Mercédès de Castille/Chapitre 24

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 18p. 368-385).


CHAPITRE XXIV.


Soixante-dix, je me le rappelle bien ; pendant cet espace de temps, j’ai vu des heures bien horribles, des choses bien étranges ; mais cette nuit affreuse a surpassé tout ce que je savais déjà.
Macbeth.



Un spectacle qui frappa notre héros d’une terreur et d’une consternation presque aussi grandes que l’épouvante qui s’empara des ignorants Haïtiens au bruit et à l’effet produits par l’arquebuse, l’attendait lorsqu’il arriva en vue du mouillage. La Santa-Maria, ce bâtiment amiral, qu’il avait laissé, quatre jours auparavant, dans la meilleure tenue, était étendu naufragé sur le sable, ses mâts tombés, ses flancs brisés, et offrant tous les autres signes de destruction nautique. Il est vrai que la Niña était à l’ancre en sûreté, à une faible distance ; mais un sentiment d’isolement et d’abandon s’empara du jeune homme en regardant ce petit bâtiment, qui n’était guère qu’une felouque et qui avait été élevé au rang de caravelle pour ce beau voyage. Le rivage était couvert de matériaux, et il était évident que les Espagnols et les sujets de Guacanagari travaillaient de concert à la construction d’une sorte de forteresse, ce qui présageait que de grands changements étaient survenus dans expédition. Ozéma fut laissée dans la maison d’un des naturels, et ses deux compagnons pressèrent le pas pour rejoindre leurs amis et leur demander l’explication de ce qu’ils voyaient.

Christophe Colomb reçut son jeune ami avec cordialité, mais plongé dans une profonde affliction. La manière dont le bâtiment avait échoué a souvent été rapportée ; Luis apprit en même temps que la Niño étant un trop petit bâtiment pour transporter tous les Espagnols, une colonie serait laissée dans la forteresse, tandis que le reste de l’équipage se hâterait de retourner en Espagne. Guacanagari s’était montré plein de zèle et de bonté, et tout le monde avait été trop occupé du naufrage pour s’apercevoir de l’absence de notre héros, ou pour donner aucune attention à un incident aussi commun que celui d’une invasion d’un chef caraïbe pour enlever une beauté indienne. Peut-être même ce dernier événement était-il trop récent pour être connu jusque sur le rivage.

La semaine qui suivit le retour de Luis fut active et occupée. La Santa-Maria avait échoué dans la matinée de Noël 1492, et le 4 janvier suivant, la Niño était prête à partir, pour retourner en Europe. Pendant cet espace de temps, Luis n’avait vu Ozéma qu’une fois. Il l’avait trouvée mélancolique, muette, et semblable à une fleur qui conserve encore sa beauté, même lorsqu’elle est flétrie. Cependant, dans la soirée du 3, tandis qu’il se promenait près de la forteresse nouvellement terminée, il fut invité par Sancho à une nouvelle entrevue. Notre héros, à sa grande surprise, trouva le jeune cacique avec sa sœur.

Quoique le langage manquât dans cette occasion, les parties s’entendirent à merveille. Ozéma n’était plus mélancolique ni accablée par le chagrin : le sourire se montrait sur ses lèvres, la gaieté dans son jeune esprit, et Luis pensa qu’il ne l’avait pas encore vue si séduisante et si belle. Elle avait disposé sa simple toilette avec une coquetterie indienne, et la fraîcheur de ses joues ajoutait encore un nouvel éclat à ses yeux brillants. Sa taille svelte et légère, modèle de grâce sans art, semblait si éthérée qu’elle touchait à peine la terre. Le sujet de ce changement subit ne fut pas longtemps un mystère pour Luis. Le frère et la sœur, après avoir passé en revue leurs dangers et la manière dont ils en étaient sortis, et se rappelant le caractère et les projets de Caonabo, en étaient venus à conclure qu’il n’y avait de refuge pour Ozéma que dans la fuite. Il serait inutile de demander ce qui déterminait le frère à laisser sa sœur accompagner les étrangers dans leur pays lointain ; mais le motif d’Ozéma ne peut être un secret pour le lecteur. On savait que l’amiral désirait emmener en Espagne quelques naturels ; et trois femmes, dont une était du rang d’Ozéma, avaient consenti à partir : cette femme d’un chef était non seulement connue d’Ozéma, mais encore sa parente. Tout semblait propice à ce dessein, et comme un voyage en Espagne était encore un mystère pour les naturels, qui le regardaient comme un passage semblables celui d’une de leurs îles à une autre, aucune difficulté redoutable ne se présenta à l’esprit soit du cacique, soit de sa sœur.

Cette proposition prit notre héros par surprise. Il était en même temps flatté et joyeux du dévouement d’Ozéma, et cependant il en était troublé ; peut-être y avait-il des instants où il doutait un peu de lui-même. Cependant Mercédès régnait dans son cœur, et il rejeta cette pensée, comme un soupçon qu’un véritable chevalier ne pouvait concevoir sans insulter à son propre honneur. Une seconde réflexion lui présenta moins d’objection à ce plan qu’il n’en avait supposé d’abord, et après une heure de discussion, il quitta Ozéma pour aller consulter l’amiral.

Christophe Colomb était toujours à la forteresse ; il écouta notre héros avec gravité et intérêt. Une ou deux fois les yeux de Luis se baissèrent sous le regard observateur de l’amiral, mais au total il s’acquitta d’une manière convenable de la tâche dont il s’était chargé.

