Mercédès de Castille/Chapitre 11

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 18p. 162-176).


CHAPITRE XI.


Mais ou est Harold ? Oublierai-je donc de suivre sur les flots ce sombre voyageur ? Il pensait fort peu à tout ce que les hommes regrettent ; nulle maîtresse chérie ne fit retentir les airs de fausses lamentations ; nul ami ne lui tendit la main avant qu’il partît pour d’autres climats.
Lord Byron.



Le lecteur ne doit pas supposer que toute l’Europe eût les yeux ouverts sur nos aventuriers. La vérité et le mensonge, compagnons inséparables, à ce qu’il paraît, n’étaient point alors répandus sur toute la terre, au moyen des journaux, avec une promptitude intéressée. Il n’y avait qu’un petit nombre de favoris du ciel qui apprenaient de bonne heure la nouvelle d’entreprises semblables à celles dont Colomb s’occupait alors. Luis de Bobadilla s’était donc retiré de la cour sans qu’on y fît attention, et ceux qui s’aperçurent de son absence supposèrent qu’il était parti pour aller dans un de ses domaines, ou qu’il avait commencé un autre de ces voyages de fantaisie qu’on regardait comme une dérogation à son rang de chevalier, et comme indignes de sa naissance. Quant au Génois, à peine s’aperçut-on de son départ, quoique les courtisans sussent en général qu’Isabelle avait pris avec lui quelques arrangements qui donnaient à cet aventurier un rang plus élevé et de plus grands avantages que ses services futurs ne le mériteraient probablement jamais. Les autres de ses compagnons étaient trop peu connus pour attirer beaucoup d’attention, et ils étaient partis, chacun de son côté, pour la côte, sans que personne s’inquiétât de leurs mouvements, hors du cercle étroit de leurs connaissances. Et cette expédition, si audacieuse dans son but, si importante dans ses résultats, n’était pas destinée à partir d’un des premiers ports de l’Espagne ; l’ordre de fournir les moyens de départ nécessaires avait été envoyé à un port d’une importance tout à fait secondaire, et qui ne semblait avoir d’autre recommandation pour ce service particulier que de posséder de bons marins et d’être situé en deçà du détroit de Gibraltar, que les pirates africains rendaient quelquefois dangereux. On dit pourtant que cet ordre avait été envoyé au port en question parce que, par suite de quelque contravention aux lois, il avait été condamné à fournir à la couronne, pendant un an, deux caravelles armées. Il paraît que de pareilles punitions faisaient partie de la politique d’un siècle où les équipages des navires ne se composaient guère que de levées faites dans les ports, et où les vaisseaux étaient montés par des soldats de l’armée de terre.

Palos de Moguer, nom du port qui devait payer cette sorte d’amende, était une ville de peu d’importance, même à la fin du quinzième siècle, et n’est plus aujourd’hui qu’un petit village habité par des pêcheurs. Comme la plupart des places qui sont peu favorisées par la nature, cette ville était habitée par une population hardie, et aventureuse, — autant qu’on peut être aventureux dans un siècle d’ignorance. Ce port ne possédait pas d’importantes caraques ; sa pauvreté et le genre de commerce qu’il faisait ne lui rendaient nécessaires que la légère caravelle et la felouque plus humble encore. Toute l’aide que Colomb avait pu obtenir des deux couronnes, après de si longues sollicitations, avait donc été l’ordre d’équiper ces deux caravelles, et d’y placer les hommes et les officiers qui faisaient inévitablement partie d’une expédition royale. Le lecteur ne doit pourtant pas conclure de ce fait qu’Isabelle eût été coupable d’une lésinerie sordide, ou d’un manque de foi envers Colomb. Cette circonstance avait pour cause l’épuisement du trésor de la reine, par suite de la dernière guerre contre les Maures, et peut-être encore plus l’expérience et le génie du grand navigateur lui-même, qui savait fort bien que, pour un voyage de découverte, des caravelles seraient plus utiles et plus sûres que de plus grands bâtiments.

Sur le haut d’un promontoire rocailleux, à moins d’une lieue de Palos, était le couvent de la Rabida, devenu depuis si célèbre par l’hospitalité qu’y reçut Colomb. Sept ans avant l’époque où notre récit nous amène, le grand navigateur, conduisant par la main son fils fatigué, s’était présenté à la porte de cet édifice pour solliciter quelque nourriture pour cet enfant. Cette anecdote est trop connue pour qu’il soit utile de la répéter ; nous ajouterons seulement que son long séjour dans ce couvent, les amis qu’il s’était faits tant parmi les pieux franciscains qui l’occupaient que dans le voisinage, furent probablement aussi des motifs qui s’engagèrent à suggérer à la reine le choix de ce port. Colomb avait propagé ses idées, non seulement parmi les moines, mais aussi dans les environs, et c’était là que se trouvaient les premiers prosélytes qu’il eût faits en Espagne.

