi un Bobadilla serait-il proscrit, même par une reine de Castille ?

Luis eut alors recours à tous ses moyens de persuasion, et, profitant d’un petit avantage qu’il avait remporté à force de prières et d’importunités, il réussit enfin à obtenir de doña Béatrix la promesse qu’elle demanderait à la reine la permission de lui accorder un entretien particulier avec doña Mercédès. Car, il est utile de le savoir, Isabelle, craignant l’influence que les liens du sang pourraient avoir sur la marquise, lui avait donné ses instructions à ce sujet : il avait été convenu entre elles, comme mesure de prudence, qu’on ne laisserait les deux jeunes gens se voir que le moins souvent possible. S’acquittant donc de la promesse qu’elle avait faite à son neveu, doña Béatrix fit part à la reine de la conversation qu’elle avait eue avec don Luis, et n’oublia pas de parler des sentiments qu’il avait manifestés en parlant d’elle. Cette communication fut favorable aux vues du jeune amant, et un des premiers fruits qu’il en retira fut la permission d’avoir l’entrevue qu’il désirait avec sa maîtresse.

— Ce ne sont pas des souverains, dit la reine avec un sourire dans lequel sa favorite remarqua quelque chose de mélancolique, quoique sa pénétration fût en défaut pour décider si quelque tristesse véritable en était la cause, ou si ce n’était que la conséquence d’une sorte de regard jeté en arrière sur un genre d’émotions qu’on sait ne pouvoir s’éveiller dans le cœur qu’une seule fois ; — ce ne sont pas des souverains, marquise ma fille, et il ne sont pas obligés de se faire la cour par procuration et de s’épouser sans se connaître : il pourrait ne pas être prudent de leur permettre de se voir trop souvent ; mais il serait cruel de refuser à votre neveu, qui va partir pour une expédition dont le résultat est si douteux, une seule occasion de déclarer sa tendresse et de faire des promesses de constance. Si Mercédès a véritablement quelque penchant pour lui, le souvenir de cette entrevue lui rendra moins pénible l’absence de don Luis.

— Et fournira de nouveaux aliments à sa flamme, dit la marquise d’un ton grave.

— Je n’en sais trop rien, ma bonne Beatrix ; car, si le pouvoir de Dieu peut amener le cœur de l’homme à sentir l’importance de ses devoirs religieux, sa main bienfaisante ne peut-elle pas le guider et le protéger aussi quand il est soumis à l’influence de sentiments plus mondains ? Mercédès n’oubliera jamais son devoir ; et comme l’imagination s’alimente d’elle-même, ce n’est peut-être pas le parti le plus sage de laisser une jeune enthousiaste comme notre pupille, si entièrement livrée aux idées qu’elle y puise. La réalité est souvent moins dangereuse que tout ce qui n’a d’autre base que l’imagination. D’une autre part, une telle entrevue ne fera rien perdre à votre neveu, parce qu’en lui remettant sans cesse sous les yeux le but qu’il semble avoir sérieusement en vue, elle le portera à faire plus d’efforts pour mériter d’y arriver.

— Je crois, Señora, que dans tout ce qui a rapport aux caprices des passions les meilleurs raisonnements ne sont pas les plus solides.

— Cela peut être vrai, Béatrix ; mais je ne vois pas que nous puissions raisonnablement refuser à don Luis cette entrevue, à l’instant où il va quitter ce pays. Dites-lui donc que je lui accorde ce qu’il désire, et rappelez-lui en même temps qu’un grand de ce royaume ne doit jamais quitter la Castille sans prendre congé de sa souveraine.

— Je crains, Votre Altesse, répondit la marquise en riant, que ce dernier ordre, quelque agréable et gracieux qu’il soit par le fait, ne paraisse à Luis une réprimande sévère, car il l’a déjà fait plus d’une fois, sans prendre congé même de sa tante.

— En ces occasions, il partait follement et sans réflexion ; mais cette fois il va prendre part à une honorable et noble entreprise, et nous lui ferons voir que nous sentons cette différence.