— La sœur d’un cacique, dites-vous, don Luis ? répondit l’amiral d’un air pensif ; une jeune vierge sœur d’un cacique ?

— Oui, don Christophe, et d’une grâce, d’une naissance, d’une beauté, qui donneront à notre maîtresse la reine la plus haute idée du mérite de notre découverte.

— Vous vous rappellerez, señor comte, que la pureté seule peut être offerte à la pureté. Doña Isabelle est le modèle des reines, des mères et des épouses, et rien qui puisse blesser son esprit angélique ne doit lui être offert par ses dévoués serviteurs. Ou n’a pas cherché à tromper cette jeune fille pour la conduire au péché et à la misère ?

— Christophe, vous ne pouvez penser ainsi de moi. Doña Mercédès elle-même n’est pas plus innocente que la jeune fille dont je veux parler, et le frère de celle-ci ne peut avoir plus de sollicitude pour son bonheur que je n’en ai moi-même. Lorsque le roi et la reine auront satisfait leur curiosité, et l’auront congédiée, j’ai l’intention de les placer sous la protection de la doña de Valverde.

— Plus les échantillons que nous prendrons seront rares, Luis, et mieux cela vaudra. Cela fera plaisir à nos souverains, et leur donnera une idée favorable de nos découvertes, comme vous le dites. Il est vrai que la Niña est un petit bâtiment, mais nous gagnons de la place en laissant beaucoup de monde derrière nous. J’ai abandonné la principale chambre aux femmes, car vous et moi nous serons toujours assez bien pour quelques semaines ; que la jeune fille vienne donc, et veillez à ce qu’elle ne manque de rien.

Ces derniers mots terminèrent l’affaire. De bonne heure, le jour suivant, Ozéma s’embarqua, emportant avec elle les simples richesses d’une princesse indienne, parmi lesquelles le turban fut soigneusement conservé. Sa parente avait à son service une fille qui devait leur suffire à toutes deux. Luis eut grand soin de prendre à cet égard des arrangements dans lesquels les aises et les convenances furent également respectées. Les adieux d’Ozéma et de Mattinao furent tendres et touchants, car les affections domestiques paraissaient avoir été cultivées à un haut degré par ce peuple simple d’esprit et doux de cœur. Mais on supposait que la séparation serait courte, et Ozéma avait de nouveau assuré son frère que sa répugnance pour Caonabo, quelque puissant que fût ce cacique, était insurmontable : chaque heure l’augmentait et donnait plus de force à sa résolution de ne jamais être sa femme. Elle n’avait point d’autre alternative que de se cacher dans l’île ou de faire le voyage d’Espagne. Dans ce dernier parti il y avait autant de sécurité que de gloire. Ainsi consolés, le frère et la sœur se séparèrent.

Colomb avait eu l’intention de pousser plus loin ses découvertes avant de retourner en Europe. Mais la perte de la Santa-Maria et la désertion de la Pinta le réduisirent à la nécessité de terminer l’expédition, dans la crainte que, par quelque accident imprévu, ce qu’il avait déjà fait ne fût perdu pour le monde. Ainsi, dans la journée du 4 janvier 1493, il fit voile à l’ouest, en longeant les côtes d’Haïti ; son plus grand désir était alors de retourner en Espagne avant que le seul petit esquif qui lui restait ne vînt à lui manquer, de peur que son nom ne pérît avec la connaissance de ses découvertes. Heureusement, le 6, on vit arriver la Pinto, vent arrière, Martin Alonzo Pinzon ayant effectué un des projets qui l’avaient engagé à s’éloigner, celui de se mettre en possession d’une grande quantité d’or, mais n’ayant réussi à découvrir aucune mine, ce qui avait été, croyait-on, son principal motif.

Il n’est d’aucune importance pour notre narration de donner des détails sur l’entrevue qui eut lieu. Colomb reçut le coupable Piuzon avec une prudente réserve, et, après avoir écouté ses explications, il lui ordonna de préparer la Pinta pour le retour en Espagne. Après tous les pourparlers nécessaires dans une baie favorable à cet objet, les deux bâtiments firent voile de conserve vers l’est, longeant toujours la côte septentrionale d’Haïti ou Española, c’est-à-dire petite Espagne ; car c’est ainsi que l’île avait été nommée par Colomb[1].

Ce ne fut que le 16 du mois que nos voyageurs prirent définitivement congé de ce beau pays. Ils avaient à peine perdu de vue la terre, en gouvernent au nord-est, que les vents favorables les abandonnèrent, et qu’ils rencontrèrent de nouveau les vents alisés. Le temps était assez beau, et en maintenant les deux bâtiments sur le meilleur bord, l’amiral, le 10 février, après diverses déviations de la droite ligne, avait traversé cette étendue de l’Océan où les vents alisés dominent, et, atteint une latitude parallèle à la hauteur de Palos. En faisant ce long détour, la Niña, contre l’expérience du premier voyage, fut continuellement arrêtée par la lenteur de la Pinta. Ce bâtiment, dont le mât d’artimon était craqué, n’était pas capable de supporter beaucoup de voiles, et des brises légères favorisaient la Niña, qui avait toujours été regardée comme un bâtiment bon voilier, sur une mer unie et par un vent léger.

