Mercédès de Castille/Chapitre 25

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 18p. 385-399).


CHAPITRE XXXV.


Car maintenant, privés entièrement de la vue de la terre, ils naviguaient incertains sur l’abîme où l’on ne trouve point de sentier. Ils ne gouvernaient point au veut contraire, et n’osaient pas même suivre leur véritable route. La tempête devint bientôt si violente, que mes yeux distinguaient à peine la barque cachée par les vagues.
Vision de patience.



Tel était l’état des choses dans la matinée du 15, et peu de temps après le lever du soleil, le joyeux cri de — Terre ! — se fit entendre du haut d’un mât. J’ajouterai qu’elle fut reconnue directement en avant du vaisseau ; tant les calculs de l’amiral étaient justes, et tant il était certain de sa position sur la carte. Néanmoins bien des opinions différentes s’élevèrent parmi les pilotes et les gens de l’équipage, relativement à cette vue si désirée. Les uns voulaient que ce fût le continent de l’Europe, les autres pensaient que c’était Madère. Colomb annonça publiquement que c’était une des Açores.

Chaque heure diminuait la distance de cette terre saluée avec de si ardents transports, lorsque, par une variation subite, l’île se trouva placée tout à fait au vent. Pendant toute une longue et terrible journée, le petit esquif lutta contre la tempête afin d’atteindre ce havre si désiré. Mais la force des lames et le vent contraire rendaient les progrès lents et pénibles. Le soleil se coucha au milieu des nuages brumeux de l’hiver, et la terre restait toujours du mauvais côté du petit bâtiment ; — suivant toute apparence, à une distance trop éloignée pour qu’on pût l’atteindre. Les heures s’écoulèrent, et malgré les ténèbres la Niña s’efforçait d’approcher du point où la terre avait été vue. Colomb ne quitta pas son poste pendant toutes ces heures d’anxiété ; car il lui semblait que la destinée de ses découvertes ne tenait plus alors qu’à un fil. Notre héros veillait avec moins de sollicitude ; cependant il devenait plus inquiet du résultat, à mesure que le moment approchait où le sort de l’expédition allait se décider.

Lorsque le soleil se leva, chaque œil parcourut l’Océan, et au grand désappointement des voyageurs aucune terre n’était plus visible. Quelques-uns crurent que son apparition avait été une illusion ; mais l’amiral pensa qu’ils avaient dépassé l’île pendant les ténèbres, et fit virer de bord pour gouverner plus au sud. Il n’y avait pas plus d’une ou deux heures que ce changement s’était opéré, lorsqu’on vit de nouveau la terre, comme un point obscur, par l’arrière, et dans une position où l’on n’avait pas pu l’apercevoir auparavant. La caravelle vira vent devant pour gagner cette île, et jusqu’au moment où l’obscurité reparut, elle lutta contre un veut furieux et une mer houleuse, sans pouvoir s’en approcher. La nuit tomba de nouveau, et la terre disparut encore dans les ténèbres.

À l’heure habituelle, l’équipage de la Niña s’était assemblé, la nuit précédente, pour chanter le Salve regina, ou l’hymne du soir à la Vierge ; car c’est une des touchantes particularités de ce voyage extraordinaire, que ces rudes matelots portèrent avec eux, dans les déserts inconnus de l’Atlantique, les chants de leur religion et les prières du christianisme. Tandis qu’ils étaient ainsi occupés, on avait aperçu une lumière sous le vent, et l’on avait supposé qu’elle venait de l’île qu’on avait aperçue la première. Cet incident confirma l’amiral dans la croyance qu’il était au centre d’un groupe, et qu’en se tenant constamment au vent, il se trouverait en position d’atteindre un port dans la matinée. Cette matinée néanmoins n’avait produit d’autre changement que celui que nous avons mentionné, et il se préparait à passer une autre nuit, celle du 17, dans incertitude, lorsque le cri de — Terre à l’avant — vint subitement ranimer tous les esprits.

La Niña avança hardiment, et avant minuit elle se trouva assez près de la terre pour jeter l’ancre ; mais la mer et le vent étaient si forts, que le câble se rompit, et les pauvres marins furent ainsi rejetés des régions auxquelles ils appartenaient. On fit voile de nouveau ; on fit des efforts pour se remettre au vent, et au point du jour la caravelle se trouva en position de jeter l’ancre au nord de l’île. Là, les navigateurs presque épuisés de fatigue apprirent que Colomb avait encore raison, et qu’ils avaient atteint Sainte-Marie, l’une des Açores.

