Mercédès de Castille/Chapitre 23

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 18p. 346-368).


CHAPITRE XXIII.


Aux yeux de l’imagination tu sembles une fleur animée, née dans l’air, qui respire et croît dans une atmosphère dorée, et qui y répand ses parfums.
Suter Meister.



Malgré son caractère résolu, et une indifférence pour le danger qui allait presque jusqu’à la témérité, Luis ne se trouva pas seul avec les Haïtiens sans ressentir vivement la nouveauté de sa situation. Il n’arriva pourtant rien qui pût exciter en lui la plus légère inquiétude et interrompre les communications imparfaites qui s’établissaient entre lui et ses nouveaux amis ; quelquefois seulement il adressait une remarque à Sancho, qui n’avait besoin que du moindre encouragement pour discourir des heures entières. Au lieu de suivre l’esquif de la Santa-Maria, à bord duquel l’ambassadeur s’était embarqué, la pirogue avança à quelques lieues plus loin du côté de l’est, car il avait été convenu que Luis ne se montrerait dans la ville de Guacanagari qu’après l’arrivée des deux caravelles, et qu’alors il rejoindrait ses compagnons secrètement, de manière à ne pas attirer l’attention.

Notre héros n’aurait pas été un véritable amant, s’il eût été insensible à la vue des beautés naturelles qui s’offraient à ses yeux pendant qu’il longeait les côtes d’Haïti. La nature escarpée de ces côtes, comme on le voit sur celles de la Méditerranée, disparaissait sous la douceur d’une basse latitude, qui donne aux

Illustration rochers et aux promontoires un charme à peu près semblable à celui qu’un sourire radieux prête à la beauté d’une femme. Plusieurs fois il poussa des exclamations de plaisir, auxquelles Sancho ne manquait jamais de répondre sur le même ton, sinon dans les mêmes termes, croyant de son devoir d’être une sorte d’écho des idées poétiques du jeune comte.

— Je suppose, Señor, dit Sancho quand ils furent à quelques lieues au-delà de l’endroit ou l’esquif de la Santa-Maria s’était amarré sur la côte ; je suppose que vous savez où ces seigneurs tout nus nous conduisent ? À la manière dont ils se pressent, il paraît qu’ils ont un port présent à l’esprit, sinon devant les yeux.

— Es-tu inquiet, l’ami Sancho, pour me faire une telle question d’un ton si sérieux ?

— Si je le suis, don Luis, ce n’est que pour la famille de Bobadilla, qui perdrait son chef s’il arrivait quelque accident à Votre Excellence. Qu’importe à Sancho de la Porte du Chantier qu’il épouse quelque princesse de Cipango, qu’il soit adopté par le Grand-Khan, ou qu’il ne reste qu’un pauvre marin de Moguer ? c’est à peu près comme si on lui donnait à choisir entre porter un pourpoint et manger de l’ail, ou aller tout nu et se remplir l’estomac d’excellents fruits. Je suppose, Señor, que Votre Excellence ne voudrait pas changer le château de Llera pour le palais de ce grand cacique ?

— Tu as raison, Sancho ; le rang même doit dépendre de l’état de société dans lequel nous vivons. Un noble Castillan ne peut porter envie à un souverain d’Haïti.

— Surtout depuis que le señor don amirante a proclamé publiquement que doña Isabelle, notre gracieuse souveraine, doit être désormais, et pour toujours reine de ce pays, répondit Sancho en clignant l’œil d’un air malin. — Ces braves gens ne se doutent guère de l’honneur qui leur réservé, et moins que personne Son Altesse le roi de Guacanagari.

— Silence, Sancho, et renferme dans ton sein les remarques peu agréables. — Mais nos amis se disposent à faire entrer la pirogue dans l’embouchure de cette rivière, et semblent avoir dessein de débarquer sur le rivage.

Après avoir longé la côte jusqu’au point où ils voulaient arriver, les naturels s’avançaient vers l’entrée d’une petite rivière qui, prenant sa source au milieu des belles montagnes dont on voyait les sommets s’élever au milieu de l’île, roulait ses eaux le long d’une vallée riante pour venir se jeter dans l’Océan. Elle n’était ni large ni profonde, mais il s’y trouvait beaucoup plus d’eau qu’il n’en fallait pour mettre à flot les légères pirogues des insulaires. Ses rives étaient bordées d’arbrisseaux, et pendant qu’ils la remontaient, Luis y remarqua un grand nombre de sites où il lui sembla qu’il pourrait consentir à passer sa vie, pourvu que Mercédès y fût avec lui. Il est à peine nécessaire d’ajouter que, dans ces parages, il se représentait sa maîtresse parée de velours et de dentelles, comme c’était alors la mode chez les grandes dames, et qu’il voyait ses grâces naturelles armées de tous les accessoires de la civilisation, et embellies par l’air d’aisance d’une femme qui était tous les jours, sinon à toute heure, en présence de la reine sa maîtresse.