Malgré toutes ces circonstances, l’ordre d’équiper deux caravelles répandit la consternation parmi les marins de Palos. On regardait comme un exploit très-remarquable de longer la côte d’Afrique en descendant vers l’équateur. L’esprit du peuple se formait les idées les plus étranges sur ces régions inconnues, et il y avait même des gens qui se figuraient qu’en continuant à avancer vers le sud, il était possible d’arriver à une partie de la terre où toute vie animale et végétale devait s’anéantir, par suite de la chaleur intense du soleil. Les révolutions des planètes, le mouvement journalier de la terre, et les causes du changement des saisons, étaient encore de profonds mystères, même pour les savants ; ou si quelque étincelle de la vérité se laissait entrevoir, c’était comme la première lueur de l’aurore, qui annonce faiblement et comme en hésitant l’approche du jour. Il n’est donc pas étonnant que les marins de Palos, simples et illettrés, aient regardé l’ordre de la couronne comme une sentence de mort rendue contre tous ceux qui seraient forcés d’y obéir. Ils s’imaginaient que l’Océan, quand on était arrivé à une certaine distance, était, comme le firmament, une sorte de vide ou de chaos, et, dans leur ignorance, supposaient qu’à partir de ce point, des courants et des trombes conduisaient à des climats de feu et à des scènes de destruction épouvantable. Quelques-uns même croyaient qu’il était possible d’arriver jusqu’à l’extrémité de la terre, et d’être ensuite entraîné dans le vide par des courants rapides et invisibles.

Tel était l’état des choses vers le milieu de janvier. Colomb était dans le couvent de la Rabida avec son ami le père Juan Pérez, son fidèle partisan, quand un frère vint lui annoncer qu’un étranger était à la porte, et demandait le señor Christoval Colon.

— A-t-il l’air d’un messager de la cour ? demanda le navigateur ; car, puisque la mission de Juan de Peñalosa a été infructueuse, il faut de nouveaux ordres de Leurs Altesses pour faire exécuter leurs intentions.

— Je ne le crois pas, Señor, répondit le frère lai, car ces messagers de la cour arrivent toujours sur des coursiers écumants, ont l’air pressé et le verbe haut ; ce jeune cavalier, au contraire, paraît fort modeste, et est monté sur un vigoureux mulet andalous.

— Vous a-t-il dit son nom, bon Sancho ?

— Il m’en a dit deux, Señor ; Pédro de Muños, ou Péro Gutierrez, sans don.

— Fort bien, dit Colomb se tournant rapidement vers la porte, mais conservant d’ailleurs tout son sang-froid ; j’attendais ce jeune homme, et il est le bien-venu. Faites-le entrer sur-le-champ, Sancho, et sans aucune cérémonie inutile.

— Une connaissance de la cour, Señor ? dit le père prieur, du ton dont on fait une question indirecte.

— Mon père, c’est un jeune homme qui a le courage de hasarder sa vie et sa réputation pour la gloire de Dieu et le bien de son Église, en s’embarquant dans notre entreprise. Il sort d’une famille respectable, et n’est pas dépourvu des dons de la fortune. S’il n’était encore mineur, l’or ne nous manquerait pas au besoin.

À l’instant où Colomb venait de parler, la porte s’ouvrit, et Luis de Bobadilla entra. Le jeune comte s’était dépouillé de tous les signes extérieurs qui pouvaient faire connaître son haut rang, et parut sous le costume modeste d’un voyageur appartenant à une classe dans laquelle il semblait qu’on eût trouvé plus facilement des recrues pour l’expédition que dans celle dont il faisait partie. Il salua Colomb avec une cordialité sincère et respectueuse, et le franciscain avec un air d’humble déférence. Le Génois reconnut sur-le-champ que cet ardent et intrépide jeune homme entrait dans son entreprise avec la ferme résolution d’employer tous les moyens en son pouvoir pour la conduire à une heureuse issue.