La plupart des phénomènes du premier voyage furent observés au retour ; mais les thons n’excitèrent plus d’espérances, les herbes marines n’inspirèrent plus de craintes. On dépassa lentement mais sans danger, ces objets familiers, et l’on atteignit heureusement les vents variables, dans la première quinzaine. Alors les bordées devinrent nécessairement de plus en plus compliquées, et enfin les pilotes, peu habitués à une navigation si longue et si difficile, dans laquelle il n’étaient aidés ni par la terre, ni par l’eau, devinrent moins sûrs de leurs calculs, et finirent par se disputer avec chaleur sur leur position réelle.

— Vous avez entendu aujourd’hui, Luis, dit l’amiral en souriant, dans une de ses conférences habituelles avec notre héros, les altercations de Vincent Yañez avec son frère Martin Alonzo et les autres pilotes, relativement à la distance où nous sommes de l’Espagne. Ces changements de vent continuels ont embarrassé les honnêtes marins, et ils se croient dans toutes les parties de l’Atlantique, excepté dans celle où nous sommes réellement !

— Beaucoup dépend de vous, Señor ; non seulement notre sûreté, mais la connaissance de nos grandes découvertes.

— Cela est vrai, don Luis. Vincent Yañez, Sancho Ruiz, Pedro Alonzo Niño et Barthélemi Roldan, pour ne rien dire des profonds calculateurs de la Pinta, placent les bâtiments dans le voisinage de Madère, ce qui est de cent cinquante lieues plus près de l’Espagne que nous ne le sommes réellement. Ces braves gens ont suivi leurs désirs plutôt que la connaissance de l’Océan et des cieux.

— Et vous, don Christophe, où placez-vous les caravelles, puisqu’il n’y a aucun motif de cacher la vérité ?

— Nous sommes au sud de l’île de Flores, don Luis, à douze bons degrés à l’ouest des Canaries et sous la latitude de Nafé en Afrique ; mais je souhaiterais qu’ils restassent dans cette incertitude jusqu’à ce que le droit de possession de nos découvertes fût assuré. Aucun de ces hommes ne doute maintenant qu’il ne soit en état de faire tout ce que j’ai fait, et cependant aucun d’eux n’est capable de retrouver sa route pour revenir sur ses pas, après avoir traversé cette étendue d’Océan jusqu’à l’Asie.

Luis comprit l’amiral, et la petitesse du bâtiment rendant dangereux de se communiquer des secrets, ils changèrent d’entretien.

Jusqu’à ce moment, quoique les vents eussent été très-variables, le temps avait été beau ; quelques bourrasques avaient eu lieu, comme cela arrive souvent sur mer, mais elles n’avaient été ni longues ni sérieuses. Colomb en avait été extrêmement satisfait ; car maintenant qu’il avait accompli le grand dessein pour lequel il avait pour ainsi dire vécu, il avait quelque inquiétude que cet important secret ne fût perdu pour le reste du monde, comme un homme qui transporte un objet précieux à travers des scènes de danger, craint pour la sûreté du dépôt qui lui a été confié. Cependant un changement se préparait, et au moment même ou le grand navigateur commençait à espérer, il allait être soumis à la plus rude de ses épreuves.

À mesure que les bâtiments approchaient du nord, le temps devenait naturellement plus froid et les vents plus forts. Pendant la nuit du 11 février, les caravelles firent plus de cent milles entre le coucher et le lever du soleil. Le matin suivant, beaucoup d’oiseaux étaient en vue, ce qui fit croire à Colomb qu’ils étaient très-près des Açores, tandis que les pilotes s’imaginaient être dans le voisinage immédiat de Madère. Le jour d’après, le vent fut moins favorable, quoique fort, et la mer était devenue houleuse. Les qualités de la Niña se montrèrent alors avec avantage, car avant la fin du jour, elle eut à lutter contre les éléments en furie, et la plupart de ceux qui étaient sur son bord n’avaient jamais vu une semblable tempête. Heureusement tout ce qu’une expérience consommée avait pu imaginer pour rendre ce bâtiment plus solide et plus confortable, avait été fait. Il était aussi bien préparé que les circonstances le permettaient à soutenir une tempête ; son seul défaut essentiel était d’être trop allégé, car la plupart de ses provisions et de son eau étant épuisées, il s’en fallait de beaucoup qu’elle fût à sa ligne d’eau. Cette circonstance, peu importante pour un grand bâtiment, devenait un grave inconvénient pour une petite coquille, qui, dans son état ordinaire, n’était pas à l’abri des dangers dans un coup de vent. Le lecteur comprendra mieux cette distinction, quand on lui aura fait remarquer que les bâtiments de grande dimension ne peuvent perdre leur mâture que dans un grain violent et soudain, et sont rarement couchés sur le côté, à moins que ce ne soit par la force des lames, tandis que les petits navires peuvent aisément chavirer quand leur voilure est disproportionnée à leur stabilité. Quoique les marins de la Niña s’aperçussent de ce défaut, qui venait en grande partie de la consommation de l’eau douce, ils avaient l’espoir d’entrer si tôt dans un port, qu’aucune mesure ne fût prise pour remédier à ce mal.