La conversation se porta alors sur d’autres objets ; mais il était bien entendu que la demande de don Luis lui était accordée. En cette occasion, Isabelle s’était écartée d’une règle que ses sentiments comme femme la portaient à s’imposer, sentiments qui lui faisaient souvent oublier qu’elle était reine, quand de graves devoirs ne le lui rappelaient pas. En effet, il eût été difficile de décider sous quel rapport cette excellente femme méritait le plus l’estime générale, soit sous le caractère élevé d’une souveraine juste et consciencieuse, soit quand elle agissait d’après l’impulsion plus directe de son sexe. Quant à la marquise, elle tenait peut-être plus que la reine elle-même à ce qu’elle regardait comme son devoir envers sa pupille ; car une plus grande responsabilité pesait sur elle, qui était exposée au soupçon de chercher à augmenter les richesses de sa famille et à la fortifier par une alliance avec une maison puissante, en favorisant l’union de son neveu avec sa pupille. Cependant tout désir d’Isabelle était une loi pour doña Béatrix, et elle ne tarda pas à informer Mercédès de son intention de permettre, pour une fois, à son neveu, de plaider sa cause devant elle avant de partir pour une entreprise incertaine et dangereuse.

Notre héroïne apprit cette nouvelle avec ces émotions, mélange de joie et de crainte, d’espoir et de pressentiments fâcheux, qu’on trouve si souvent dans le cœur d’une femme quand des sentiments nouveaux pour elle viennent se mêler à la passion dominatrice. Elle n’avait jamais cru possible que Luis partît pour une expédition du genre de celle qui allait avoir lieu sans faire tous ses efforts pour la voir seul à seule ; mais à présent qu’elle était assurée que la reine et sa tutrice consentaient à cette entrevue, elle regrettait presque quelles y eussent donné leur approbation. Ces émotions contradictoires firent pourtant bientôt place à une douce mélancolie qui s’empara d’elle de plus en plus, à mesure que le moment du départ de don Luis approchait. Ses pensées relativement à l’empressement que Luis avait montré pour faire partie de l’expédition n’étaient pas plus d’accord entre elles. Tantôt elle se félicitait de la noble résolution de son amant et de son dévouement à la gloire de Dieu et aux intérêts de l’Église, songeant avec fierté que, parmi la haute noblesse de Castille, il était le seul qui eût voulu risquer sa vie et braver les sarcasmes en accompagnant le Génois ; tantôt, tourmentée d’inquiétudes, elle craignait que le désir de courir le monde et de chercher les aventures n’eût autant d’empire sur son cœur que son amour pour elle. Il n’y avait rien de bien nouveau dans tout cela : plus les sentiments de ceux qui se soumettent véritablement à l’influence de l’amour sont purs et ingénus, plus leur méfiance devient active, et plus leurs pressentiments les tourmentent.

— Ayant une fois pris son parti, doña Béatrix agit loyalement avec les deux amants. Sitôt que don Luis parut devant elle, le matin du jour fixé pour son départ, elle lui dit que Mercédès l’attendait dans le salon qui faisait partie de l’appartement que sa pupille occupait chez elle. Prenant à peine le temps de baiser la main de sa tante et de lui donner les autres marques de respect que la coutume de ce siècle exigeait des jeunes gens à l’égard des personnes plus avancées en âge, et surtout quand il existait entre eux un lien de parenté aussi proche que celui qui unissait la marquise de Moya à Luis de Bobadilla, comte de Llera, le jeune homme partit comme un éclair et fut bientôt auprès de sa maîtresse. Préparée à cette entrevue, Mercédès ne montra son émotion que par le coloris plus vermeil de ses joues et par l’éclat plus vif de deux yeux toujours brillants, quoique souvent l’expression en fût douce et mélancolique.

— Luis ! s’écria-t-elle ; et alors, comme si elle eût été honteuse de l’émotion que trahissait le son même de sa voix, elle retira le pied qui s’était involontairement avancé pour aller à sa rencontre ; mais sa main resta étendue vers lui avec une confiance amicale.

— Mercédès ! s’écria Luis, et la main qu’il tenait fut retirée, pour mettre fin aux baisers dont il la couvrait ; depuis quelque temps il est plus difficile de vous voir que de découvrir le Cathay du Génois ; car, grâce à la reine et à doña Béatrix, vous êtes gardée de plus près par vos protectrices, que le paradis terrestre le fut jamais par les anges.