— Vous êtes le bienvenu, Pédro, dit Colomb dès que Luis l’eut salué. Vous arrivez sur la côte au moment où votre présence et votre appui peuvent m’être de la plus grande utilité. Le premier ordre de Son Altesse qui mettait à ma disposition deux caravelles pour le service de la couronne a été complètement méconnu ; un second, qui m’autorisait à saisir tels bâtiments qui pourraient nous convenir, n’a pas été plus respecté, quoique le señor de Peñalosa eût été envoyé tout exprès par la cour pour le faire exécuter, sous peine pour la ville de payer une amende de deux cents maravédis par jour de retard. Les idiots se sont rempli l’imagination de tous les maux qui peuvent causer l’épouvante, eux et leurs voisins ; et il me semble que je suis aussi loin de voir mes espérances s’accomplir, que je l’étais avant d’avoir obtenu l’amitié de ce bon père et la protection de la reine Isabelle. C’est une chose cruelle, Pédro, de consumer sa vie en espérances déçues, quand on a en vue un aussi grand objet que l’accroissement des connaissances humaines et la propagation de la foi.

— Je vous apporte de bonnes nouvelles, Señor. En venant de la ville de Moguer ici, j’ai eu pour compagnon de route un nommé Martin Alonzo Pinzon, marin, avec qui j’ai fait autrefois un voyage sur mer, et nous avons beaucoup causé de votre projet et des difficultés que vous avez éprouvées. Il m’a dit qu’il est connu de vous, señor Colon, et, d’après ses discours, je pense qu’il juge favorablement des chances que vous avez pour réussir.

— Oui, Pédro, oui ; et il a souvent écouté mes raisonnements en navigateur sensé et habile, comme je ne doute pas qu’il ne le soit. Mais ne m’avez-vous pas dit qu’il vous connaissait ?

— Oui, Señor ; nous avons fait ensemble le voyage d’Espagne à l’île de Chypre, et de là en Angleterre. Dans ces voyages de long cours, on parvient aisément à connaître le caractère et les dispositions les uns des autres, et j’ai conçu une opinion favorable du señor Pinzon sous ce double rapport.

— Vous êtes bien jeune, mon fils, dit le prieur, pour porter un jugement sur un marin qui a l’âge et la prudence de Martin Alonzo. Il jouit d’une grande réputation dans ces environs, et il passe pour être riche. Cependant, j’apprends avec plaisir qu’il pense comme autrefois relativement à votre grand voyage, car depuis quelque temps je croyais qu’il chancelait.

Don Luis avait parlé du grand homme de ce voisinage plutôt comme un Bobadilla, que de la manière qui convenait au nom supposé de Muñoz qu’il avait pris. Un regard de Colomb l’avertit d’oublier son rang et de songer à son déguisement.

— Cela est vraiment encourageant, et nous présente le Cathay sous un jour plus brillant, dit le navigateur. Je crois que vous m’avez dit que c’est en venant de Moguer à Palos que vous avez causé ainsi avec notre connaissance le bon Martin Alonzo ?

— Oui, Señor ; et c’est lui qui m’a dit de venir chercher ici l’amiral, car il vous donnait ce titre que la faveur de la reine vous a accordé ; ce que je ne regarde pas comme une faible preuve d’amitié, attendu que beaucoup d’autres avec qui j’ai conversé dans ces environs semblent disposés à vous donner des noms bien différents.

— Personne, répondit le navigateur d’un ton grave, comme s’il eût voulu avertir Luis qu’il pouvait encore se dispenser d’y prendre part s’il le jugeait à propos ; personne ne doit s’embarquer dans cette entreprise s’il n’est disposé à entrer dans toutes mes vues, s’il n’a pleine confiance en mes connaissances.

— Par saint Pédro mon patron, señor amiral, dit Luis en riant, on parle tout différemment à Palos et à Moguer ; car j’y ai entendu dire que nul homme, ayant la peau tant soit peu brûlée par le soleil de l’Océan, n’ose se montrer sur les grands chemins, de peur d’être envoyé au Cathay par une route que personne ne connaît qu’en imagination ! Il y a pourtant un volontaire qui se présente à vous librement, señor Colon, et qui est disposé à vous suivre jusqu’à l’extrémité de la terre, si elle est plate, et à en faire le tour avec vous si elle est ronde ; et ce volontaire est Pédro de Muños, qui prend part à votre entreprise, non par un amour sordide de l’or, ou de quoi que ce soit dont les hommes font ordinairement le plus de cas, mais par un esprit d’aventure, peut-être un peu excité par son amour pour la plus belle et la plus pure de toutes les filles de la Castille.

