Mercédès de Castille/Chapitre 12

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 18p. 176-188).


CHAPITRE XII.


Cependant, celui pour qui chaque danger est devenu un sombre plaisir, et chaque lieu sauvage une habitation, va toujours en avant, marchant sans crainte là ou ceux qui tiennent à la vie reculeraient d’effroi.
L’Abencerrage.



La nouvelle que Martin Alonzo Pinzon devait être un des compagnons de Colomb s’étant répandue dans Palos avec la rapidité de l’éclair, bientôt on ne manqua plus de volontaires, l’exemple d’un homme connu et respecté dans tous les environs agissant plus efficacement sur l’esprit des marins que les ordres de la reine et les raisonnements de Colomb. Ils connaissaient Martin Alonzo ; ils étaient habitués à céder à son influence, ils pouvaient donc le suivre avec confiance ; mais l’ordre d’une reine qu’ils n’avaient jamais vue, quoiqu’ils l’aimassent, leur paraissait un jugement sévère, plutôt que l’avis d’une entreprise généreuse ; et quant à Colomb, quoique son air de dignité grave imposât à la plupart d’entre eux, on le regardait à Palos comme un aventurier, de même qu’il l’avait été à Santa-Fé.

Les Pinzons s’acquittèrent de leur tache dans les préparatifs de l’expédition, en hommes plus habitués à exécuter qu’à concevoir un projet. Plusieurs membres de cette famille prirent part avec empressement à cette entreprise ; un frère de Martin Alonzo, nomme Vincent Yanez, marin de profession, accepta le commandement d’un des bâtiments, et un autre entra dans l’expédition en qualité de pilote. En un mot, le mois qui suivit les incidents que nous venons de rapporter, fut activement employé, et pendant ce court espace de temps on fit plus pour arriver à la solution pratique du grand problème de Colomb, que pendant les dix-sept ans qu’il avait été l’objet de toutes ses pensées et de toutes ses actions.

Malgré l’influence locale des Pinzons, il existait encore une forte opposition dans la petite ville où devaient être équipés les bâtiments nécessaires. Cette famille avait ses ennemis aussi bien que ses partisans ; et comme cela arrive dans toutes les entreprises des hommes, il se forma à Palos deux partis qui s’occupaient avec une égale activité, l’un à contrecarrer les plans du navigateur, l’autre à les faire réussir. Un bâtiment avait été saisi pour ce service, d’après les ordres de la cour ; et ceux à qui il appartenait devinrent les chefs de la faction des mécontents. Plusieurs matelots, suivant l’usage du temps, avaient été pris par voie de presse pour ce voyage extraordinaire et mystérieux, et, comme de raison, eux et leurs amis ne tardèrent pas à grossir les rangs de l’opposition. La plupart des travaux nécessaires avaient été faits imparfaitement ; et quand on chercha des ouvriers pour y remédier, ils se cachèrent tous. À mesure que le moment de mettre à la voile approchait, la lutte devenait plus violente, et les Pinzons eurent même la mortification de découvrir que plusieurs de ceux qui s’étaient présentés volontairement pour suivre leur fortune commençaient à chanceler dans leur résolution, et que quelques-uns avaient même déserté.

Telle était la situation des choses vers la fin de juillet, quand Martin Alonzo se rendit au couvent de la Rabida, où Colomb passait la plus grande partie du temps qu’il n’employait pas à surveiller personnellement les travaux d’armement de ses navires, et où Luis de Bobadilla, qui ne pouvait être d’aucune utilité dans l’état actuel des affaires, soupirait sans cesse après un service plus actif, et songeait aux attraits, aux qualités et aux vertus de Mercédès de Valverde. Le père Juan Pérez faisait tous ses efforts pour faciliter les projets de ses amis, et il était résolu, sinon à imposer tout à fait silence à ceux de ses moines qui se montraient ignorants et opiniâtres, du moins à les empêcher de faire connaître leur opinion autrement qu’avec précaution et en secret.

Quand Colomb et le prieur furent avertis que le señor Pinzon demandait à les voir, ils le reçurent à l’instant même. Plus le moment du départ approchait, mieux ils sentaient l’importance des efforts de cet habile marin ; et ils savaient que la protection de la reine même, en ce moment et dans cette ville, était moins essentielle que celle de cet homme plein de zèle et d’activité. On ne le fit donc point attendre, et on le conduisit dans la chambre que le prieur occupait ordinairement, presque à l’instant même où il arriva.