Lorsqu’on eut perdu de vue la côte en entrant dans la rivière entre deux pointes qui en formaient l’embouchure, Sancho fit remarquer à don Luis une flottille de pirogues portant des voiles en toile de coton, qui la descendaient vent arrière, et qui semblaient, comme plusieurs autres qu’ils avaient rencontrées dans le cours de la journée, se rendre dans la baie d’Acul pour y voir les merveilleux étrangers. Les Indiens qui étaient avec eux sur la pirogue remarquèrent aussi ces frêles embarcations, et, par leurs signes et leurs sourires, ils montrèrent qu’ils se doutaient de leur destination. En ce moment aussi, c’est-à-dire quand la pirogue entra dans la rivière, Mattinao tira de dessous une robe de légère toile de coton qu’il portait quelquefois, un cercle mince d’or pur qu’il posa sur sa tête en guise de couronne. Luis savait que c’était là une preuve que Mattinao avait le rang de cacique, et qu’il était un des tributaires de Guacanagari. En le voyant se revêtir ainsi des marques de sa dignité, il pensa avec raison que Mattinao venait d’entrer dans le territoire qui lui était soumis, et il se leva pour le saluer, ce que firent aussi tous les Haïtiens. Du moment que le jeune cacique eut quitté l’incognito, il quitta aussi la rame, et prit un air de dignité et d’autorité. De temps en temps il essayait de converser avec Luis, autant que le comportaient leurs moyens imparfaits de communication. Il prononça souvent le mot Ozéma, et, d’après la manière dont il le prononçait, Luis conclut que c’était le nom de sa femme favorite ; car déjà les Espagnols s’étaient assurés, ou du moins croyaient l’être, que les caciques se permettaient d’avoir plusieurs femmes, quoiqu’il fût strictement défendu à leurs sujets d’en avoir plus d’une.

La pirogue remonta la rivière pendant plusieurs milles, et arriva enfin dans une de ces vallées des tropiques où la nature semble déployer toutes ses ressources pour orner d’attraits la terre que nous habitons. Quoique le paysage parût ne rien devoir à l’art, la main de l’homme l’avait dépouillé de cette rudesse sauvage qui caractérise la nature inculte. De même que les habitants, ce beau lieu possédait une grâce naturelle que n’avaient ni altérée ni détruite les expédients souvent malheureux de l’invention humaine. Les habitations n’étaient pas sans beauté, quoiqu’elles fussent aussi simples que les besoins de ces insulaires. Les fleurs étaient épanouies au milieu de l’hiver, et les branches des arbres gémissaient encore sous le poids de fruits aussi nourrissants qu’agréables au goût.

Mattiniao fut accueilli par ses sujets avec un profond respect, auquel se mêlait l’empressement de la curiosité. Ils entourèrent Luis et Sancho en montrant un étonnement à peu près semblable à celui qu’éprouverait un homme civilisé en voyant un des prophètes revenir sur la terre en chair et en os. Quoiqu’ils eussent appris l’arrivée des bâtiments, ils n’en regardaient pas moins nos marins comme des êtres descendus du ciel. Cette opinion n’était probablement pas celle des hommes du rang le plus élevé parmi eux ; car, même dans l’état sauvage, l’esprit du vulgaire reste bien loin en arrière de celui des hommes plus favorisés de la fortune. Soit par suite de son caractère plus familier, soit parce que ses habitudes s’adaptaient plus facilement aux manières de ces simples insulaires, soit enfin que ceux-ci connussent le sentiment des convenances, Sancho devint bientôt le favori de ce qu’on appelle le peuple, qui abandonna le comte de Llera aux soins plus particuliers de Mattinao et des personnages les plus importants. Par suite de cette circonstance, les deux Espagnols se trouvèrent séparés. Sancho fut conduit par la multitude dans une sorte de place au centre du village, et le cacique emmena Luis à sa demeure.