Le père Juan Pérez avait les yeux fixés sur Luis, dont l’air aisé et le ton de franchise l’étonnaient au plus haut point ; car Colomb avait réussi à lui inspirer tant de respect, que peu de personnes se permettaient de parler avec légèreté en sa présence, même avant l’époque toute récente où Isabelle lui avait conféré le titre et le rang d’amiral. Le bon prieur était bien loin de soupçonner qu’il avait devant lui, en la personne du prétendu Pédro de Muñoz, un homme dont le rang personnel était plus élevé encore, quoiqu’il ne fût investi d’aucunes fonctions officielles ; et il ne put s’empêcher de lui témoigner quelque mécontentement de la liberté de son ton et de ses manières à l’égard de personnes qu’il était habitué lui-même à respecter.

— Il me semble, señor Pédro de Muñoz, dit-il, si tel est votre nom, car le titre de duc, de marquis ou de comte, conviendrait mieux à votre manière d’agir ; — il me semble que vous traitez Son Excellence l’amiral avec autant de liberté, pour le moins, que vous traitiez tout à l’heure ce digne Martin Alonzo, notre voisin. Un homme de votre condition doit être plus modeste, et ne pas se permettre de plaisanter ou de parler avec légèreté des opinions de celui qui doit être son chef.

— Je vous demande pardon, mon père, si je vous ai offensé, et j’en dis autant à l’amiral, qui, j’espère, m’a mieux compris. Tout ce que je voulais dire, c’est que je connais ce Martin Alonzo, votre voisin, comme un ancien compagnon de voyage ; que nous avons fait quelques lieues ensemble ce matin, et qu’après un long entretien il m’a montré le désir de pousser à la roue pour faire sortir l’expédition, sinon d’un bourbier, du moins des sables de votre port, et qu’il a promis de venir ici dans ce louable dessein. Quant à moi, tout ce que j’ai à ajouter, c’est que me voici prêt à suivre le respectable señor Colon partout où il voudra me conduire.

— Fort bien, Pédro, fort bien, dit l’amiral. Je crois pleinement à votre sincérité et à votre ardeur, et cela doit vous suffire jusqu’à ce que vous ayez occasion d’en convaincre les autres. — Je suis charmé d’apprendre ces nouvelles de Martin Alonzo, père prieur ; car il peut nous rendre de grands services, et son zèle avait assurément commencé à se refroidir.

— Oui, il peut vous servir, et il vous servira, s’il s’intéresse sérieusement à cette affaire. Martin est le premier navigateur de toute cette côte ; car, quoique j’ignorasse qu’il eût jamais été en Chypre, comme cela paraît être d’après ce que ce jeune homme vient de nous dire, je savais qu’il avait fréquemment remonté au nord jusqu’aux côtes de France, et descendu au sud jusqu’aux Canaries. — Croyez-vous que le Cathay soit beaucoup plus loin que l’île de Chypre, señor amirante ?

Colomb sourit à cette question, et secoua la tête en homme qui désire préparer à un ami un désappointement.

— Quoique l’île de Chypre, répondit-il, ne soit pas très-loin de la Terre-Sainte et du siège principal du pouvoir des infidèles, le Cathay doit être à une distance beaucoup plus considérable, et je n’espère, ni ne veux faire espérer à ceux qui sont disposés à me suivre, de pouvoir y arriver avant d’avoir fait huit cents à mille lieues.

— C’est une distance prodigieuse et effrayante ! s’écria le franciscain, tandis que Luis souriait avec un air d’insouciance, s’inquiétant fort peu d’avoir à faire mille ou dix mille lieues sur l’Océan, pourvu que le voyage produisît des aventures et que son union à Mercédès en fût le dénouement ; — oui, une distance prodigieuse et effrayante ; et pourtant, señor amirante, je ne doute pas que vous ne soyez choisi par la Providence pour surmonter tous les obstacles et ouvrir le chemin à ceux qui pourront vous suivre pour élever dans cette contrée la croix de Jésus-Christ et y faire connaître les promesses de la rédemption.

— Espérons-le, dit Colomb, en faisant avec respect le signe du saint emblème auquel son ami venait de faire allusion ; et pour preuve que nous avons quelque motif humain pour nous en flatter, voici le señor Pinzon qui arrive tout affairé.