Il n’appartient pas à cette histoire de raconter les événements qui eurent lieu tandis que la Niña resta dans le port. Les Portugais essayèrent de s’emparer de la caravelle ; et comme ils avaient été les derniers à inquiéter l’amiral à son départ de l’Ancien-Monde, ils furent les premiers à le harceler à son retour. Néanmoins toutes leurs manœuvres n’eurent aucun effet, et après avoir vu la meilleure partie de ses hommes en leur pouvoir, et quitté une fois l’île sans eux, l’amiral arrangea cette affaire de manière à partir pour l’Espagne, le 24 du mois, ayant tout son monde à bord.

Pendant les premiers jours, la Providence sembla protéger la traversée. Le vent était favorable et la mer paisible. Depuis la matinée du 24 jusqu’au soir du 26, la caravelle avait fait près de cent lieues sur sa route directe pour Palos, lorsque la mer commença à s’agiter de nouveau, et le vent devint contraire. Peu à peu la violence du vent augmenta, quoiqu’il fût assez favorable pour permettre de gouverner à l’est, en tirant un peu vers le nord. Le temps était mauvais, mais comme l’amiral savait qu’il se dirigeait vers l’Europe, il ne se plaignait pas, et il encourageait ses gens par l’espoir d’une prompte arrivée. Le temps s’écoula de cette manière jusqu’au samedi 2 mars ; alors Christophe Colomb se crut à environ cent milles des côtes du Portugal, la continuité des vents du sud l’ayant poussé aussi loin vers le nord.

La nuit commença sous des auspices favorables, la caravelle faisant voile en avant à travers une mer houleuse, dont les vagues étaient poussées avec violence de la partie du sud, ayant le vent par le travers, et assez fort pour qu’on fût obligé de diminuer de voiles, afin de rendre la manœuvre plus facile. La Niña était un excellent navire, comme elle l’avait déjà prouvé ; et sa course plus régulière que lorsqu’elle avait été assaillie par les premières tempêtes, les pilotes ayant rempli plus de tonneaux qu’ils n’avaient pu le faire alors.

— Tu as passé ta vie au gouvernail, pendant tous ces mauvais vents, Sancho Mundo, dit l’amiral avec gaieté, lorsqu’à la dernière heure du premier quart il passa près du poste du vieux marin. Ce n’est pas un petit honneur que de remplir cette place pendant d’aussi terribles ouragans que ceux que nous avons éprouvés.

— Je le pense ainsi, señor don amirante ; et j’espère que Leurs très-puissantes et très-illustres Altesses, nos deux souverains, penseront de même, du moins en ce qui concerne le poids du devoir.

— Et pourquoi pas en ce qui concerne l’honneur, ami Sancho ? dit Luis, qui était devenu ami dévoué du vieux marin depuis que celui-ci était arrivé si à propos à son secours sur le tertre.

— L’honneur, señor Pédro, est une nourriture bien froide, et convient mal à l’estomac d’un pauvre homme. Un doublon vaut deux duchés pour un homme comme moi ; car les doublons m’obtiendraient du respect, tandis que des duchés ne m’attireraient que du ridicule. Non, non, maître Pédro, qu’on me donne une poche pleine d’or, et je laisse les honneurs à qui en aura envie. Si un homme doit être élevé dans le monde, commencez par le commencement, c’est-à-dire posez une fondation solide, après quoi on pourra en faire un chevalier de Saint-Jacques, si les souverains ont besoin de son nom pour remplir leur liste.

— Tu es trop babillard pour un homme qui tient le gouvernail, Sancho, quoique excellent sous tant d’autres rapports, dit gravement l’amiral. Ne perds pas de vue ton cap ; les doublons ne manqueront pas lorsque le voyage sera terminé.

— Bien des remerciements, señor amirante. Mais pour vous donner une preuve que mes yeux ne sont pas fermés, même pendant que ma langue travaille, je désirerais que Votre Excellence et les pilotes voulussent bien examiner le chiffon de nuage qui se forme là-bas au sud-ouest, et je vous demanderai s’il annonce du beau ou du mauvais temps.