— Et cela est-il donc inutile, Luis, quand c’est vous qui êtes le danger qu’on craint ?

— S’imaginent-elles que je vous enlèverai, comme une jeune fille maure emportée en croupe par un chevalier chrétien, pour vous placer à bord de la caravelle de Colon, afin d’aller chercher ensemble le Prestre-Jean ou le Grand-Khan ?

— Elles peuvent vous croire capable d’un tel acte de folie, Luis ; mais je doute qu’elles m’en soupçonnent.

— Non, car vous êtes vraiment un modèle de prudence, en tout ce qui exige de la sensibilité pour votre amant.

— Luis ! s’écria Mercédès, les larmes lui venant aux yeux malgré elle.

— Pardon, Mercédès, — pardon, chère Mercédès. — C’est ce délai, ce sont toutes ces froides et cruelles précautions qui font que je m’oublie. Au lieu d’être un noble chevalier castillan, suis-je donc un aventurier inconnu, un mendiant, pour qu’on me traite ainsi ?

— Vous oubliez, Luis, que les jeunes Castillanes de sang noble n’ont pas coutume de voir même les nobles chevaliers castillans en tête-à-tête. Sans l’indulgence de Son Altesse et la bonté de ma tutrice, qui est aussi votre tante, cette entrevue n’aurait pu avoir lieu.

— Tête-à-tête ! — Et vous appelez cela un tête-à-tête, — une grande faveur de Son Altesse, — quand vous voyez que nous sommes épiés par deux yeux, sinon par deux oreilles ? J’ose à peine parler autrement que tout bas, de crainte que le son de ma voix ne trouble cette vénérable dame dans ses méditations.

Tandis qu’il parlait ainsi, Luis de Bobadilla avait les yeux fixés sur la duègne de sa maîtresse, qu’on voyait assise dans une chambre voisine dont la porte était ouverte, et où la bonne femme s’occupait avec attention à lire des homélies.

— Vous voulez parler de la pauvre Pépita, répondit Mercédès en riant ; car la présence d’une femme qu’elle était accoutumée à voir près d’elle depuis son enfance n’imposait pas plus de contrainte à l’innocence de ses pensées et de ses discours que ne l’aurait fait une autre elle-même, si un tel être avait pu exister. Elle a fait bien des protestations contre cette entrevue, qu’elle déclare contraire à l’étiquette de la noblesse, et à laquelle elle assure que ma sainte mère n’aurait jamais consenti si elle vivait encore.

— Oui, son extérieur suffirait pour mettre aux prises avec elle toute âme généreuse. On peut voir l’envie contre votre jeunesse et contre votre beauté empreinte au fond de chaque ride de sa figure repoussante.

— Vous connaissez bien peu mon excellente Pépita. Elle ne porte envie à rien, et je ne lui connais qu’une faiblesse, qui est trop d’affection et d’indulgence pour moi.

— Je déteste une duègne ; — oui, autant que je déteste un infidèle.

— Señor, dit Pépita, dont les oreilles vigilantes, malgré l’homélie qu’elle lisait, avaient tout entendu, c’est un sentiment qui est commun à tous les jeunes cavaliers, à ce que je crois ; mais j’ai entendu dire que la même duègne, dont la physionomie paraît si repoussante aux yeux de l’amant, devient ensuite agréable à ceux du mari. Cependant, puisque mes traits et mes rides vous déplaisent, et sans doute vous font peine à voir, je fermerai cette porte, et, par ce moyen, vous ne me verrez plus, et nous ne pourrons entendre, vous le bruit désagréable de ma toux, et moi vos protestations d’amour.

La duègne prononça ces mots d’un ton qui n’était nullement celui des femmes de sa classe, et, avec une bonne humeur qui semblait difficile à ébranler, puisque les remarques peu galantes de don Luis n’y avaient porté aucune atteinte.

— Vous ne fermerez pas la porte, Pépita, s’écria Mercédès en rougissant, et s’avançant pour l’en empêcher. Que peut avoir à me dire le comte de Llera que vous ne puissiez entendre ?

— Le noble cavalier a à vous parler d’amour, ma chère enfant.