Martin Alonzo Pinzon, dont le nom est si familier au lecteur comme celui d’un homme qui aida puissamment le célèbre Génois dans sa vaste entreprise, entra en ce moment : il paraissait être venu à la hâte, et avoir l’esprit entièrement occupé d’une seule affaire, comme l’œil de Colomb s’en aperçut sur-le-champ. Le franciscain ne fut pas peu surpris de voir que Martin Alonzo, le grand homme du voisinage, salua en arrivant, d’abord Pédro, puis l’amiral, et enfin lui-même. Mais le digne prieur, qui était assez porté à faire une mercuriale sitôt qu’il apercevait quelque infraction au décorum, n’eut pas le temps d’exprimer ce qui se passait en lui ; car Martin entra en matière avec un empressement qui prouvait qu’il n’était pas venu pour faire une simple visite d’amitié ou de cérémonie.

— Je suis très-fâché, señor amirante, dit-il, d’apprendre avec quelle obstination nos marins de Palos ont refusé d’obéir aux ordres de la reine. Quoique je demeure habituellement dans ce port, et que j’aie toujours regardé votre opinion sur ce voyage à l’occident avec respect, sinon avec une entière confiance, je n’ai appris toute l’étendue de cette insubordination qu’en rencontrant par hasard, en revenant ici, une ancienne connaissance en la personne de don… je veux dire du señor Pédro de Muños que voici, et qui, quoique venant de plus loin, était mieux instruit de nos fautes que moi-même qui étais sur les lieux. Mais, Señor, vous n’en étiez pas à apprendre de quel bois sont faits les hommes : on nous dit que ce sont des êtres doués de raison ; cependant, malgré cette vérité incontestable, il n’y en a pas un sur cent qui veuille se donner la peine de se former une opinion ; il est donc possible de trouver des moyens pour changer celles d’un nombre d’hommes suffisant pour tous vos besoins, sans même qu’ils s’en doutent.

— Cela est vrai, voisin Martin Alonzo, dit le prieur ; si vrai qu’on pourrait le mettre dans une homélie, sans nuire à la religion. L’homme est un animal raisonnable et comptable de ses actions, mais il ne convient pas qu’il soit un animal pensant. En ce qui concerne l’Église, dont les intérêts sont confiés à ses ministres, que peuvent avoir à dire de ses affaires les gens ignorants ou mal instruits ? Et en ce qui concerne la navigation, il me semble qu’un seul pilote vaut mieux que cent. Quoique l’homme soit un animal doué de raison, il y a beaucoup d’occasions où il est tenu d’obéir sans raisonner ; et il s’en trouve fort peu où il doive lui être permis de raisonner sans obéir.

— Tout cela est vrai, digne père et excellent voisin ; si vrai que vous ne trouverez personne, du moins dans Palos, qui voulût le nier. Et puisque nous en sommes sur ce sujet, je puis vous dire que l’Église seule a suscité plus d’obstacles au succès du señor amirante que tout ce qui a pu lui nuire d’ailleurs. Toutes les vieilles femmes du port crient que c’est une hérésie de dire que la terre est ronde, et que cela est contraire à la Bible ; et s’il faut dire toute la vérité, il y a plusieurs frères de ce couvent même qui les soutiennent dans cette opinion. Il paraît contre nature à un homme qui n’a jamais quitté la terre, et qui a été plus souvent dans les vallées que sur les montagnes, qu’on lui dise que la terre est ronde ; et quoique j’aie eu bien des occasions de voir l’océan, c’est une idée que je n’adopte pas aisément moi-même, si ce n’était le fait que lorsqu’on est sur mer, la première chose qu’on voit d’un navire ou d’une ville dans l’éloignement, ce sont les hautes voiles de l’un et les croix qui surmontent les clochers de l’autre, quoique ces voiles et ces croix soient les plus petits objets d’un navire ou d’une église. Nous autres marins, nous avons une manière d’inspirer du courage à nos compagnons, et vous autres, hommes d’église, vous en avez une toute différente : maintenant j’ai dessein de m’employer à faire entrer des idées plus sages dans la tête des marins de Palos, et j’espère, révérend prieur, que vous mettrez en œuvre ceux de l’Église pour faire taire les femmes, comme pour calmer les scrupules des plus zélés de vos frères.

— Dois-je conclure de cela, señor Pinzon, demanda Colomb, que vous ayez dessein de prendre un intérêt direct et plus sérieux qu’auparavant au succès de mon entreprise ?