Dès que notre héros se trouva seul avec Mattinao et deux de ses confidents choisis parmi les chefs, les Indiens répétèrent avec vivacité le nom d’Ozéma ; une conversation rapide s’établit, et ou dépêcha un messager, Luis ne savait où. Enfin les deux chefs se retirèrent, laissant le jeune Castillan seul avec le cacique. Mettant à l’écart le cercle d’or qu’il avait sur la tête, et jetant une robe de coton sur son corps, qui avait été jusqu’alors presque nu, Mattinao fit signe à son compagnon de le suivre et sortit de son habitation. Luis, de son côté, rejeta son bouclier sur son épaule, arrangea le ceinturon de son sabre de manière à ne point être gêné dans la marche, et suivit le cacique avec la même confiance qu’il aurait accompagné un ami dans les rues de Séville.

Au milieu d’une atmosphère chargée de parfums, Mattinao le conduisit dans une vallée où les plus belles plantes des tropiques croissaient sous des arbres dont les branches étaient chargées de fruits délicieux. Ils suivaient un sentier tracé le long d’un torrent qui coulait dans un ravin et allait verser ses eaux dans la rivière. Après avoir fait ainsi environ un demi-mille, ils arrivèrent près d’un groupe d’habitations rustiques, qui couvraient une belle terrasse située sur la rampe d’une montagne d’où l’on apercevait le grand village près de la rivière, et la mer dans l’éloignement. Luis vit du premier coup d’œil que cette retraite agréable devait être destinée au beau sexe, et il ne douta pas que ce ne fût une espèce de sérail habité par les femmes du jeune cacique. Il fut conduit dans une des principales demeures, où on lui offrit les rafraîchissements simples, mais agréables, en usage parmi ce peuple.

Un mois de communication entre les Espagnols et les habitants de ces îles n’avait suffi ni aux uns ni aux autres pour apprendre réciproquement leur langue particulière. Les Européens avaient retenu quelques-uns des mots les plus usités du vocabulaire des Indiens, et Luis était un de ceux qui savaient le mieux s’en servir, quoiqu’il soit probable qu’il se trompait fréquemment, même quand il se croyait le plus sûr de son fait. Mais on ne se méprend pas aisément au langage de l’amitié, et notre héros n’avait pas éprouvé le moindre sentiment de méfiance depuis qu’il avait quitté les caravelles.

En entrant dans la hutte où il avait conduit Luis, Mattinao avait envoyé un messager dans une des demeures voisines ; après lui avoir laissé le temps de goûter les rafraîchissements qu’il lui avait fait servir, il se leva, et par un geste dont la grâce eût fait honneur à un maître des cérémonies de la cour d’Isabelle, il invita de nouveau son hôte à le suivre. Bientôt ils arrivèrent à une maison plus grande que les autres, et qui évidemment était partagée en plusieurs subdivisions, car ils entrèrent d’abord dans une sorte, d’antichambre. Ils n’y restèrent qu’une minute, le cacique, après avoir dit quelques mots à une femme, ayant tiré un rideau ingénieusement fabriqué avec des herbes marines, et conduit son ami dans un appartement intérieur. Il ne s’y trouvait qu’une jeune femme dont Luis pensa que la qualité lui était suffisamment annoncée par le seul mot — Ozéma — qu’en entrant Mattinao prononça d’un ton affectueux. Luis salua cette beauté indienne aussi profondément que si c’eût été une grande dame de la cour d’Espagne. En se relevant, il fixa ses yeux sur les traits de la jeune créature, curieuse et à demi effrayée, qui était devant lui, et s’écria d’un ton qui exprimait un transport d’admiration mêlée de surprise :

— Mercédès !

Mattinao répéta ce nom du mieux qu’il put, le prenant évidemment pour un mot qui exprimait l’admiration ou la satisfaction. La jeune fille tremblante, qui avait provoqué cette exclamation, recula d’un pas, rougit, sourit, et répéta à son tour d’une voix douce et harmonieuse, — Mercédès ! — comme un être ingénu qui cherche à prolonger ce qui a été pour lui la source d’un plaisir innocent ; puis elle resta debout, les bras croisés sur sa poitrine, immobile, vivante image de l’étonnement. Comme il est nécessaire d’expliquer pourquoi, dans un tel moment, les pensées de Luis s’étaient reportées sur sa maîtresse, pourquoi sa langue en avait prononcé le nom, nous ferons d’abord une courte description de la personne et du costume d’Ozéma ; car tel était le nom de cette beauté indienne.