— Par la messe ! il a raison, don Christophe, s’écria Barthélemy Roldan qui se trouvait à côté de l’amiral. Voilà un nuage de l’apparence la plus sinistre, et il ressemble assez à ceux qui annoncent les grains d’Afrique qui n’obscurcissent pas le ciel.

— Faites-y attention, faites-y attention, Barthélemy, répondit Colomb avec précipitation, nous avons en effet trop compté sur notre bonne fortune, et négligé l’aspect des cieux. Appelez Vincent Yañez et tous nos gens ; nous pouvons en avoir besoin.

Colomb monta sur la dunette, d’où il put embrasser une vue plus étendue de l’Océan et du firmament. Les signes étaient en effet d’aussi mauvais présage que leur apparition avait été sublime. L’atmosphère était remplie d’un brouillard blanchâtre, qui ressemblait à une légère fumée. L’amiral eut à peine le temps de regarder autour de lui, qu’un bruit semblable à celui que produiraient mille chevaux passant sur un pont au grand galop, fut apporté par le vent. On entendit siffler l’Océan, ainsi qu’il arrive en pareille circonstance, et la tempête fondit sur le petit bâtiment, comme si des démons envieux avaient résolu de l’empêcher de transmettre à l’Espagne les glorieuses nouvelles qu’il apportait.

Un bruit semblable à une pesante décharge de mousqueterie fut le premier signal que le grain avait atteint la Niña. Il provenait des voiles, qui avaient été déchirées toutes en même temps. La caravelle donna à la bande, au point que l’eau atteignit ses mâts. Il y eut un moment d’anxiété, où les marins les plus expérimentés craignirent qu’elle ne sombrât ; et si les voiles n’avaient été déchirées, ce malheur aurait véritablement pu arriver. Sancho avait mis la barre au vent en temps convenable, et lorsque la Niña se releva du choc, elle vola presque au-dessus de l’eau en fuyant vent arrière.

Cet incident fut le commencement d’un nouvel ouragan qui surpassa en violence celui auquel ils venaient si récemment d’échapper. Pendant la première heure l’effroi et le désappointement paralysèrent presque l’équipage, car il n’y avait rien à faire pour échapper à ce nouveau danger. Le bâtiment fuyait déjà vent arrière, dernière ressource des marins, et les restes des voiles avaient été enlevés en lambeaux de dessus les vergues, pour épargner aux gens de l’équipage le temps nécessaire pour les serrer. Dans cette crise, on eut encore recours aux pieuses coutumes des marins ; et il tomba de nouveau en partage à l’amiral de faire un pèlerinage à quelque saint favori. De plus, l’équipage fit vœu de jeûner au pain et à l’eau, le premier samedi après son arrivée en Espagne.

— Il est à remarquer, don Christophe, dit Luis lorsqu’ils se trouvèrent de nouveau seuls sur la dunette ; il est à remarquer que ces pèlerinages vous tombent toujours en partage. Vous avez été choisi trois fois par la Providence, comme un instrument de remerciement et de pénitence. Cela vient de votre foi sincère.

— Dites plutôt, Luis, que cela vient de mes nombreux péchés. Mon orgueil seul devrait attirer sur moi des pénitences plus sévères que celles-ci. Je crains d’avoir oublié que j’étais simplement un agent choisi par Dieu pour parvenir à ses fins sublimes, et d’être tombé dans les pièges de Satan en pensant que ma sagesse et ma science avaient fait le grand exploit dont Dieu est véritablement le seul auteur.

— Nous croyez-vous en danger, Señor ?

— Nous sommes entourés de plus grands périls, don Luis, que nous n’en avons couru depuis que nous avons quitté Palos. Nous sommes jetés vers le continent, qui ne peut pas être à plus de trente lieues d’ici ; et, comme vous le voyez, l’Océan devient de plus en plus furieux. Heureusement la nuit est bien avancée, et le jour peut nous procurer les moyens de nous sauver.