— Oui, Señor, c’est mon intention, si nous pouvons nous entendre sur les conditions aussi bien que vous paraissez l’avoir fait avec notre souveraine doña Isabelle de Transtamare. J’ai eu une conversation avec don… morbleu ! mon excès de politesse finira par devenir un défaut ; je veux dire avec le señor Pédro de Muños que voici ; et comme c’est un jeune homme prudent, et qu’il m’a fait part de son intention de partir avec vous, il m’a monté l’imagination au point que je serais volontiers de la partie. Le señor de Muños et moi nous avons si longtemps voyagé ensemble, que j’aimerais à me trouver encore une fois en sa compagnie sur l’Océan.

— Ce sont de bonnes nouvelles, Martin Alonzo, s’écria le prieur, et votre âme recueillera le fruit de cette pieuse et courageuse résolution, ainsi que les âmes de tous ceux qui vous appartiennent. C’est quelque chose, señor amirante, d’avoir Leurs Altesses de votre côté dans une place comme Palos ; mais c’en est une autre d’avoir pour vous notre digne voisin Pinzon ; car, s’ils sont souverains par la loi, il est roi par l’opinion. Je ne doute pas à présent que les caravelles ne soient bientôt prêtes.

— Puisque vous paraissez réellement résolu à entrer dans notre entreprise, señor Martin Alonzo, dit Colomb avec son air de dignité grave, vous avez, sans doute, réfléchi aux conditions, et vous arrivez préparé à me les faire connaître. Sont-elles à peu près semblables à celles que nous avons déjà discutées ?

— Oui, Señor amirante. Cependant ma bourse en ce moment est un peu plus légère qu’elle ne l’était la dernière fois que nous avons discouru sur ce sujet. Il peut exister quelques obstacles sur ce point ; mais sur tous les autres je ne doute point qu’une courte explication ne nous mette parfaitement d’accord.

— Quant au huitième des frais que je dois fournir, d’après mes conventions avec Leurs Altesses, il y aura moins à insister sur ce point que la dernière fois que nous nous sommes vus, attendu que d’autres moyens peuvent se présenter pour me mettre en état de m’acquitter de cette promesse. — En parlant ainsi, les yeux de Colomb se portèrent involontairement vers le prétendu Pédro, et ceux de Pinzon prirent la même direction avec un air expressif. — Mais il y aura bien des difficultés à surmonter à l’égard de ces sots marins qui se sont laissé épouvanter, et qui pourront céder à votre influence. Si vous voulez entrer avec moi dans cette chambre, nous discuterons sur-le-champ les bases de notre traité, et, pendant ce temps, nous confierons ce jeune homme à l’hospitalité de notre révérend ami.

Le prieur Juan Pérez n’ayant fait aucune objection à cette proposition, Colomb et Pinzon passèrent dans une chambre voisine, et le laissèrent avec notre héros.

— Vous pensez donc sérieusement, mon fils, à coopérer à cette grande entreprise de l’amiral ? dit le franciscain dès que la porte de l’autre chambre eut été fermée ; et tout en parlant, il examinait don Luis avec plus d’attention qu’il ne l’avait encore fait. Vous avez vraiment une tournure presque semblable à celle des jeunes seigneurs de la cour. Vous aurez besoin de prendre un air moins imposant dans l’étroit espace d’une de nos caravelles.

— Je connais les naos, les caraques, les fustas, les pinasses, les carabélons et les felouques, saint prieur ; et je me comporterai avec l’amiral, comme je me comporterais devant don Ferdinand d’Aragon, s’il était mon compagnon de voyage, on en face de Boabdil de Grenade, si ce malheureux monarque était assis de nouveau sur le trône dont il a été renversé si récemment, et qu’il ordonnât à ses chevaliers de charger ceux de l’Espagne chrétienne.

— Ce sont de belles paroles, mon fils, et prononcées comme dans un tournoi, s’il faut dire la vérité ; mais elles ne vous serviront à rien avec ce Génois, dont la fermeté ne se démentirait pas même en présence de notre gracieuse souveraine doña Isabelle.

— Connaissez-vous la reine, prieur ? demanda Luis, qui oublia son déguisement en faisant cette question avec tant de liberté.

— Je dois la connaître, mon fils, et jusqu’au fond de son cœur, dont la pureté s’est plus d’une fois dévoilée à moi dans le secret du confessionnal. Quelque chérie qu’elle soit de tous les Castillans, pour bien connaître toute l’élévation d’esprit de cette pieuse princesse, de cette femme exemplaire, il faut avoir pu l’entendre au tribunal de la pénitence.