Tel était l’état des choses lorsque le soleil se coucha, le soir du 12 février 1493. Suivant son habitude, Colomb était sur la dunette, les bâtiments de toute grandeur portant alors ces lourds exhaussements, quoique la dunette de la Niña fût si petite qu’elle méritait à peine ce nom. Luis était à son côté, et tous deux observaient l’aspect des cieux et de l’Océan dans un profond silence. Notre héros n’avait pas encore vu les éléments dans une si grande agitation, et l’amiral venait à l’instant de remarquer qu’il avait rarement vu une nuit aussi menaçante. Il y a une solennité dans un coucher du soleil sur mer, lorsque les nuages prennent un aspect sinistre, et que l’on commence à voir les signes précurseurs d’un orage ; solennité que rien ne peut rappeler sur terre. La solitude d’un vaisseau luttant à travers une masse d’eau effrayante, contribue à l’influence des sensations qui sont éveillées, et qui ne voient qu’un objet contre lequel peuvent s’acharner les efforts réunis de la tempête. Tout le reste semble être à l’unisson pour aider le combat général, l’Océan, les cieux et l’air étant les accessoires de ce lugubre tableau ; et lorsque l’atmosphère nébuleuse de l’hiver y ajoute sa tristesse, la scène atteint alors ses nuances les plus sombres.

— Voilà un coucher de soleil de mauvais présage, don Luis, dit Colomb au moment où disparaissaient les derniers rayons que le soleil jetait sur les nuages. J’en ai vu rarement d’aussi menaçants.

— On a une double confiance dans les soins de Dieu quand on fait voile sous votre sauvegarde, Señor : confiance en sa bonté, puis dans l’habileté de son agent.

— Le pouvoir du Tout-Puissant est suffisant pour douer les plus faibles mortels de toute l’habileté nécessaire, lorsque sa volonté est d’épargner, ou pour ravir aux plus expérimentés toute leur science, quand sa colère ne peut être apaisée que par la destruction de ses créatures.

— Vous pensez que la nuit sera dangereuse, don Christophe ?

— J’ai vu des apparences aussi mauvaises, mais rarement. Si la caravelle ne portait pas un si lourd fardeau, j’envisagerais peut-être notre situation avec moins d’anxiété.

— Vous me surprenez, señor amiral ; les pilotes regrettent que notre bâtiment soit si peu chargé.

— Cela est vrai relativement à la pesanteur matérielle, Luis ; mais il porte une cargaison de découvertes qu’il serait triste de voir engloutir dans les gouffres de l’Océan. Ne voyez-vous pas comme le sombre rideau de la nuit tombe avec promptitude, et la manière rapide avec laquelle la Niña devient notre unique monde ? On distingue à peine la Pinta, comme un nuage sans forme sur les lames écumantes : elle ressemble à un phare placé là pour nous avertir de notre propre danger, plutôt qu’à un compagnon destiné à nous encourager par sa présence et sa proximité.

— Je ne vous ai jamais vu si préoccupé du temps, Señor !

— Ce n’est pas mon habitude, don Luis. Mais mon cœur est plein de ses glorieux secrets. Regardez, ne voyez-vous pas ce nouveau signe de la fureur des éléments ?

L’amiral était tourné vers l’Espagne, tandis que les regards de son compagnon étaient arrêtés sur l’horizon occidental, dont un reste de lumière rendait l’aspect aussi effrayant que visible. Il n’avait pas aperçu le changement qui avait occasionné la remarque de Colomb ; mais se retournant vivement, il lui en demanda explication. Malgré la saison, l’horizon au nord-est avait été subitement illuminé par un éclair, et tandis que l’amiral lui apprenait ce fait en montrant le point des cieux où ce phénomène avait paru, deux autres éclairs s’étaient promptement succédé.

— Señor Vincent ! s’écria Colomb en s’avançant comme pour examiner un groupe de figures sombres qui étaient réunies sur le pont au-dessous de lui. Le señor Vincent Yañez est-il parmi vous ?

— Je suis ici, don Christophe, et j’examine l’aspect des cieux. C’est un signe qui nous annonce encore plus de vent.

— Nous allons avoir une tempête, digue Vincent, et elle viendra de ce point du ciel ou de celui qui lui est opposé. Tout est-il en état sur la caravelle ?

— Il ne nous reste rien à faire, señor amiral. Nous ne pouvons avoir moins de toile dehors, et tout est bien saisi partout. Sancho Ruiz, examinez les prélarts, de crainte que nous ne fassions plus d’eau que nous ne le voudrions.

— Examinez aussi la lumière de votre fanal, afin que la Pinta ne nous perde pas dans les ténèbres. Ce n’est pas le moment de dormir, Vincent ; placez vos hommes les plus sûrs au gouvernail.

— Señor, je les ai choisis avec soin : Sancho Mundo et le jeune Pépé de Moguer remplissent maintenant ce devoir. D’autres aussi habiles attendent pour les remplacer quand leur quart sera fini.

— C’est bien, bon Pinzon. Ni vous ni moi nous ne fermerons l’œil cette nuit.