Le jour reparut comme à l’ordinaire ; car, quelles que soient les scènes qui s’accomplissent et sa surface, la terre n’en continue pas moins sa révolution journalière dans son immensité sublime, donnant par chacun de ces changements, aux atomes qui couvrent son sein, la preuve irrécusable qu’un pouvoir tout-puissant préside à tous ses mouvements. La lumière du jour n’apporta néanmoins aucun changement dans l’aspect de l’Océan ni dans celui du ciel. Le vent soufflait avec furie, et la Niña luttait avec effort au milieu de ce chaos de vagues, en s’approchant de plus en plus du continent qui était devant elle.

Au milieu de l’après-midi, les signes de l’approche de la terre devinrent plus apparents, et personne ne douta que le bâtiment ne fût près des côtes de l’Europe. Cependant on ne pouvait distinguer que l’Océan en furie, le ciel menaçant, et cette espèce de lueur surnaturelle dont l’atmosphère est si souvent chargée pendant une tempête. Le point où le soleil se couchait, quoique connu par l’emploi de la boussole, ne pouvait être déterminé par l’œil, et la nuit étendit de nouveau son voile sur cette scène sauvage. La petite caravelle parut alors abandonnée par l’espérance, comme elle venait de l’être par le jour. Pour ajouter à l’effroi de équipage, la mer devenait de plus en plus houleuse ; et comme il arrive ordinairement aux bâtiments si petits dans de pareilles circonstances, des masses d’eau tombaient continuellement à bord, menaçant de détruire les caillebotis et leur légère couverture en toile goudronnée.

— Voilà la nuit la plus terrible de toutes, mon fils Luis, dit Colomb, environ une heure après que l’obscurité les eut enveloppés. Si nous échappons à ce danger, nous pourrons nous croire spécialement favorisés de Dieu.

— Et cependant vous parlez avec calme, Señor, avec autant de calme que si votre cœur était plein d’espérance.

— Le marin qui ne peut pas commander à sa voix et à ses nerfs, même dans les plus grands périls, s’est trompé sur sa vocation. Mais je me sans calme, Luis, aussi calme que je le parais. Dieu nous a tous sous sa sainte garde, et fera ce qui convient le mieux pour l’accomplissement de ses desseins. Mes fils, mes deux pauvres fils m’inquiètent cruellement ; mais les orphelins eux-mêmes ne sont pas oubliés de lui !

— Si nous périssons, Señor, les Portugais resteront maîtres de notre secret. Il n’est connu que d’eux et de nous, puisqu’il n’y a plus d’espérance, à ce que je crois, pour Martin Alonzo.

— C’est une nouvelle source de chagrins. Cependant j’ai pris de telles mesures que nos souverains resteront probablement en possession de leurs droits. Le reste dépend du ciel.

Au même instant on entendit un cri ; — le cri : Terre ! — Il fit tressaillir chacun, et ce mot qui, dans d’autres circonstances, eût été la cause de soudains élans de joie, fut une nouvelle source d’effroi. La nuit était tombée ; mais parfois les nuages nébuleux se séparaient, et une faible clarté se répandait autour du vaisseau, à la distance d’un ou deux milles : dans ces courts instants, des objets aussi proéminents qu’une côte pouvaient être distinctement aperçus. À ce cri, Colomb et notre héros se précipitèrent sur l’avant de la caravelle pour avoir une vue plus étendue des côtes, quoique ce mouvement, tout ordinaire qu’il paraisse, ne fût pas sans péril. Elles étaient si proches que tout l’équipage entendit, ou du moins crut entendre, le mugissement du ressac contre les rochers.

Personne ne doutait à bord que cette côte ne fût celle du Portugal. Continuer à avancer, au milieu de cette incertitude sur leur position précise, sans qu’un port se présentât à leurs yeux, c’était, pour nos marins, courir à une perte inévitable. Il ne leur restait que l’alternative de virer vent arrière pour s’éloigner de la terre et se tenir au large jusqu’au jour. Colomb n’eut pas plutôt démontré cette nécessité, que Vincent Yañez exécuta ses ordres aussi bien que les circonstances pouvaient le permettre.