— Vous êtes le bienvenu, digne Martin Alonzo, s’écria le franciscain dès qu’il aperçut son ancienne connaissance. Comment vont les choses à Palos ? Quand cette sainte entreprise sera-t-elle en bon train ?

— Par saint François, révérend prieur, c’est plus que personne n’oserait dire. J’ai cru vingt fois que nous étions à la veille de pouvoir mettre à la voile, et il s’est toujours élevé quelque obstacle inattendu. Cependant il ne manque plus rien à l’équipement de la Santa-Maria, à bord de laquelle l’amiral doit s’embarquer avec le señor Gutierrez ou de Muñoz, comme il lui plaira de se nommer. On peut la regarder comme un bon navire, et elle est du port d’un peu plus de cent tonneaux. J’espère donc que Son Excellence et tous les dignes cavaliers qui pourront l’accompagner s’y trouveront aussi bien logés que vos moines le sont à la Rabida, — d’autant plus que la bonne caravelle est complètement pontée.

— Ce sont vraiment de bonnes nouvelles, dit le prieur en se frottant les mains de plaisir. Et cet excellent navire a réellement un pont ! — Señor amirante, vous pourrez être sur un bâtiment qui n’est pas tout à fait digne de vos grands projets ; mais, au total, vous y serez en sûreté et commodément, surtout à cause de ce pont qui vous servira d’abri.

— Il ne faut parler ni de ma sûreté, ni de ce qui peut m’être commode, ami prieur, quand nous avons à nous occuper d’objets bien plus graves. — Je suis charmé que vous soyez venu ce matin au couvent, señor Martin Alonzo, car j’ai à écrire à la cour par un courrier spécial, et je désire connaître l’état actuel des choses. Croyez-vous que la Santa-Maria soit prête à la fin de ce mois ?

— Je le crois, Señor ; le bâtiment a été préparé avec toute la diligence possible, et il pourra porter environ soixante hommes, si la terreur panique qui s’est emparée de tant de fous à Palos nous en laisse un pareil nombre qui soit disposé à s’embarquer. J’espère que tous les saints voient nos efforts d’un œil favorable, et qu’ils récompenseront notre zèle quand nous en viendrons à partager les profits d’une entreprise qui n’a pas son égale dans les annales de la navigation.

— Ces profits, honnête Martin Alonzo, dit le prieur d’un ton expressif, se trouveront dans l’accroissement des domaines de l’Église, et dans la plus grande gloire de Dieu.

— Sans contredit, père Juan Pérez ; c’est là notre but commun : mais je crois qu’il est permis à un marin laborieux de songer à sa femme et à ses enfants, quoique dans une vue subordonnée à ces grandes fins : j’ai mal compris le señor amiral lui-même, s’il n’espère pas retirer quelque petit avantage, sous la forme d’or, de la visite que nous allons faire au Cathay.

— Vous ne m’avez pas mal compris, brave Martin Alonzo, dit Colomb d’un ton grave. J’espère certainement voir les richesses des Indes couler dans les coffres de la Castille, par suite de ce voyage. Dans le fait, digne prieur, la recouvrance du Saint-Sépulcre dépend principalement du succès de notre entreprise, en tant qu’elle peut dépendre d’efforts humains.

— Fort bien, señor amiral, dit Martin Alonzo avec un peu de vivacité ; c’est un projet qui doit nous honorer infiniment aux yeux de tous les bons chrétiens, et surtout des moines de la Rabida. Mais il est assez difficile de persuader aux marins de ce port d’obéir aux ordres de la reine, et de remplir leurs engagements avec nous, sans leur prêcher une croisade comme le meilleur moyen de se débarrasser du peu de maravédis qu’ils auront pu amasser à force de courage et de fatigues. Les dignes pilotes Francisco Martin Pinzon, mon propre frère, Sancho Ruiz, Pédro Alonzo Niño et Barthélemi Roldan, viennent de signer un engagement positif avec nous ; mais s’ils s’apercevaient qu’il s’agit d’une croisade, tous les saints du paradis ne les détermineraient pas à le remplir.