— Et est-ce là ce qui vous effraie, vous qui connaissez si bien le langage de l’affection ? Tous vos discours n’ont-ils pas respiré ce sentiment depuis que je vous connais et que je suis confiée à vos soins ?

— C’est un mauvais présage pour vous, Señor, dit Pépita en souriant, tandis qu’elle suspendait le mouvement de la main qui tenait la porte pour la fermer, si doña Mercédès ne voit votre affection que sous le même point de vue que la mienne. — Sûrement, ma chère enfant, vous ne pouvez m’envisager comme un jeune et galant cavalier venu à vos pieds pour ouvrir son âme ni croire que le langage de simple affection dont je me sers avec vous puisse ressembler à ce qui découlera des lèvres d’un Bobadilla désirant gagner le cœur de la plus belle fille de Castille.

Mercédès baissa les yeux, car, quoique innocente comme la pureté même, son cœur lui disait qu’il devait y avoir une différence entre le langage d’une duègne et celui d’un amant, même quand ils ne voulaient l’un et l’autre qu’exprimer leur affection. Sa main droite laissa échapper la porte qu’elle avait saisie pour empêcher Pépita de la fermer, et elle l’employa ainsi que la gauche à se cacher le visage, couvert d’une vive rongeur. Pépita profita de ce moment pour fermer la porte. Un sourire de triomphe brilla sur les beaux traits de Luis, et après avoir fait une douce violence à sa maîtresse pour la reconduire au fauteuil qu’elle avait quitté lorsqu’il était arrivé, il s’assit à ses pieds sur un tabouret, et se plaçant en face de celle qu’il révérait comme son idole, il reprit la parole :

— Voilà le modèle des duègnes ! s’écria-t-il ; j’aurais dû savoir qu’aucune femme de l’école déraisonnable et malavisée de cette engeance ne pouvait être tolérée près de votre personne. — Cette Pépita est un véritable joyau, et elle peut se regarder comme établie dans sa place pour toute sa vie, si, par suite de l’adresse de ce Génois, de ma propre résolution, du repentir de la reine et de vos bonnes grâces, Mercédès, je suis assez heureux pour devenir votre époux.

— Vous oubliez, Luis, dit Mercédès tremblante, mais riant de l’idée qu’elle exprimait ; vous oubliez que si le mari estime la duègne que l’amant ne pouvait souffrir, l’amant peut estimer la duègne qui déplaît au mari.

Peste ! il y a trop de raffinement là-dessous pour la philosophie de Luis de Bobadilla, qui va toujours droit devant lui. Il n’y a qu’une chose que je prétende savoir, dont je ne permets à personne de douter, et que je suis prêt à soutenir en face de tous les docteurs de Salamanque, et de toute la chevalerie de la chrétienté, en y comprenant celle des infidèles : c’est que vous êtes la plus belle, la plus douce, la plus aimable, la plus vertueuse, et en toutes choses la plus attrayante fille de toute l’Espagne, et que nul chevalier vivant n’aime et n’honore sa maîtresse comme je vous aime et je vous honore.

Le langage de l’admiration est toujours flatteur pour les oreilles d’une femme, et Mercédès, accordant aux paroles de son amant un mérite de sincérité que son ton et ses manières garantissaient pleinement, oublia sa duègne et l’observation maligne qu’elle venait de faire elle-même, pour ne songer qu’au plaisir d’écouter des assurances d’affection qui lui étaient si agréables. Cependant la timidité de son sexe et la date encore récente de leur confiance mutuelle firent qu’elle y répondit avec une certaine réserve.

— On m’a dit que vous autres jeunes cavaliers qui aspirez après des occasions de montrer votre adresse et votre courage dans les tournois, la lance au poing, vous faites sans cesse de semblables protestations en l’honneur de quelque noble demoiselle, afin d’engager les autres à vous contredire, de montrer ainsi votre prouesse comme chevalier, et de gagner du renom.