Jusque-là on avait tenu le vent à tribord, la caravelle étant gouvernée à l’est un quart ou deux vers le nord ; il s’agissait donc de mettre le cap de manière à pouvoir gouverner un quart ou deux vers l’ouest. D’après la manière dont la côte semblait se prolonger, on pensait que ce changement de direction suffirait pour maintenir le bâtiment pendant quelques heures à une distance convenable de la terre. Mais cette manœuvre ne pouvait s’exécuter sans le secours des voiles, et l’on donna ordre d’établir la misaine. Sitôt qu’elle fut mise au vent, cette voile fouetta avec une force terrible ; la secousse faillit arracher le pied du mât de sa carlingue, et sur l’avant tout devint silencieux comme la mort, la coque du bâtiment étant enfoncée derrière une barrière d’eau assez élevée pour cacher les voiles. Sancho et ses aides saisirent le moment favorable pour assujettir les points, et lorsque le petit esquif vint à se relever, les voiles se gonflèrent subitement avec un choc semblable à celui que produit un câble qui se tend. De ce moment il se remit lentement en route, quoiqu’il frayât son chemin à travers une masse de vagues turbulentes qui menaçaient à chaque instant de le submerger.

— Luis ! dit une voix douce, tandis que notre héros était penché près de la porte de la chambre destinée aux femmes. Luis ! Haïti mieux. — Mattinao mieux. — Bien mauvais, Luis !

C’était Ozéma, qui s’était levée du lit où elle ne pouvait dormir, pour regarder le terrible Océan. Pendant la première partie de la traversée, le temps ayant été favorable, Luis avait en constamment avec les naturels d’Haïti ces relations auxquelles présidaient le plaisir et la gaieté. Quoique légèrement incommodée par le voyage, Ozéma recevait toujours ses visites avec un plaisir qu’elle ne cherchait pas à cacher, et ses progrès dans l’espagnol étaient tels qu’ils étonnaient son maître lui-même. Ces communications ne profitaient pas seulement à Ozéma, car, en recevant les leçons de Luis, elle lui avait appris autant de mots de son propre langage qu’il lui en avait enseigné du sien. Ils s’entretenaient de cette manière, ayant recours tantôt à l’un, tantôt à l’autre des deux dialectes, suivant la nécessité du moment. Nous allons donner une traduction libre du dialogue qui s’établit entre eux dans cette circonstance, tout en essayant de lui conserver son caractère particulier.

— Pauvre Ozéma, répondit notre héros, l’attirant doucement dans une position où il pouvait la soutenir contre les mouvements violents de la caravelle, tu dois en effet regretter Haïti et la paisible sécurité de tes bosquets ?

— Caonabo là, Luis.

— Il est vrai, innocente fille. Mais Caonabo n’est pas plus terrible que ces éléments en fureur.

— Non, non, non Caonabo. — Bien méchant. Brisé le cœur d’Ozéma. — Non Caonabo. — Non Haïti.

— Ta crainte du chef caraïbe, chère Ozéma, a un peu dérangé ta raison. Tu as un Dieu aussi bien que nous autres chrétiens, et comme nous, tu dois mettre ta confiance en lui. Lui seul peut te protéger.

— Quoi protéger ?

— Avoir soin de toi, Ozéma, veiller à ce qu’on ne te fasse point de mal, pourvoir à ta sûreté et à ton bien-être.

— Luis protéger Ozéma. — Ainsi promettre à Mattinao. — Ainsi promettre à Ozéma. — Ainsi promettre son cœur.

— Chère fille, ainsi le ferai-je de toute l’étendue de mes moyens. Mais que puis-je contre cette tempête ?

— Quoi Luis faire contre Caonabo ? Le tuer, — couper les Indiens, — le faire fuir !

— Cela était facile à un chevalier chrétien, qui avait une bonne épée et un bouclier, mais ce serait impossible contre une tempête. Une seule espérance nous est laissée ; confions-nous au Dieu des Espagnols.

— Les Espagnols grands, — leur Dieu grand.

— Il n’y a qu’un seul Dieu, Ozéma. C’est lui qui gouverne tout, soit à Haïti, soit en Espagne. Tu te rappelles ce que je t’ai dit de son amour, de sa mort pour nous sauver, et tu m’as promis alors de l’adorer et d’être baptisée lorsque tu arriverais dans mon pays.

— Dieu ! — Ozéma fait ce qu’Ozéma dit. Aimer déjà le Dieu de Luis.

— Tu as vu la croix sainte, Ozéma, et tu m’as promis de la baiser et de la bénir.

— Où croix ? voir pas croix, — là haut dans le ciel ? — Où ? montre à Ozéma, la croix maintenant, — la croix de Luis, — la croix Luis aimer.