— Je ne regarde personne autre que moi comme obligé à l’exécution de ce projet, ami Pinzon, répondit Colomb avec calme. Chacun sera jugé selon ses propres œuvres. On ne demandera rien à celui qui n’a rien promis ; mais rien ne lui sera donné au jour du grand compte que doit rendre toute l’espèce humaine. Mais que nous direz-vous de votre bâtiment, la Pinta ? Est-il enfin en état de lutter contre les flots de l’Atlantique ?

— Comme cela arrive toujours à l’égard des bâtiments mis en réquisition pour le service de la couronne, Señor, le travail s’y est fait lentement, et non avec cette activité joyeuse qui accompagne l’ouvrage qu’on entreprend librement et pour son propre profit.

— Ces idiots ont travaillé pour leur propre avantage sans le savoir, dit Colomb. Il est du devoir de l’homme ignorant de se laisser conduire par l’homme plus éclairé, et d’être reconnaissant des avantages qu’il retire des connaissances d’un autre, quoique ce soit contre ses propres désirs.

— Vous avez bien raison, ajouta le prieur, autrement nos fonctions, à nous autres prêtres, se réuniraient à bien peu de chose. La foi, la foi en l’Église, c’est là le premier et le dernier devoir du chrétien.

— Cela paraît raisonnable, dit Pinzon, mais les ignorants trouvent difficile de croire ce qu’ils ne comprennent pas. Quand un homme s’imagine qu’il est condamné à une mort ignorée, il ne voit guère l’utilité qu’il en tirera au-delà du tombeau. Au surplus la Pinta est celui de nos bâtiments qui est le plus près d’être en état de mettre à la voile ; son équipage est au complet, et tous ses hommes ont signé devant notaire des engagements qui ne leur permettront guère de se rétracter.

— Il ne reste donc que la Niña, dit Colomb. Quand elle sera prête, et que nous aurons rempli nos devoirs religieux, nous pouvons espérer de commencer l’exécution de notre entreprise.

— Oui, Señor. Mon frère Yañez a enfin consenti à se charger de ce petit bâtiment ; et ce qu’un Pinzon promet, un Pinzon l’exécute : il sera prêt à partir en même temps que la Santa-Maria et la Pinta ; et il faudra que le Cathay soit bien éloigné, si nous n’y arrivons pas avec l’un ou l’autre de nos navires.

— Voilà qui est encourageant, dit le prieur en se frottant les mains, et je ne doute pas que tout ne finisse bien. Que disent à présent les commères et les bavards de Moguer et des autres ports, sur la forme de la terre, et sur les chances de l’amirante pour arriver aux Indes ?

— Ils continuent à parler à peu près comme ils le faisaient, père Juan Pérez. Quoiqu’il n’existe pas un seul marin qui ne convienne que les voiles les plus hautes, quoique les plus petites d’un navire, sont celles qu’on aperçoit les premières sur l’Océan, ils prétendent que cela vient, non de la forme de la terre, mais du mouvement des eaux.

— Aucun d’eux n’a-t-il jamais observé l’ombre jetée par la terre sur la lune dans les éclipses de cette planète ? demanda Colomb avec ce ton calme qui lui était ordinaire, quoiqu’il sourît, en faisant cette question, de l’air d’un homme qui, ayant approfondi un problème de la nature, en donne avec insouciance l’explication la plus populaire à ceux qui ne sont pas disposés à pénétrer plus avant. Ne voient-ils pas que cette ombre est ronde ? et ne savent-ils pas qu’une ombre ronde ne peut être produite que par un corps rond ?

— Voilà qui est concluant, Martin Alonzo ! dit le prieur, et cela devrait suffire pour dissiper les doutes de la plus sotte commère de toute la côte. Dites-leur de faire le tour de leurs maisons en commençant par la droite, et de voir si, en suivant les murailles, ils ne se retrouveront pas au point d’où ils étaient partis, en y arrivant par la gauche.

— Si nous pouvions rabaisser notre grande œuvre jusqu’à des exemples si familiers, révérend prieur, il n’y a pas une vieille femme à Moguer, pas un courtisan à Séville, à qui l’on ne pût faire comprendre ce mystère. Mais c’est une chose d’établir convenablement un problème, et une autre de trouver des gens en état de le comprendre. J’ai employé quelques raisonnements semblables pour convaincre l’alguasil de Palos, et le digne señor me demanda si je comptais revenir par la ville de Grenade récemment prise. Je crois que le moyen le plus facile de convaincre les bonnes gens qu’on peut arriver au Cathay en voguant à l’ouest, sera d’y aller et d’en revenir.