— Cela vient de ce que vous êtes si souvent enfermée dans les appartements privés de doña Béatrix, de peur que les yeux de quelque audacieux Espagnol ne profanent votre beauté en l’admirant. Nous ne sommes plus dans ce siècle des chevaliers errants et des troubadours, temps où les hommes commettaient mille folies pour paraître encore plus faibles que la nature ne les avait faits. Dans ce siècle, vos chevaliers discouraient beaucoup d’amour, mais dans le nôtre, ils le sentent. — En vérité, je crois que cela rappelle un peu la moralité profonde de Pépita.

— Ne dites rien contre Pépita, Luis ; songez qu’elle s’est montrée votre amie aujourd’hui, sans quoi votre langue et vos yeux auraient subi la contrainte causée par sa présence. Mais ce que vous appelez la moralité de la bonne duègne est dans le fait celle de l’excellente et noble doña Béatrix de Cabréra, marquise de Moya, née Bobadilla, à ce que je crois.

— Eh bien ! en bien ! j’ose dire qu’il n’y a pas une grande différence entre les leçons d’une duchesse et celles d’une duègne, dans le secret du cabinet, quand il s’agit de garder une créature belle, riche et vertueuse comme vous. On fait accroire aux jeunes filles, dit-on, que nous autres cavaliers nous sommes des ogres, et que le seul moyen de gagner le paradis, c’est de penser beaucoup de mal de nous. Aussi, quand les parents ont arrangé un mariage sortable, la pauvre jeune créature est alarmée tout à coup en recevant l’ordre de se montrer en public pour épouser un de ces monstres.

— Et c’est de cette manière que vous avez été traité ! Il me semble qu’on se donne beaucoup de peine pour porter les jeunes gens des deux sexes à mal penser les uns des autres. — Mais à quoi pensons-nous, Luis ? Nous perdons des moments précieux, des moments qui ne reviendront peut-être jamais. — Que fait Colon ? — Quand doit-il quitter la cour ?

— Il est déjà parti. La reine ayant accédé à toutes ses demandes, il a quitté Santa-Fé, investi de tous les pouvoirs qui appartiennent à l’autorité royale. Si vous entendez parler d’un certain Pédro de Muños, ou Pédo Gutierrez, comme étant à la cour de Cathay, vous saurez à quoi vous devez attribuer ses folies.

— J’aimerais mieux, Luis, que vous fissiez ce voyage sous votre nom véritable que sous un nom supposé ; les déguisements de ce genre sont rarement sages, et sûrement vous ne prenez point part à cette entreprise, — ici le sang monta aux joues de Mercédès, — par des motifs dont vous ayez à rougir.

— C’est le désir de ma tante. Quant à moi, j’aurais attaché vos couleurs à mon casque, vos emblèmes sur mon bouclier, et j’aurais fait savoir, et auprès et au loin, que don Luis de Llera se rendait à la cour du Cathay pour défier toute la chevalerie du pays de montrer une jeune fille aussi belle et aussi vertueuse que vous.

— Nous ne sommes plus dans le siècle des chevaliers errants, sire chevalier, répondit Mercédès en riant, quoique chaque mot qui tendait à prouver le sincère et entier dévouement de son amant allât directement à son cœur, y affermît le pouvoir de l’amour, et augmentât la flamme qui y brûlait, en lui fournissant les aliments les plus propres à l’entretenir ; — nous ne sommes plus dans le siècle des chevaliers errants, comme vous le disiez vous-même tout à l’heure, don Luis de Bobadilla : nous vivons dans un siècle de raison et de vérité, dans un temps où l’amant lui-même réfléchit, et où il est aussi en état de découvrir les défauts de sa maîtresse que de vanter ses perfections. J’attends mieux de vous que d’apprendre que vous avez couru sur tous les grands chemins du Cathay, cherchant des géants et les défiant au combat en l’honneur de ma beauté, et excitant les autres à la dénier, quand ce ne serait que par esprit d’opposition à vos éloges exagérés. Ah ! Luis, vous êtes engagé dans une noble entreprise, — qui joindra votre nom à ceux des hommes les plus illustres, — et qui sera un jour pour vous un objet de gloire et de triomphe, quand l’âge aura terni nos yeux et que nous chercherons dans le passé quelque action dont nous puissions être fiers.