Toutes les relations s’accordent à décrire les aborigènes des Indes-Occidentales comme étant merveilleusement bien faits et ayant dans tous leurs mouvements une grâce naturelle qui fit l’admiration générale des Espagnols. La couleur de leur peau n’avait rien de désagréable, et celle des habitants d’Haïti en particulier n’était, dit-on, que d’une teinte un peu plus foncée que celle des Espagnols. Ceux qui n’étaient que rarement exposés aux rayons brûlants du soleil de ce climat, et qui restaient habituellement à l’ombre des bosquets ou dans l’intérieur de leurs habitations, comme les personnes qui ont les mêmes habitudes en Europe, auraient pu, par comparaison avec les autres, être regardés comme des blancs. Telle avait été la vie d’Ozéma, qui n’était pas la femme du jeune cacique, mais seulement sa sœur unique. D’après les lois d’Haïti, l’autorité d’un cacique se transmettait par les femmes, et un fils d’Ozéma devait succéder à son oncle. Par suite de ce fait, et attendu la circonstance que la famille royale, — si ce terme peut s’appliquer à un état de société si simple, — ne se composait que de ces deux individus, on avait pris d’Ozéma un soin plus particulier que de coutume, et l’on avait écarté d’elle toute espèce de travaux et de fatigues, autant que cela était compatible avec la condition des habitants de ce pays. Elle avait atteint sa dix-huitième année sans avoir été exposée à l’intempérie des saisons et sans avoir éprouvé aucune de ces fatigues qui, plus ou moins, accompagnent inévitablement la vie sauvage, quoique les Espagnols eussent remarqué que tous les Indiens qu’ils avaient vus jusqu’alors semblaient être, plus qu’on n’aurait pu le croire, exempts des infirmités qui sont la suite d’une telle existence. Ils devaient cet avantage à la libéralité du sol, à la chaleur douce du climat et à la salubrité de l’air. En un mot, Ozéma réunissait en sa personne tous les avantages extérieurs qu’on peut supposer qu’une liberté sans contrainte, des grâces naturelles, et l’abondance de toutes les choses nécessaires à la vie, assurent à une femme dans un climat doux, lorsqu’elle à une nourriture simple et salubre, et qu’elle est exempte de toute fatigué comme à l’abri de tous soucis. On pourrait aisément se représenter Ève comme une créature semblable, quand elle se montra pour la première fois à Adam, modeste, ingénue, timide, et parfaite sous tous les rapports.

Les Haïtiens portaient quelques vêtements ; cependant ils ne se faisaient aucun scrupule de se montrer tels que la nature les avait créés. Parmi les personnes du premier rang, il n’en était qu’un bien petit nombre qui fussent sans prétentions à la parure, mais c’était plutôt par forme d’ornement, ou comme marque de distinction, que pour se conformer à un usage établi, ou parce qu’ils le trouvaient plus commode. Ozéma elle-même ne faisait pas exception à la règle générale. Une ceinture de toile de diverses couleurs, fabriquée dans le pays, entourait sa taille svelte et tombait presque sur ses genoux. Une pièce de toile de coton, aussi blanche que la neige qui vient de tomber, et d’un tissu si fin qu’il aurait fait honte à bien des manufactures de nos jours, était placée en écharpe sur une de ses épaules et retenue par un nœud lâche de l’autre côté du corps, les deux bouts tombant en draperie presque jusqu’à terre. Des sandales admirablement travaillées protégeaient la plante de deux pieds qui auraient pu faire envie à une reine ; et une grande plaque d’or pur, grossièrement travaillée, était suspendue à son cou par un collier de petites coquilles de la plus grande beauté. Ses jolis bras étaient ornés de bracelets de semblables coquilles ; et deux légers cercles d’or entouraient le bas de jambes aussi parfaites que celles de la Vénus qui orne le musée de Naples. Dans ce pays, la finesse des cheveux passait pour une preuve de haute naissance, et avec plus de raison que bien des gens dans nos contrées civilisées ne s’imaginent en trouver une dans la petite dimension du pied et de la main. Comme le pouvoir et les dignités suprêmes avaient passé de femme en femme dans sa famille depuis des siècles, les cheveux d’Ozéma étaient soyeux, doux, ondoyants, et noirs comme du jais. Ils couvraient ses épaules comme un manteau glorieux, et descendaient jusqu’à sa ceinture. Ce voile naturel était si léger, qu’on en voyait les extrémités agitées par le courant d’air qui soupirait doucement plutôt qu’il ne soufflait dans l’appartement.