— Ce que nous ne tarderons pas à faire, Martin Alonzo, dit Colomb avec gaieté. Mais le temps de notre départ approche, et il convient qu’aucun de nous ne néglige les devoirs de la religion. Je vous recommande de voir votre confesseur, señor Pinzon ; et j’espère que tous ceux qui prendront part à cette grande entreprise recevront la sainte communion avec moi avant de sortir du port. Le digne prieur recevra ma confession et celle de Pédro de Muños ; et que chacun de nos hommes s’adresse au prêtre qu’il a coutume de consulter sur ses affaires spirituelles.

Colomb ayant annoncé ainsi son intention d’accomplir les rites de l’Église avant son départ, rites qu’on négligeait rarement à cette époque, la conversation roula pendant quelques instants sur les détails des préparatifs qui restaient à faire. Les trois amis se séparèrent ensuite, et quelques jours se passèrent encore à préparer avec activité tout ce qui était nécessaire pour mettre à la voile.

Dans la matinée du jeudi 2 août 1492, Colomb, couvert de l’habit de pénitent, entra dans l’appartement du père Juan Pérez avec l’air d’une piété si humble, mais si calme, qu’il était évident qu’en songeant à ses fautes il n’oubliait pas la bonté infinie de Dieu. Le franciscain l’attendait, le grand navigateur se mit à genoux aux pieds du prêtre devant qui Isabelle s’était agenouillée elle-même pour accomplir le même devoir. La religion de cet homme extraordinaire portait l’empreinte des habitudes et des opinions de son siècle, et il doit en être de même plus ou moins de la religion de chacun. Sa confession offrit donc ce mélange d’une piété sincère et d’erreurs inconséquentes que le moraliste rencontre si souvent dans ses recherches philosophiques sur l’esprit humain. Nous démontrerons la vérité de cette assertion en rapportant un ou deux des aveux que le grand navigateur fit au tribunal de la pénitence en s’accusant de ses fautes.

Après avoir fait l’aveu des faiblesses les plus ordinaires à la race humaine : — Je crains, mon père, dit Colomb, que mon esprit ne se soit trop exalté au sujet de ce voyage : je me suis regardé comme spécialement choisi de Dieu pour quelque grande fin, plus que son infinie sagesse ne le voulait peut-être.

— Vous tombiez là dans une dangereuse erreur, mon fils ; et je vous engage à vous mettre en garde contre cet esprit de pharisaïsme. Dieu choisit ses agents, c’est une vérité incontestable ; mais prendre les impulsions de l’amour-propre pour les mouvements de l’esprit divin, c’est une funeste aberration chez l’homme. Il est dangereux pour quiconque n’a pas reçu ordination de l’Église, de se regarder comme un vase d’élection.

— Je fais tous mes efforts pour penser ainsi, mon père ; et pourtant je sens au fond de mon âme quelque chose qui me reporte constamment à cette opinion, qu’elle me soit inspirée par le ciel, ou que je doive la regarder comme une illusion. Je fais mes efforts pour dompter ce sentiment, mon père, et surtout pour lui faire prendre une direction convenable à la gloire de Dieu et aux intérêts de son Église visible.

— Fort bien, mon fils ; cependant il est de mon devoir de vous avertir de ne pas accorder trop de confiance à ces impulsions intérieures. Tant qu’elles ne tendent qu’à augmenter votre amour pour notre Père suprême et à glorifier son essence divine et sa sainteté, vous pouvez être sûr qu’elles partent du principe de tout bien ; mais lorsqu’elles semblent avoir pour but votre propre élévation ; méfiez-vous-en, comme vous vous méfieriez des tentations du père de tout mal.

— J’en ai la même idée. — Et maintenant, que je me suis déchargé la conscience, en tant qu’il est en moi, avec franchise et vérité, puis-je espérer les consolations de l’Église et votre absolution, mon père ?

— Ne vous rappelez-vous rien autre chose, de ce qui ne peut rester caché à l’être qui connaît le fond de toutes les consciences ?