Les précautions de Colomb n’étaient pas superflues ; environ une heure après que l’atmosphère chargée d’électricité s’était montrée sous un aspect aussi peu naturel, le vent s’éleva du sud-ouest dans une direction favorable, mais avec une violence effrayante. Malgré son vif désir d’arriver à un port, l’amiral jugea prudent de faire carguer la seule voile qu’on eût conservée, et durant la plus grande partie de la nuit, les deux caravelles coururent vent arrière, à mâts et à cordes, vers le nord-ouest. Nous disons les deux caravelles, car Martin Alonzo, malgré sa longue habitude des mers orageuses, et sa disposition à agir seulement dans son propre intérêt, à présent que l’important problème était résolu, maintint la Pinta si près de la Niña, que peu de minutes se passaient sans qu’on l’aperçût s’élevant sur le sommet d’une vague écumante, ou disparaissant dans le creux des lames, tout en suivant l’impulsion irrésistible du vent, mais se tenant presque bord à bord avec la Niña, de même que l’homme s’attache à l’homme dans les moments de besoin et de péril.

Ainsi s’écoula la nuit du 13 ; le jour prêta des couleurs plus vives à cette scène, quoiqu’on pensât que le vent diminuait de violence à mesure que le soleil s’élevait sur l’horizon : peut-être ce changement n’existait-il que dans l’imagination des marins, la lumière diminuant d’ordinaire l’apparence du danger, en donnant aux hommes la possibilité d’y faire face. Chaque caravelle établit cependant une petite voile, et toutes deux fendirent les vagues, courant vers l’Espagne, pour y porter des nouvelles peu attendues. La tourmente diminua sensiblement dans le cours de la journée ; mais vers le soir elle reprit une nouvelle force, le vent devint plus contraire, et nos marins furent forcés de serrer jusqu’au dernier morceau de toile qu’ils s’étaient hasardés à appareiller. Ce n’était pas encore le plus fâcheux de l’aventure. Les caravelles avaient alors été poussées dans une partie de l’Océan où la direction des lames croisait celle du vent, résultat de quelque autre ouragan qui avait en lieu d’un côté différent. Les deux bâtiments luttaient avec courage, pour garder leur route dans des circonstances si contraires ; mais ils commençaient à fatiguer de manière à inquiéter ceux qui connaissaient la force réelle des deux navires, et qui savaient d’où venait la véritable source du danger. À l’approche de la nuit, Colomb s’aperçut que la Pinta ne pouvait résister plus longtemps aux efforts du vent, dont la pression était trop forte sur son mât d’artimon, quoiqu’il ne portât pas un pouce de voile. Il ordonna donc, quoique à regret, à la Niña, de se rapprocher de ce bâtiment, une séparation, dans une telle crise, étant, après un naufrage, le plus grand malheur qui pût leur arriver.

Ainsi se passa la nuit du 14 pour nos voyageurs isolés au milieu de l’Océan ; ce qui n’avait été, la nuit précédente, que présages et menaces étant devenu une effrayante réalité. Colomb lui-même avoua qu’il n’avait jamais vu une plus furieuse tempête, et ne chercha pas à cacher à Luis l’étendue de ses craintes. En présence des pilotes et de l’équipage il était calme et même enjoué ; mais, seul avec notre héros, il se montrait humble et sincère. Il ne cessait pourtant pas d’être le célèbre navigateur toujours ferme et tranquille ; aucune plainte lâche ne s’échappait de ses lèvres, quoiqu’il fût désolé au fond de l’âme que ses grandes découvertes courussent le risque d’être à jamais perdues.

Tel était le sentiment qui dominait l’amiral assis dans sa petite chambre durant les premières heures de cette nuit redoutable ; il épiait le moindre changement favorable ou désastreux qui pouvait arriver. Le sifflement des vents qui enlevait littéralement des nappes d’eau de la surface de l’Océan fougueux se distinguait à peine au milieu du rugissement des vagues. Parfois, à la vérité, quand la caravelle tombait dans le creux de deux énormes lames, on entendait battre le fragment de voile qu’elle portait encore, et l’air paraissait silencieux et calme ; puis, lorsque l’esquif léger cherchait à regagner la surface, de même que l’homme qui se noie fait des efforts frénétiques pour remonter sur l’eau, il semblait que les colonnes d’air allaient l’emporter dans leur vol aussi facilement que l’eau qu’elles ravissaient au sommet des vagues. Luis lui-même, quoique peu enclin à s’alarmer, sentait que leur situation devenait critique, et sa vivacité naturelle avait fait place à une gravité pensive qui ne lui était pas ordinaire. Si notre héros se fût trouvé en face d’un millier de Maures, il eût plutôt pensé au moyen de les vaincre qu’à prendre la fuite ; mais cette guerre des éléments n’offrait pas une semblable ressource, c’était en quelque sorte vouloir résister au Tout-Puissant.

En pareille occasion le plus brave ne peut compter sur sa résolution et son intrépidité car les efforts de l’homme sont bien futiles, bien insignifiants, lorsqu’ils sont opposés au vouloir et à la puissance de l’Éternel.

— C’est une nuit terrible, Señor, dit notre héros d’un ton calme et avec une indifférence plus apparente que réelle ; elle surpasse tout ce que j’avais jamais vu de la fureur d’une tempête.

Colomb soupira profondément, puis, découvrant son visage caché entre ses mains, il regarda autour de lui comme s’il eût cherché quelque objet qui lui manquait.

— Comte de Llera, répondit-il avec dignité, il nous reste un devoir solennel à remplir. Le tiroir qui se trouve de votre côté de cette table contient des parchemins, et voici ce qui est nécessaire pour écrire. Acquittons-nous de notre mission, tandis que la merci divine nous en accorde encore le temps ; Dieu seul sait combien il nous reste d’heures à vivre.