Le jeune homme portait sur son cœur le dernier don de Mercédès ; il prit le petit joyau, leva la main, le pressa contre ses lèvres avec une pieuse ferveur, puis il l’offrit à la jeune Indienne.

— Voyez, dit-il, ceci est une croix. Nous autres Espagnols nous révérons ce signe : c’est celui de notre salut.

— Cela le dieu de Luis ? demanda Ozéma avec un peu de surprise.

— Non pas, pauvre fille dont l’esprit n’est pas encore éclairé.

— Quoi non éclairé ? interrompit vivement l’Indienne, dont l’esprit prompt et l’oreille attentive ne laissaient tomber aucun des termes que le jeune homme lui appliquait.

— Non éclairé, s’applique à l’esprit de ceux qui n’ont point entendu parler de la croix ni de ses fins miséricordieuses.

— Ozéma éclairée maintenant, s’écria la jeune fille en pressant le bijou contre son sein. — Avoir croix ! — Garder croix ! — Pas non éclairée encore, jamais. Croix Mercédès. — Car, par une de ces méprises très-fréquentes au commencement de toutes communications entre ceux qui parlent des langues différentes, la jeune Indienne s’était persuadé, d’après des exclamations involontaires de Luis, que « Mercédès » signifiait tout ce qui était excellent.

— Je voudrais, en vérité, que celle dont tu parles pût te donner ses doux soins, qu’elle pût conduire ton âme si pure à une juste connaissance de ton Créateur ! Cette croix vient de Mercédès, si elle n’est pas Mercédès elle-même, et tu fais bien de l’aimer et de la bénir. Mets la chaîne autour de ton cou, Ozéma, car ce précieux emblème pourrait aider à ta conservation, si le vent nous jetait sur la côte avant le jour. La croix est un signe d’amour immortel !

La jeune fille comprit assez de ces paroles pour obéir, et, doucement secondée par notre héros, elle passa la chaîne à son cou : le saint emblème repose sur son sein. Le changement de température, aussi bien que les convenances, avaient engagé l’amiral à faire faire d’amples robes de coton pour les femmes, et les belles formes d’Ozéma étaient alors soigneusement enveloppées d’un de ces vêtements ; elle cacha le bijou sous les plis, et le pressa tendrement sur son cœur comme un don de Luis. Ce n’était pas ainsi que le jeune homme envisageait les choses. Il avait seulement eu dessein de prêter cette croix dans un moment de péril extrême, et les superstitions de l’époque le portaient à penser sérieusement que c’était une véritable sauvegarde. Comme Ozéma n’était en aucune manière habile à vaincre les embarras que lui causait à chaque instant un vêtement auquel elle n’était pas habituée, quoique son goût naturel lui eût appris à le draper avec grâce autour de sa personne, le jeune homme l’avait aidée, sans y songer, à placer la croix dans sa nouvelle position, lorsqu’un violent roulis du vaisseau le força de soutenir la jeune fille en entourant sa taille avec son bras, cédant en partie au mouvement de la caravelle, mouvement assez violent pour faire perdre l’équilibre aux marins les plus expérimentés, et probablement aussi cédant à la tendresse de son propre cœur. Ozéma ne réprima point cette liberté, la première que notre héros se fût permise ; mais dans sa confiante innocence, elle s’appuya sur ce bras qu’elle croyait destiné, par-dessus tous les autres, à la protéger toute sa vie. Un instant après, sa tête s’appuya sur la poitrine de Luis, son visage tourné vers lui, et ses yeux fixés sur les siens.

— Tu es moins alarmée de cette terrible tempête, Ozéma, que je n’aurais pu l’espérer. Les craintes que j’éprouve pour toi m’ont rendu plus malheureux que je ne le croyais possible, et cependant tu ne me sembles pas troublée.

— Ozéma pas malheureuse, — pas besoin Haïti, — pas besoin Mattinao, — pas besoin aucune chose. — Ozéma heureuse maintenant, — avoir croix.

— Douce, naïve, innocente fille. Puisses-tu ne jamais connaître d’autres sentiments ! Mets toute ta confiance dans la croix.

— Croix Mercédès, — Luis Mercédès ! — Luis et Ozéma garder croix pour jamais.