— J’ai commis beaucoup de fautes, mon père, et je ne puis me les entendre trop souvent et trop fortement reprocher ; mais je crois qu’elles sont toutes comprises sous les chefs généraux de la confession que je viens de faire.

— N’avez-vous rien à vous reprocher relativement à ce sexe dont le démon se sert si souvent pour induire au mal, et dont les anges eux-mêmes aimeraient à se servir pour remplir leur ministère de grâce ?

— J’ai erré comme homme, mon père ; mais mes confessions passées ne couvrent-elles pas ces fautes ?

— Songez-vous à doña Béatrix Enriquez et à votre fils Fernando, qui est en ce moment dans notre couvent de la Rabida ?

Colomb baissa la tête avec soumission, et le profond soupir qui sortit de sa poitrine, semblable à un gémissement, indiquait combien grande était sa contrition.

— Vous avez raison, mon père ; c’est une faute qui ne doit jamais être oubliée, quoique j’en aie reçu l’absolution, dit-il. Imposez-moi la pénitence que je sens avoir bien méritée, et vous verrez qu’un chrétien peut se courber et baiser la verge dont il se trouve frappé avec justice.

— Un tel repentir est tout ce que l’Église exige, mon fils, et vous entreprenez une affaire qui importe trop à ses intérêts pour en être distrait par des considérations secondaires. Cependant un ministre des autels ne peut passer légèrement sur une telle faute. Vous direz chaque matin un Pater, pendant vingt jours, en expiation de ce grand péché, et pour le bien de votre âme. L’Église n’étend pas au-delà de ce terme cet acte de pénitence spéciale, attendu que vous approcherez alors du Cathay, et qu’il vous sera nécessaire de consacrer toutes vos pensées et tous vos efforts à la réussite de votre entreprise.

Le digne franciscain imposa ensuite à son pénitent quelques légères observances qui n’égaient que de courtes prières ajoutées aux prières qu’il faisait chaque jour, puis lui donna l’absolution. Le tour de Luis vint ensuite, et le bon prieur sourit involontairement plus d’une fois en écoutant la confession de ce jeune homme ardent et impétueux, dont le langage faisait un contraste si frappant avec celui qu’il avait entendu de la bouche de Mercédès. La pénitence qu’il lui imposa ne fut pas sans quelque sévérité ; mais le jeune homme, qui se présentait rarement au confessionnal, pensa qu’à tout prendre, attendu la longueur du compte qu’il avait à rendre, il en était quitte à bon marché.

Les deux principaux aventuriers s’étant acquittés de ce devoir, Martin Alonzo Pinzon et tous les marins qui devaient faire partie de l’expédition, allèrent aussi faire, suivant l’usage, l’aveu de leurs fautes à différents prêtres. Vint ensuite une scène strictement caractéristique de ce siècle, mais qui serait imposante dans tous les temps, et qui n’étonnera pas de la part d’hommes prêts à s’embarquer dans une entreprise dont le résultat est douteux.

Une grand’messe fut célébrée dans l’église du couvent, et Colomb y reçut le pain consacré des mains du père Juan Pérez, avec une humble confiance dans la Providence de Dieu et dans sa protection toute-puissante. Tous ceux qui devaient partir avec l’amiral suivirent cet exemple et communièrent avec lui. Bien des marins grossiers dont la vie n’avait été ni sainte, ni même à l’abri d’un blâme sévère, s’agenouillèrent ce jour-là devant l’autel, avec des sentiments de pieuse confiance en Dieu, qui, du moins en ce moment, les mettaient sur la voie de la grâce, et il serait présomptueux de supposer que l’être qui voit le fond des cœurs, et à qui leurs prières étaient offertes, ne regardait pas leur ignorance avec commisération, leur superstition même avec pitié. On tourne en dérision les prières de ceux qui sont en danger, sans réfléchir que c’est là un hommage rendu au pouvoir de Dieu ; et l’on est porté à traiter de momerie ces pratiques de dévotion passagère, parce que, dans la vie ordinaire, l’esprit n’est pas toujours élevé au même degré de piété et de pureté. Se rappeler les infirmités communes à l’espèce humaine, — ne pas oublier que, nul homme n’étant parfait, la question se réduit à distinguer celui qui approche plus ou moins de la perfection, avoir sans cesse présent à l’esprit que l’être qui sait tout peut accueillir une ardente prière, même lorsqu’elle lui est adressée par un cœur peu habitué à observer ses commandements, serait beaucoup plus sage. Ces pieuses quoique passagères émotions sont l’œuvre de l’Esprit Saint, puisque le bien ne peut découler d’aucune autre source ; et il est aussi déraisonnable que peu respectueux de s’imaginer que Dieu dédaignera les effets de sa propre grâce, quelque faibles qu’ils soient en eux-mêmes.