Luis écouta sans pâlir ce discours de mauvais augure ; mais il prit un air grave et sérieux. Ouvrant le tiroir, il en tira le parchemin et le posa sur la table. L’amiral saisit une plume, fit signe à son compagnon d’en prendre une autre, et tous deux commencèrent à écrire aussi bien que le mouvement violent et continuel de la légère caravelle pouvait le permettre.

La tâche était difficile, mais elle fut bien exécutée ; à mesure que Colomb écrivait une phrase, il la dictait à Luis, qui la copiait mot pour mot sur le parchemin placé devant lui.

Ce document contenait en substance le récit des découvertes qui avaient été faites ; la latitude et la longitude d’Española, les positions relatives des autres îles, et un compte succinct de tout ce que l’amiral avait vu. La lettre était adressée à Ferdinand et à Isabelle. Dès que les deux écrits furent terminés, l’amiral enveloppa soigneusement sa missive de toile cirée, Luis suivant en tout son exemple ; ils prirent ensuite un gros pain de cire, le creusèrent, et introduisirent le paquet dans l’intérieur, dont ils fermèrent l’ouverture avec une partie de la cire qui avait été enlevée. Colomb fit alors venir le charpentier et lui ordonna d’enfermer chaque pain de cire dans un baril séparé : on n’en manque jamais sur un bâtiment, et au bout de quelques minutes, les deux lettres se trouvèrent en sûreté dans des barils vides ; l’amiral et notre héros en prirent chacun un et montèrent sur le pont. La nuit était si terrible, que personne n’avait songé au sommeil ; presque tout l’équipage de la Niña, matelots et officiers, étaient rassemblés près du grand mât, seul endroit où, à l’exception de places plus privilégiées encore, ils se crussent à l’abri d’être enlevés par les lames. À la vérité, on y était continuellement couvert par l’eau de la mer, et la dunette elle-même n’était pas exempte de cette visite importune.

Aussitôt que l’amiral parut, tous l’entourèrent, empressés de savoir ce qu’il pensait et ce qu’il se proposait de faire. Dire la vérité, c’eût été jeter le désespoir dans des âmes où l’espérance avait presque déjà cessé d’exister ; Colomb déclara simplement qu’il accomplissait un vœu religieux, et de sa propre main il lança son baril dans l’Océan furieux. Celui de Luis fut placé sur la dunette, dans l’espoir qu’il surnagerait si la caravelle coulait à fond.

Trois siècles et demi se sont écoulés depuis la sage précaution prise par Colomb, et jamais on n’a entendu parler de ce baril. Sa légèreté était telle qu’il pourrait continuer à flotter pendant des siècles ; couvert de barnaches, peut-être vogue-t-il encore sur la vaste étendue des mers, plein de ses grandes révélations. Il se peut que, jeté bien des fois sur une plage sablonneuse, une autre vague l’en ait ensuite emporté. Il est possible que différents bâtiments l’aient vu passer un million de fois près d’eux, et l’aient confondu avec ces tonneaux qu’un voit si souvent aller à la dérive sur l’Océan. Si on l’avait trouvé, on l’aurait ouvert ; et s’il fût tombé entre les mains d’un homme civilisé, il est presque impossible qu’un document aussi intéressant n’eût excité aucune attention.

Ce devoir rempli, l’amiral eut le loisir de jeter les yeux autour de lui. L’obscurité était si grande que, sans la faible clarté qui se dégageait des flots agités, il aurait été difficile de distinguer les objets d’un bout à l’autre de la caravelle. Il serait impossible à un homme qui n’a été sur mer qu’à bord d’un grand bâtiment, de se faire une juste idée de la situation de la Niña. Ce bâtiment, qui n’était guère qu’une grande felouque, était parti d’Espagne gréé avec les antennes et les voiles latines dont les petits caboteurs du midi de l’Europe font un usage si fréquent, et ce n’était qu’aux Canaries qu’il avait changé son système de mâture. Dans une baie ou une rivière, son plat-bord ne s’élevait hors de l’eau que de quatre ou cinq pieds, et maintenant qu’il luttait contre la tempête sur une mer dont les lames suivaient une direction contraire à celle du vent, — précisément dans ces parages de l’Atlantique où les vents ont le plus de force et les eaux le plus d’agitation, — on eût pu le prendre pour un animal marin qui remontait de temps en temps à la surface pour respirer. Il y avait des moments où la caravelle semblait s’abîmer sans retour dans le sein de l’Océan ; de hautes et sombres montagnes d’eau s’élevaient alors autour d’elle de tous côtés, la confusion des vagues ayant détruit toute la symétrie ordinaire du roulis de la mer. Quoiqu’on ait abusé du langage figuré en parlant de montagnes d’eau, l’on peut ajouter, sans s’écarter de la vérité littérale, que les vergues de la Niña étaient souvent au-dessous des lames voisines, qui montaient à une telle hauteur qu’on craignait à chaque instant de les voir retomber en cataractes sur les caillebotis formant la partie du pont au milieu du bâtiment, sur l’avant du grand mât. Là existait le véritable danger ; car une seule de ces lames, tombant sur ce petit bâtiment, aurait suffi pour le remplir d’eau et le faire couler à fond avec tout ce qu’il contenait. Quoi qu’il en soit, la cime des vagues rejaillissait sans cesse à bord, ou s’élevait, par le travers, au-dessus de la caravelle, en nappe d’écume brillante, mais heureusement sans avoir une force suffisante pour la submerger. Dans ces instants dangereux, la sûreté du bâtiment dépendait de frêles toiles goudronnées. Si ce faible rempart eût cédé, deux ou trois vagues successives auraient infailliblement rempli la cale, et l’eau une fois maîtresse du navire, sa perte devenait inévitable.