Il fut peut-être heureux pour la jeune Indienne qu’au moment où elle exprimait ainsi son bonheur la Niña plongeât violemment sous les vagues, mouvement qui força Luis à abandonner sa taille, sous peine de l’entraîner avec lui dans sa chute. Il roula jusqu’à la place où Colomb se tenait debout, trempé d’eau et s’abritant à demi contre la violence de la tempête. Lorsqu’il se fut relevé, il s’aperçut que la porte de la chambre était fermée et qu’Ozéma avait disparu.

— Nos pauvres amies sont-elles bien effrayées de cette terrible scène, Luis ? demanda Colomb avec calme ; car, bien que ses pensées fussent fortement occupées de la situation du bâtiment, il avait fait attention à tout ce qui s’était passé si près de lui. Elles sont fortes de cœur, mais une amazone elle-même pourrait trembler à la vue de cette tempête.

— Elles ne la craignent pas, Señor, parce qu’elles ne la comprennent pas, à ce que je crois. Les hommes civilisés sont tellement au-dessus d’elles, qu’elles ont toute confiance dans nos moyens de sûreté. Je viens de donner à Ozéma une croix, et je lui ai conseillé de placer tout son espoir dans ce saint emblème.

— Vous avez bien fait. Dieu est le plus sûr protecteur que nous ayons. — Maintiens le cap de la caravelle aussi près du vent que possible, Sancho, quand il est moins fort. Quand nous ne nous éloignerions que d’un pouce de la terre, c’est autant de gagné. Sancho fit la réponse d’usage, et la conversation cessa. La rage des éléments et les efforts effrayants de la Niña pour se soutenir à la surface de l’eau, fournissaient assez de sujets de réflexion à tous ceux qui contemplaient cette scène.

La nuit se passa de cette manière. Lorsque le jour parut, il éclaira un orage d’hiver dans toute sa violence. Le soleil ne se montra pas dans cette journée ; des vapeurs nébuleuses s’élevaient entre la voûte céleste et les eaux, et formaient un dôme qui paraissait toucher aux vagues. L’Océan n’était plus qu’une masse d’écume blanche ; des côtes élevées parurent bientôt presque par le travers de la caravelle, et les matelots les plus expérimentés déclarèrent que c’était le roc de Lisbonne. Aussitôt que ce fait important fut constaté, l’amiral vira, mit le cap du bâtiment du côté de la terre, et fit gouverner vers l’embouchure du Tage. On n’en était éloigné que de vingt milles peut-être ; mais la nécessité de faire face à la tempête et de faire voile au plus près du vent, dans une pareille tourmente, rendait la position de la caravelle plus critique qu’elle ne l’avait encore été dans ses premières épreuves. En ce moment, la politique des Portugais fut oubliée, ou regardée comme une considération secondaire ; un port ou un naufrage paraissait la seule alternative. Chaque pouce de leur position au vent devenait d’une grande importance pour les navigateurs, et Vincent Yañez se plaça lui-même près du gouvernail pour en surveiller les mouvements avec toute la vigilance de l’expérience et de l’autorité ; les voiles basses seulement étaient établies, et elles étaient aux bas ris, autant que leur construction pouvait le permettre.

De cette manière la caravelle, battue par les flots courroucés, avançait avec effort, tantôt descendant si bas dans le creux des lames, qu’elle perdait de vue la terre, l’Océan, tout, excepté les vagues blanches d’écume et le ciel ; tantôt sortant de cette espèce de caverne profonde pour s’élever au milieu des vents déchaînés, du mugissement et du sifflement de la tempête. Ces derniers instants étaient les plus critiques. Lorsque la légère coque atteignait le sommet d’une vague, tombant alors au vent par l’affaissement de l’élément qui était au-dessous d’elle, il semblait que la première lame allait inévitablement la submerger. Et cependant telles étaient la vigilance de l’œil de Vincent Yañez et l’habileté de la main de Sancho, qu’elle échappait toujours à cet affreux désastre. Il eût été impossible d’empêcher tout à fait les lames de couvrir le petit bâtiment, aussi elles balayaient si souvent le gaillard d’avant, comme la nappe d’une cataracte, que cette partie du bâtiment avait été entièrement abandonnée par l’équipage.