Quelles que pussent être les dispositions générales de la plupart de ceux qui dans cette circonstance reçurent le pain consacré, on ne saurait guère douter que parmi les individus agenouillés dans l’église de la Rabida, il ne se trouvât un homme qui, autant que l’œil pouvait en juger, professait un grand respect pour les dogmes de la religion, et en observait assidûment tous les rites. Colomb n’était pas un dévot dans toute l’acception du terme ; mais un enthousiasme tranquille et profond, qui avait pris un caractère tout à fait religieux, s’était emparé de toutes ses facultés, et le disposait toujours à invoquer la main protectrice de la Divinité et à compter sur son aide. Nous avons déjà parlé des grands desseins qu’il formait pour l’avenir, et il paraît plus probable qu’il se persuadait avoir été choisi par la Providence comme instrument dont elle voulait se servir pour la grande découverte qui occupait si complètement son esprit, aussi bien que pour accomplir d’autres desseins ultérieurs. Et puisqu’un pouvoir suprême dirige tous les événements qui se passent dans ce monde, qui oserait dire que cette conviction de Colomb était erronée, aujourd’hui que l’événement l’a justifiée ? Ce sentiment intime soutenait son courage et le poussait constamment en avant ; et c’est une preuve de plus en faveur de l’impression produite sur son esprit ; car, dans de telles circonstances, il est plus que probable qu’une ferme croyance en sa destinée serait un des moyens qu’emploierait une puissance surnaturelle pour porter celui qui est son agent sur la terre à accomplir l’œuvre pour laquelle il a été véritablement choisi.

Quoi qu’il en soit, on ne peut douter que Colomb, avant son départ, n’accomplît les rites de l’église avec une pieuse confiance en la vérité de sa mission, et avec la plus vive espérance de la terminer heureusement. Mais il n’en était pas de même de tous ceux qui devaient le suivre. Leur esprit avait quelquefois chancelé, à mesure que les préparatifs du départ avançaient, et le dernier mois les avait vus tantôt impatients de partir, tantôt accablés de doutes et d’inquiétudes. Il y avait des jours que l’espoir rendait brillants, mais le plus grand nombre étaient marqués par le découragement, d’autant plus que les appréhensions des mères, des femmes, et de celles qui prenaient aux marins sur le point de partir un intérêt non moins tendre, quoiqu’elles ne l’avouassent pas aussi ouvertement, se joignaient à la méfiance qui les agitait eux-mêmes. L’or était sans contredit le grand objet de leurs désirs, et dans certains moments les mines inépuisables et tous les trésors de l’Orient s’offraient comme des visions à leur imagination ; et l’on n’aurait trouvé personne plus empressé qu’eux-mêmes à prendre part à cette entreprise mystérieuse, plus disposé à risquer sa vie pour la faire réussir. Mais ces dispositions n’étaient que passagères, et, comme nous venons de le dire, le découragement était le sentiment le plus commun parmi ceux qui allaient s’embarquer. Ce sentiment augmentait la dévotion de ces hommes agenouillés devant l’autel, tout en jetant sur les cérémonies de l’Église quelque chose de lugubre qui pesait sur presque tous les cœurs.

— Nos gens ne paraissent pas très-enjoués, señor amiral, dit Luis en quittant l’église avec Colomb, et, s’il faut dire la vérité, on désirerait partir, pour une expédition si importante, entouré de cœurs joyeux et de physionomies riantes.