Don Luis toussa, joua avec la poignée de sa rapière, et, suivant son usage, laissa échapper la première pensée qui se présenta à lui :

— Par suite de vos fonctions comme prêtre, prieur, avez-vous jamais eu occasion d’entendre la confession d’une jeune fille de la cour, très-estimée de la reine, et dont je réponds que le cœur est aussi pur que celui de la reine elle-même.

— Mon fils, cette question annonce que vous feriez mieux de vous rendre à Salamanque pour y apprendre l’histoire, la doctrine et les usages de l’Église, que d’entrer dans une entreprise aussi louable que celle du señor Colomb. Ignorez-vous donc qu’il ne nous est pas permis de trahir les secrets du confessionnal et de faire des comparaisons entre nos divers pénitents ? Ne savez-vous pas aussi que nous ne prenons pas même doña Isabelle, que la bienheureuse Marie ne cesse de veiller sur elle ! — comme le modèle de la sainteté à laquelle tous les chrétiens doivent tâcher d’arriver ? La jeune fille dont vous parlez peut être vertueuse suivant les idées du monde, en même temps qu’une pécheresse insigne aux yeux de notre sainte mère l’Église.

— Je voudrais bien, avant de quitter l’Espagne, entendre un Guzman ou un Mendoza qui ne portât pas la tonsure, tenir un pareil langage, révérend prieur !

— Vous avez trop de chaleur, et vous parlez inconsidérément, mon fils. Qu’aurait à dire un homme de votre condition à un Guzman, à un Mendoza, ou même à un Bobadilla, s’il affirmait ce que vous niez ? Mais quelle est la jeune fille à qui vous prenez tant d’intérêt, quoique je doute que cet intérêt soit partagé ?

— J’ai parlé avec trop de légèreté : sa situation et la mienne ont tracé entre elle et moi une telle ligne de séparation, qu’il est invraisemblable que nous venions jamais à nous parler, et mon mérite n’est pas assez grand pour qu’elle oublie en ma faveur tous les avantages qu’elle a sur moi.

— Quoi qu’il en soit, elle a un nom ?

— Sans doute, prieur, sans doute, et un nom très-noble ; j’avais doña Maria de las Mercédès de Valverde présente à la pensée, quand je vous ai fait cette question avec un peu trop de légèreté. Peut-être connaissez-vous cette illustre héritière ?

Le père Juan Pérez, prêtre d’une grande simplicité d’âme, tressaillit en entendant prononcer ce nom. Il regarda le jeune homme attentivement et avec une sorte de pitié ; après quoi, baissant les yeux vers le plancher, il sourit, puis enfin, secouant la tête en homme dont les pensées s’éveillent tout à coup :

— Oui, je la connais, dit-il ; et même la dernière fois que j’allai à la cour pour les affaires de Colon, je la confessai ainsi que la reine sa maîtresse, leur confesseur étant malade. Il est très-vrai qu’elle est digne de l’estime de doña Isabelle ; mais votre admiration pour elle doit être quelque chose de semblable à celle que nous éprouvons pour un beau nuage qui flotte bien haut au-dessus de notre tête ; car elle ne peut être fondée sur aucun espoir raisonnable.

— Qu’en savez-vous, mon père ? si cette expédition se termine comme nous l’espérons, tous ceux qui y auront pris part recevront des honneurs et de l’avancement. — Et pourquoi pas moi aussi bien qu’un autre ?

— Tout cela peut être vrai, mais quant à doña… — À ces mots, le prieur se tut tout à coup, car il vit qu’il était sur le point de trahir le secret de la confession. L’amour de Mercédès pour Luis faisant naître quelque scrupule dans son jeune cœur, elle en avait avoué le secret à son confesseur, en lui demandant ses avis ; et le prieur, par une sorte de pieuse fraude, qui n’avait rien de criminel à ses yeux, lui avait suggéré le premier l’idée de faire servir au profit de son amour le penchant de son amant à courir le monde. Son esprit était encore si plein de la pureté ingénue du cœur de sa jeune pénitente, qu’il avait eu peine à retenir l’expression de l’intérêt qu’elle lui avait inspiré ; mais l’habitude et le devoir étaient intervenus à temps, et il s’était arrêté au moment où il allait prononcer le nom de Mercédès. Cependant ses pensées continuèrent à rouler sur le même sujet, et il le prouva par une question qui y avait rapport, mais qu’il crut pouvoir faire sans indiscrétion. — D’après ce que Martin Alonzo nous a dit, continua-t-il, il paraît que vous avez beaucoup vu le monde ; avez-vous jamais rencontré un cavalier castillan nommé don Luis de Bobadilla, qui porte aussi le titre de comte de Llera ?