— Notre salut dépend maintenant de nos voiles, dit l’amiral avec un soupir : si elles résistent, nous sommes plus en sûreté que quand nous allions vent arrière. Il me semble que le vent est un peu moins violent que pendant la nuit.

— Peut-être, Señor ; je crois que nous avançons vers l’endroit que vous m’avez montré.

— Cette pointe rocailleuse la-bas ? Si nous la doublons nous sommes sauvés ; si nous n’y réussissons pas, voici notre tombe commune.

— La caravelle se comporte noblement, et j’espère encore.

Une heure plus tard, la terre était si près qu’on pouvait voir des êtres humains s’y mouvoir. Il y a des instants ou la vie et la mort se présentent pour ainsi dire côte à côte devant les yeux du marin. Là, la destruction, ici la sécurité. Tandis que le bâtiment s’avançait lentement vers la terre, non seulement on entendait le tonnerre du ressac sur les rocs, mais les jets d’écume blanchâtre qui s’élevaient à perte de vue ajoutaient encore à l’horreur de cette scène. Dans de semblables occasions, il n’est pas extraordinaire de voir des jets d’eau de quelques centaines de pieds de hauteur, et des flots d’écume sont souvent portés par le vent à une grande distance sur terre. Lisbonne a en face d’elle l’immensité de l’Océan, qui n’est rompue par aucune île ou promontoire, et la côte entière du Portugal est la plus exposée de l’Europe. Les vents du sud-ouest particulièrement arrivent à travers douze cents lieues d’Océan, et les lames qu’ils jettent sur les côtes sont réellement effrayantes. La tempête que nous avons essayé de décrire n’était pas une tempête ordinaire. La saison avait été orageuse et n’avait laissé que rarement l’Atlantique en repos. Les vagues soulevées par un coup de vent avaient à peine le temps de se calmer, qu’un autre grain donnait à l’eau une nouvelle direction, ce qui occasionnait cette irrégularité de mouvements qui fait la détresse d’un navire et qui est particulièrement dangereuse pour les petits bâtiments.

La caravelle se releva.

— Don Christophe, s’écria Luis, lorsqu’ils ne furent plus qu’à une portée de fusil de la pointe, encore dix minutes d’une course aussi favorable et nous sommes hors de danger.

— Vous avez raison, mon fils, répondit l’amiral avec calme. Si quelque malheur nous jetait sur les rocs, au bout de cinq minutes deux planches de la Niña ne tiendraient pas ensemble. — Mollissez la barre, Vincent Yañez, mollissez la barre d’un bon quart, et laissez la caravelle fendre l’eau. Tout dépend des voiles, et nous pouvons éviter cette pointe. Nous sommes en mouvement, Luis ! regardez la terre, et vous verrez comme nous avançons.

— Cela est vrai, Señor ; mais la caravelle approche de la pointe d’une manière effrayante.

— Ne craignez rien, la hardiesse est souvent ce qu’il y a de plus sûr. L’eau est profonde sur cette côte, et nous n’en tirons pas beaucoup.

Personne ne parla plus. La caravelle s’approchait de la pointe avec une vitesse effrayante, et chaque minute l’amenait visiblement plus près de cette chaudière qui bouillonnait autour d’elle. Sans entrer précisément dans le tourbillon, la Niña en côtoya les bords, et cinq minutes après elle faisait route directe vers le Tage ouvert devant elle. La grande voile fut alors carguée, et les matelots avancèrent sans crainte, certains d’un port et en pleine sécurité.

Ainsi se termina le plus grand exploit maritime dont le monde eût jamais été témoin. Il est vrai que la caravelle fut encore obligée de faire un détour pour gagner Palos ; mais c’était une faible distance, et le voyage ne fut pas fertile en incidents. Colomb avait exécuté son vaste dessein, et son succès n’était plus un secret. Sa réception en Portugal est connue, ainsi que les principales circonstances qui eurent lieu à Lisbonne. Il jeta l’ancre dans le Tage, le 4 mars, et quitta ce fleuve le 13. Dans la matinée du 14, la Niña était à la hauteur du cap Saint-Vincent. Alors elle fit voile vers l’est avec une légère brise du nord. Le 15, au soleil levant, elle passa de nouveau la barre de Saltès, après une absence de deux cent vingt-quatre jours seulement.