Avec quelle émotion délicieuse le jeune amant entendit sa maîtresse, dans l’innocence et la plénitude de son cœur, parler de leurs destins futurs en les réunissant sous un seul et même point de vue ! Et lorsqu’elle eut cessé de parler, sans se douter du sens qu’il pouvait attacher à ce qu’elle venait de dire, il écoutait avec la même attention que s’il eût encore pu entendre les sons qui avaient cessé de frapper ses oreilles.

— Quelle entreprise peut être plus noble, plus digne d’exciter toute ma résolution, que celle qui doit m’obtenir votre main ? s’écria-t-il enfin ; je n’ai pas d’autre but en partant avec Colon. Je partagerai ses dangers, afin d’ôter tout prétexte aux objections d’Isabelle, et je le suivrai jusqu’à l’extrémité de la terre plutôt que de ne pas faire honneur à votre choix. — Vous êtes mon grand-khan, chère Mercédès, et vos sourires sont les seuls trésors du Cathay que je désire.

— Ne parlez pas ainsi, mon cher Luis ; car vous ne rendez pas justice à la noblesse de votre âme et à la générosité de vos intentions. Ce projet de Colon est d’une grandeur prodigieuse ; et quoique je sois enchantée qu’il en ait conçu l’idée et qu’il ait eu le courage de vouloir l’exécuter lui-même, à cause de l’utilité qu’en retireront les païens et de la manière dont il contribuera nécessairement à la gloire de Dieu, je sens que je n’en suis pas moins charmée en songeant que votre nom vivra aussi longtemps que le souvenir de cette grande entreprise, et que vous ferez rougir vos détracteurs par la résolution et le courage que vous aurez montrés pour coopérer à sa réussite.

— Tout cela n’est que la vérité, Mercédès, si nous arrivons aux Indes : mais si les saints nous retirent leur protection et que notre projet échoue, je crains que vous-même vous n’ayez honte d’avouer l’intérêt que vous prenez à un malheureux aventurier s’il revenait sans avoir réussi et après s’être rendu un objet de dérision et de sarcasmes, au lieu d’avoir acquis cette distinction honorable que vous semblez attendre avec tant de confiance.

— En ce cas, Luis de Bobadilla, répondit vivement Mercédès avec un accent de tendresse qui appela de nouvelles couleurs sur ses joues, tandis que ses yeux brillaient d’un éclat qui, augmentant à mesure qu’elle parlait, devint presque surnaturel ; — en ce cas, vous ne me connaissez pas. Je désire que vous partagiez la gloire de cette entreprise, parce que votre jeunesse n’a pas été tout à fait à l’abri de la censure et de la calomnie, et que, je le sens, vous n’en parviendrez que plus facilement à obtenir les bonnes grâces de Son Altesse. Mais si vous croyez que le courage de partir avec Colon était nécessaire pour me porter à penser favorablement du neveu de ma tutrice, vous ne connaissez pas le sentiment qui m’entraîne vers vous, et vous appréciez mal les heures que j’ai passées dans le chagrin à cause de vous.

— Chère Mercédès ! votre âme est trop noble et trop généreuse ! je suis indigne d’une sincérité si pure, d’un dévouement si vrai. Chassez-moi de votre présence, pour que je ne puisse plus vous causer un seul instant de chagrin.

— Je craindrais, Luis, que le remède ne fût pire que le mal, répondit la belle Castillane souriant et rougissant tout ensemble, et fixant sur lui des yeux éloquents qui avouaient combien il y avait de tendresse dans son cœur. — Il faut que je sois heureuse ou malheureuse avec vous, suivant que la Providence en décidera, ou misérable sans vous.

La conversation des deux amants prit alors un cours moins régulier, mais plus large, comme c’est la coutume entre gens qui sentent autant qu’ils raisonnent, et il y fut question de plus d’intérêts, de sentiments et d’événements que les limites de cet ouvrage ne nous permettent d’en rapporter. Luis, comme c’est l’ordinaire, fut tour à tour inconséquent, jaloux, repentant, plein de passion et prodigue de protestations : tantôt son imagination ne lui peignait que malheurs, tantôt il se figurait un paradis sur la terre. Mercédès se montra enthousiaste, généreuse, et unissant à un dévouement sans bornes les principes les plus élevés et un oubli complet d’elle-même : écoutant avec une tendresse qui semblait concentrer tout son être dans son amour les vœux ardents que lui exprimait son amant, elle repoussait ses protestations avec la réserve de son âge et la dignité de son sexe quand elles devenaient exagérées ou indiscrètes.