L’amiral avait donné l’ordre à Vincent Yañez de prendre tous les ris à la misaine, espérant qu’au milieu de ce chaos des éléments, il pourrait conduire son bâtiment dans une partie de l’Océan où les vagues auraient plus de régularité. La direction générale des lames, si toutefois on peut dire qu’elles en eussent une, avait été prise en considération. La Niña avait fait cinq ou six lieues depuis la disparition du jour, sans qu’aucun changement de temps fût survenu. Il était près de minuit, et la surface de l’Océan présentait encore l’image effrayante du chaos. Vincent, Yañez s’approcha de l’amiral et lui déclara que le bâtiment ne pouvait pas soutenir plus longtemps la voile qu’il portait.

— Les secousses que nous éprouvons en nous élevant sur les lames, dit-il, sont si violentes, qu’on dirait que la poupe va être arrachée du bâtiment, et les contre-coups qui s’ensuivent, quand nous retombons dans le creux des lames, ne sont pas moins dangereux ; la Niña ne peut pas conserver de voile avec sûreté.

— A-t-on vu Martin Alonzo depuis une heure ? demanda Colomb en regardant d’un air inquiet du côté où la Pinta devait être visible ; vous avez amené le fanal, Vincent Yañez ?

— Il ne pouvait être maintenu plus longtemps avec l’ouragan ; on l’a montré de temps en temps, et mon frère a répondu à chaque signal.

— Qu’on le montre encore une fois : dans un moment tel que celui-ci, la présence d’un ami réjouit l’âme, quoique sa position soit aussi malheureuse que la nôtre.

On hissa le fanal, et bientôt une lueur faible et lointaine brilla au milieu des éléments déchaînés. Cette épreuve fut répétée à de courts intervalles, et chaque fois on répondit à ce signal, mais à une distance toujours croissante ; et enfin on ne vit plus briller aucune lumière à bord de la Pinta.

— Le mât de la Pinta est trop faible pour porter la moindre chose par un vent semblable, dit Vincent Yañez, et mon frère n’a pas pu serrer le vent aussi près que nous ; il dérive davantage sous le vent.

— Serrez la misaine, comme vous le proposiez, dit Colomb ; le choc des lames devient trop violent pour notre faible bâtiment.

Vincent Yañez choisit quelques-uns de ses hommes les plus habiles, et alla surveiller lui-même l’exécution de cet ordre ; au même instant la barre fut redressée ; la caravelle fit lentement son abattée, et ensuite courut vent arrière avec rapidité. La tâche de serrer la voile fut comparativement facile, la vergue n’étant qu’à quelques pieds au-dessus du pont, et n’y ayant guère que les points d’exposés. Il fallait pourtant les hommes ayant les nerfs les plus fermes et les mains les plus habiles, pour se hasarder à y monter dans un tel instant. Sancho prit un côté du mât et Pépé l’autre, tous deux montrant les qualités qui n’appartiennent qu’à un marin parfait.

La caravelle était alors à la merci des vents et des vagues, l’expression chasser vent arrière étant à peine applicable aux mouvements d’un bâtiment si bas que la hauteur des vagues le mettait à l’abri de l’action du vent. Si les lames eussent eu leur régularité habituelle, l’esquif aurait pu être englouti par les lames dans les tangages ; et s’il fut à l’abri de cette calamité, il le dut, jusqu’à un certain point, à une irrégularité qui n’était que la source d’un nouveau danger. La Niña continuait à courir rapidement vent arrière, mais ce n’était pas avec la vitesse nécessaire pour outre-passer les vagues qui la poursuivaient ; ce qu’elle aurait pu faire si les lames eussent suivi leur cours ordinaire. La mer, en opposition avec le vent, l’en empêchait ; les vagues venaient à la rencontre des vagues ; et leurs cimes, au lieu de rouler en écume, s’élevaient en effrayants jets d’eau.

C’était la crise du danger ; il se passa une heure pendant laquelle la caravelle se précipitait au milieu des ténèbres de ce chaos, avec une sorte de fureur aveugle, s’élançant parfois en présentant le flanc aux lames, comme si la poupe impatiente eût voulu devancer l’étrave, et exposant ainsi le navire à l’extrême péril de recevoir une lame par le travers. Cet imminent danger ne fut détourné que par l’activité de l’homme placé au gouvernail. C’était Sancho, et il déploya si bien tout ce qu’il avait de talents et d’énergie, que la sueur baignait son front comme s’il eût été exposé au soleil des tropiques. Enfin l’alarme devint si grande et si générale, que toutes les voix s’unirent pour demander à l’amiral de promettre aux saints les offrandes d’usage. Tout l’équipage se rassembla à cet effet sur l’arrière, à l’exception des hommes qui étaient au gouvernail, et l’on fit les préparatifs nécessaires pour que le sort décidât qui prononcerait ce vœu.