— Je connais peu ses espérances, et je m’embarrasse moins encore de ses titres, répondit Luis, qui crut devoir montrer une indifférence magnanime sur l’opinion du franciscain ; mais j’ai vu ce cavalier. C’est un écervelé, un rôdeur, un jeune homme dont on ne peut attendre rien de bon.

— Je crains que cela ne soit que trop vrai, dit le prieur, secouant la tête d’un air mélancolique ; et pourtant on dit que c’est un vaillant chevalier et la meilleure lance de toute l’Espagne.

— Il peut être tout cela, répondit Luis, toussant plus fort que la bienséance ne le permettait, car il sentait que son gosier commençait à se resserrer ; il peut être tout cela ; mais à quoi sert une bonne lance sans une bonne réputation ? J’entends dire peu de bien de ce jeune comte de Llera.

— J’espère qu’il n’est pas ce qu’on le croit assez généralement, répondit le père Juan Pérez, ne soupçonnant pas encore le déguisement de son compagnon ; et je sais qu’il y a des personnes qui pensent bien de lui, qui le regardent comme le pivot de leur existence, je pourrais dire de leur âme.

— Et pourquoi, mon père, ne me nommeriez-vous pas une ou deux de ces personnes ? demanda Luis avec une impétuosité qui fit tressaillir le prieur.

— Et pourquoi vous les nommerais-je plutôt qu’à tout autre, jeune homme ?

— Pourquoi, mon père ? pour beaucoup d’excellentes raisons auxquelles il n’y a rien à répondre. — D’abord je suis jeune moi-même, comme vous le voyez, et l’exemple, dit-on, vaut mieux que le précepte. — Ensuite, j’ai aussi quelque penchant à courir le monde, et il peut m’être utile de savoir comment ont réussi ceux qui ont la même inclination. — De plus, je serais enchanté au fond du cœur de savoir que… Mais deux raisons suffisantes en valent bien trois, et j’ai atteint le premier de ces nombres.

Le père Juan Pérez, pieux chrétien, homme d’église instruit et libéral, était simple comme un enfant dans toutes les affaires qui concernaient le monde et ses passions. Cependant il avait trop de jugement pour ne pas avoir fait attention à la conduite étrange et aux discours encore plus singuliers de son compagnon. Lorsque le nom de notre héroïne eut retenti à son oreille, ses pensées prirent une direction de ce côté ; et comme il avait lui-même ouvert la voie à Luis, la vérité se présenta tout à coup à son imagination.

— Jeune cavalier, s’écria-t-il, vous êtes don Luis de Bobadilla !

— Après cette découverte, mon père, je ne dénierai jamais le don de prophétie à un ecclésiastique. — Oui, je suis Luis de Bobadilla, et je suis entré dans cette entreprise dans l’espoir d’obtenir la main de Mercédès de Valverde.

— C’est ce que je pensais, et pourtant, Señor, vous auriez pu vous dispenser de prendre notre pauvre couvent par surprise. Permettez que j’ordonne aux frères lais de vous servir quelques rafraîchissements.

— Excusez-moi, prieur. Pédro de Muños, ou même Péro Gutierrez, n’a pas besoin de nourriture en ce moment. — Mais à présent que vous me connaissez, vous aurez moins de motifs pour ne point me parler de doña Mercédès.

— À présent que je vous connais, señor comte, j’en aurai davantage pour garder le silence. Votre tante, estimable et vertueuse marquise de Moya, peut vous procurer les occasions de faire votre cour à sa charmante pupille, et il ne conviendra pas à un ecclésiastique de s’exposer à déconcerter ses mesures de prudence.

Cette explication fut le commencement d’une longue conversation confidentielle, mais dans laquelle le digne prieur, qui était alors sur ses gardes, tout en conservant les secrets du confessionnal, encouragea le jeune homme à ne pas perdre espoir, et à persister dans son dessein de s’attacher à la fortune de Colomb. Pendant ce temps le grand navigateur était enfermé avec son nouveau conseiller, et lorsqu’ils reparurent ensemble, ils annoncèrent que Martin Alonzo prenait part à l’entreprise avec tant de zèle, qu’il avait formé la résolution de s’embarquer lui-même à bord d’une des caravelles.