Cette entrevue dura une heure, et il est inutile de dire combien de promesses de constance furent échangés, et combien de fois furent répétées celles de n’avoir jamais d’autre époux ou d’autre épouse. Lorsque le moment où ils devaient se séparer approcha, Mercédès ouvrit un coffret qui contenait ses bijoux, et en choisit un qu’elle offrit à son amant comme un gage de sa foi.

— Je ne vous donnerai pas un gant pour le porter sur votre casque dans les tournois, Luis, dit-elle, mais je vous offre ce symbole sacré qui pourra vous rappeler en même temps le grand but que vous avez aujourd’hui sous les yeux, et celle qui attendra le résultat de votre voyage avec une inquiétude presque aussi vive que celle que ressent Colon lui-même. Vous n’aurez pas besoin d’autre crucifix auquel vous adressiez vos prières, et ces pierres sont des saphirs, qui, comme vous le savez, sont un emblème de fidélité, — sentiment qui doit toujours vivre dans votre cœur, en tant qu’il a rapport à votre bonheur éternel, et que je ne serais pas fâchée d’y savoir également lorsque vous penserez à celle qui vous a donné cette bagatelle.

Elle prononça ces mots d’un ton moitié mélancolique, moitié enjoué ; car, à l’instant de se séparer de son amant, Mercédès sentait déjà le chagrin peser lourdement sur son cœur ; mais le sentiment auquel elle venait de faire allusion lui donnait une telle force, qu’elle avait presque le sourire sur les lèvres : sa voix avait cet accent séducteur qui se trouve chez la jeunesse quand elle avoue ses tendres émotions et que son cœur est accablé par des pensées d’absence et de danger. Son présent, la petite croix en saphirs, était d’une grande valeur, mais non moins précieux encore par l’intention et le caractère de celle qui l’offrait.

— Vous avez eu soin de mon âme en me faisant un pareil don, Mercédès, dit Luis en souriant, après avoir baisé la petite croix à plusieurs reprises ; vous avez voulu que, si le souverain du Cathay refuse de se convertir à notre foi, nous ne nous laissions pas convertir à la sienne. Auprès d’un présent si précieux, je crains que le mien ne paraisse frivole et sans prix.

— Une boucle de vos cheveux est tout ce que je désire, Luis. Vous savez que je ne manque pas de joyaux.

— Si je pouvais le croire, tous mes cheveux tomberaient à l’instant, et je partirais d’Espagne la tête aussi nue que celle d’un moine ou d’un infidèle. Mais les Bobadillas ont aussi leurs bijoux, et la future épouse d’un Bobadilla en portera un. — Ce collier a appartenu à ma mère, et l’on dit qu’il avait d’abord appartenu à une reine. Mais de toutes celles qui l’ont porté, Mercédès, aucune n’y aura fait autant d’honneur que vous.

— Je l’accepte, Luis ; car, offert par vous, je ne saurais le refuser ; mais je ne l’accepte qu’en tremblant, parce que je vois dans ces présents mutuels les emblèmes de nos deux caractères. Vous avez choisi ce qui brille, ce qui avec le temps devient indifférent à tous les yeux, ce qui cause de loin en loin quelque plaisir ; et moi, avec le cœur d’une femme, j’ai choisi ce qui peint la constance. Je crains que quelque beauté brillante de l’Orient ne réussisse à gagner votre admiration durable, mieux qu’une pauvre fille castillane qui n’a guère pour elle que sa confiance et sa tendresse.

Le jeune amant fut prodigue de protestations de fidélité, et Mercédès lui permit un long embrassement avant leur séparation. Elle pleura sur le sein de don Luis, et à l’instant où il allait la quitter, la passion, comme c’est l’usage chez les femmes, l’emporta sur les formes, et son âme avoua toute sa faiblesse. Don Luis s’arracha enfin de sa présence, et dès la nuit suivante il était en chemin vers la côte, sous un nom supposé, et portant le costume le plus simple. — Colomb l’y avait déjà précédé.