— Nous sommes entre les mains de Dieu, mes amis, dit Colomb, et il convient que vous déclariez tous que vous vous confiez dans sa bonté, et que vous placez l’espoir de votre sureté dans ses bienfaits et sa clémence. Dans le chapeau que tient le señor de Muños, il y a autant de pois que nous sommes de personnes. Un de ces pois porte le signe de la sainte croix, et celui dont la main tirera ce symbole sacré, s’oblige d’avance à faire un pèlerinage à Sainte-Marie de Guadalupe, portant un cierge du poids de cinq livres. Comme je suis le plus grand pécheur qui se trouve ici, aussi bien que votre amiral, ce sera moi qui tirerai le premier. Colomb mit alors la main dans le chapeau, en tira un pois, et l’approchant de la lanterne, vit qu’il portait le signe qu’il venait de mentionner.

— C’est bien, Señor, dit un des pilotes ; mais remettez ce pois dans le chapeau, et souffrez que l’épreuve soit renouvelée pour une pénitence plus pénible, et devant un autel plus vénéré encore par tous les bons chrétiens : je veux dire Notre-Dame de Lorette. Ce pèlerinage en vaut deux comme le premier.

Le danger donne une grande force aux sentiments religieux, et cette proposition fut appuyée avec chaleur. L’amiral y consentit volontiers, et lorsque chacun eut tiré un pois, celui qui était marqué se trouva entre les mains d’un simple matelot, nommé Pédro Devilla, qui n’était renommé ni pour sa piété ni pour ses talents.

— C’est un voyage pénible et coûteux, murmura le patient désigné par le sort ; on ne peut le faire à bon marché.

— N’y pense pas, ami Pédro, répondit Colomb ; tu n’auras que la fatigue de la route, je me charge de la dépense. — Cette nuit devient de plus en plus terrible, Barthélemi Roldan ?

— Il n’est que trop vrai, señor amiral, et je suis peu satisfait d’un pèlerin tel que Pédro, quoiqu’il semble que le ciel lui-même ait dirigé le choix. Une messe à Sainte-Claire de Moguer et une nuit passée dans cette chapelle, vaudront mieux que vos voyages lointains faits par un pareil homme.

Cette opinion ne manqua pas de partisans parmi les matelots de Moguer, et un troisième tirage eut lieu. Le pois marqué échut encore à l’amiral. Cependant le danger était loin de diminuer, et la caravelle semblait au moment de disparaître au milieu du tourbillon des vagues.

— Nous sommes trop légers, Vincent Yañez, dit Colomb ; et quelque difficile que semble l’entreprise, il faut faire un effort pour remplir nos tonneaux d’eau de mer. Qu’on introduise avec précaution une manche à eau sous les prélarts, qu’on envoie des hommes en bas, et surtout qu’ils veillent à ce que l’eau ne remplisse pas la cale au lieu des tonneaux.

Plusieurs heures se passèrent à exécuter cet ordre. La grande difficulté consistait à protéger les hommes qui puisaient l’eau dans la mer ; car, au milieu du choc des éléments, il n’était pas facile de disposer à son gré d’une seule goutte d’eau. La patience et la persévérance finirent pourtant par triompher, et avant que le jour reparût on avait rempli un si grand nombre de tonneaux, qu’on avait évidemment donné de la stabilité au bâtiment. Vers le matin, la pluie tomba par torrents, et le vent passa du sud à l’ouest, sans cependant perdre beaucoup de sa force. On rétablit alors la misaine, et le frêle esquif fit quelques milles vers l’est à travers une mer encore redoutable.

Au point du jour la situation était moins désespérée ; mais la Pinta avait cessé d’être en vue, et les marins de la Niña la croyaient coulée à fond.

Cependant les nuages étaient moins épais, et une sorte de lueur mystique éclairait l’Océan couvert d’une écume blanche et grondant encore avec fureur. Peu à peu les lames devenaient plus régulières, et les matelots ne jugeaient plus nécessaire de s’attacher aux agrès pour ne pas être entraînés dans les flots. On augmenta de voiles, et à mesure que la caravelle reprenait son mouvement en avant, elle prenait aussi plus de stabilité et faisait meilleure route.



  1. La destinée de cette belle île fournit une preuve que la Providence divine fait retomber le mal sur ceux qui le commettent. Cette île, dont l’étendue peut se comparer aux deux tiers de l’État de New-York, fut le siège de l autorité espagnole dans le Nouveau-Monde pendant bien des années. La population en était considérable. Ces aborigènes, doux et heureux lorsqu’ils furent découverts, furent littéralement exterminés par les cruautés de leurs nouveaux maîtres, et il devint nécessaire d’importer des nègres d’Afrique pour cultiver les champs de canne à sucre. Vers le milieu du seizième siècle, on dit qu’on n’aurait pas pu trouver plus de deux cents aborigènes dans l’île, quoique Ovando eût attiré par trahison non moins de quarante mille habitants des Bahamas, pour remplacer les morts, dès l’année 1513. Plus tard, Española (Saint-Domingue) passa dans les mains des Français, et chacun connaît les terribles événements qui en donnèrent l’exclusive possession aux descendants des enfants de l’Afrique. Tout ce qui a été dit de l’influence des blancs dans les États-Unis, relativement aux Indiens de ce pays, devient insignifiant lorsqu’on le compare à ces faits extraordinaires.