— Vous imaginez-vous donc, Señor, que celui qui a le visage le plus joyeux soit doué du courage le plus ferme, ou que le cœur soit faible parce que les traits sont sérieux ? Ces honnêtes marins pensent à leurs péchés, et désirent sans doute qu’une si sainte entreprise ne soit pas souillée par la corruption de leur cœur, mais qu’au contraire elle soit purifiée par leur désir d’obéir à la volonté de Dieu. J’espère, Luis, — car l’habitude d’être ensemble avait inspiré à Colomb pour le jeune comte une sorte d’intérêt paternel qui rapprochait la distance que le rang mettait entre eux ; — j’espère, Luis, que vous sentez aussi quelques-uns de ces pieux désirs ?

— Par saint Pédro mon nouveau patron ! señor amiral, je pense plus à Mercédès de Valverde qu’à toute autre chose de cette grande affaire. Elle est mon étoile polaire, mon grand but et mon Cathay. Marchez, au nom du ciel ! découvrez telle contrée qu’il vous plaira, que ce sont les Indes ou Cipango ; tirez par sa barbe le Grand-Khan sur son trône ; je vous suivrai avec ma faible lance, je proclamerai que Mercédès n’a point d’égale, et je ravagerai tout l’Orient, uniquement pour prouver à la face de l’univers qu’aucune rivale ne pourrait lui être comparée, en quelque pays que ce soit.

Quoique Colomb parût se dérider un peu en entendant cette rapsodie amoureuse, il n’en crut pas moins devoir blâmer l’esprit qui l’avait inspirée.

— Je suis fâché, mon jeune ami, dit-il, de voir que vous n’ayez pas les sentiments qui conviennent à quiconque est occupé d’une œuvre qu’on pourrait dire ordonnée par le ciel même. Ne pouvez-vous prévoir la longue suite de grands et merveilleux événements qui seront probablement la suite de ce voyage ? — la propagation de la religion avec l’autorité de la sainte Église, la découverte d’empires éloignés et leur assujettissement à la Castille ; — la solution de problèmes contestés dans la science et la philosophie ; — la possession de richesses inépuisables ; — enfin, et ce qui en sera la conséquence la plus honorable, la conquête, sur les infidèles, du sépulcre du Fils de Dieu !

— Sans doute, señor Colomb, sans doute ; je vois tout cela, mais je vois aussi un autre but, et ce but est doña Mercédès. — Qu’ai-je besoin d’or ! J’en possède déjà ou j’en posséderai bientôt plus qu’il ne m’en faut. — Que m’importe l’agrandissement du pouvoir de la Castille ? je ne puis en être roi. — Et quant au Saint-Sépulcre, donnez-moi seulement Mercédès, et je suis prêt à rompre une lance, comme l’ont fait mes ancêtres, avec l’infidèle le plus intrépide qui ait jamais porté un turban, soit dans cette querelle, soit dans toute autre. En un mot, señor amiral, marchez en avant, et quoique nous soyons animés par un espoir et par des motifs différents, ne doutez pas qu’ils ne nous conduisent au même but. Je sens que vous devez être appuyé dans votre grand et noble dessein, et peu importe ce qui m’a placé et votre suite.

— Vous êtes un jeune écervelé, Luis ; mais il faut se prêter à votre humeur, quand ce ne serait que par égard pour la bonne et pieuse jeune fille qui semble s’être rendue maîtresse de toutes vos pensées.

— Vous l’avez vue, Señor, et vous pouvez dire si elle n’est pas digne d’occuper celles de toute la jeunesse d’Espagne.

— Elle est belle, vertueuse, noble, et elle désire ardemment la réussite de notre voyage : c’est là un rare mérite, et l’on peut vous pardonner votre enthousiasme pour elle ; mais n’oubliez pas que pour l’obtenir il faut d’abord voir le Cathay.

— Vous voulez dire qu’il faut le voir en réalité, señor amiral ; car, en imagination, je le vois déjà parfaitement, constamment ; je ne vois presque que cela. Mercédès est debout sur le rivage, nous faisant un signe de bon accueil, et, par saint Paul ! je la vois même m’adresser un sourire assez séduisant pour ensorceler, tandis qu’il impose par sa modestie. Puisse la bienheureuse Marie nous envoyer bientôt un vent favorable, afin que nous puissions quitter cette désagréable rivière et ce triste couvent !

Colomb ne lui répondit rien ; car, malgré les égards qu’il pouvait avoir pour l’impatience d’un amant, son esprit était occupé de pensées trop graves pour s’amuser longtemps des folies de l’amour.