Quoique cette créature extraordinaire fût l’échantillon le plus aimable des jeunes femmes que don Luis eût encore vues parmi les beautés sauvages des îles des Indes-Occidentales, ce ne fut pas tant ses formes gracieuses et arrondies, ni même les charmes et l’expression de sa physionomie, qui causèrent son étonnement, que sa ressemblance fortuite mais prononcée avec la maîtresse qu’il avait laissée en Espagne, et qui était depuis si longtemps l’idole de son cœur. Cette ressemblance seule lui avait fait prononcer le nom de Mercédès, dans le premier mouvement de la surprise. Si elles avaient été placées l’une près de l’autre, il eût été facile de découvrir entre elles certaines différences assez marquées, sans même s’arrêter à établir une comparaison entre l’expression intelligente et pensive de la belle Castillane, et l’air surpris, hésitant et à demi effrayé d’Ozéma. Cependant la ressemblance générale était si grande, que quiconque connaissait l’une ne pouvait manquer d’en être frappé en voyant l’autre. À la vérité, les traits de Mercédès avaient quelque chose de plus élégant et de plus délicat ; son front était plus noble, son œil animé par une plus haute intelligence ; son sourire était rendu plus radieux par les pensées et les sentiments, d’un esprit cultivé ; sa rongeur, plus vive, partait du sentiment intime d’habitudes de convention, et l’expression générale de sa physionomie était plus étudiée que celle que donnaient à la jeune Haïtienne des impulsions sans art et des idées limitées. Mais quant à la beauté, à la jeunesse, aux contours, la différence était presque imperceptible. La vivacité, la franchise, l’ingénuité, et ce charme que prête à la femme un sentiment ardent qui ne cherche point à se cacher, auraient pu porter bien des gens à donner la préférence à l’abandon confiant de la belle et jeune Indienne, sur la réserve étudiée, sur la dignité que les conventions sociales dictaient à l’héritière castillane. Ce qui chez Mercédès était un enthousiasme naturel, sincère, magnanime et religieux, n’était dû, chez Ozéma, qu’à l’élan d’impulsions naturelles, véritablement féminines quant à leurs principes, mais qui n’étaient soumises à aucun frein.

— Mercédès ! s’écria Luis quand cette vision de beauté indienne apparut inopinément à ses yeux.

— Mercédès ! répéta Mattinao.

— Mercédès ! murmura Ozéma en reculant d’un pas, la rougeur sur les joues et le sourire sur les lèvres ; puis, reprenant son innocente confiance, elle répéta plusieurs fois ce mot qu’elle prenait, comme son frère, pour une expression d’admiration. Comme il ne pouvait s’établir de conversation entre eux, ils furent forcés de n’exprimer leurs sentiments que par des signes et des gestes où se peignait la bienveillance. Luis n’avait pas entrepris sa petite expédition sans se munir de présents. Prévoyant qu’il aurait une entrevue avec la femme du cacique, il avait apporté quelques colifichets qu’il croyait suffisants pour frapper l’imagination d’une Indienne ; mais, du moment qu’il eut vu cette aimable créature, il les jugea indignes de lui être offerts. Dans un de ses combats contre les Maures, il avait remporté pour dépouilles un turban d’une étoffe aussi riche que légère, qu’il conservait comme un trophée. L’ayant emporté d’Espagne, il le portait souvent quand il allait à terre, soit par caprice, soit comme un ornement qui pouvait produire une heureuse impression sur l’esprit des bons insulaires. Cette singularité ne donna lieu à aucune remarque de la part des Espagnols, les marins étant habitués à satisfaire toutes leurs fantaisies quand ils sont loin de ceux aux observations desquels ils doivent de la déférence. Luis avait donc cette coiffure sur la tête quand il entra dans l’appartement d’Ozéma. Cédant au plaisir qu’il éprouvait en voyant en elle une ressemblance si inattendue avec Mercédès, et à la surprise que lui causait la vue d’une jeune Indienne si charmante, il prit son turhan, en déroula l’étoffe, l’étendit dans toute sa largeur, et le plaça galamment sur les épaules de la belle Indienne.

Les expressions de plaisir et de reconnaissance qui échappèrent à cette jeune et innocente créature, furent aussi vives que franches et sincères. Elle répéta de nouveau plusieurs fois le mot — Mercédès ! — et montra sa satisfaction avec tout l’entraînement d’un cœur généreux et ingénu. Dire que les démonstrations de plaisir d’Ozéma étaient entièrement exemptes de ce transport de joie enfantine inséparable peut-être de son ignorance, ce serait attribuer à l’état sauvage l’expérience et les sentiments qui n’appartiennent qu’à une civilisation déjà avancée ; et cependant, malgré la simplicité innocente avec laquelle elle laissait voir toutes ses émotions, il y avait dans son air de satisfaction quelque chose de cette dignité qui, dans toutes les contrées du monde, caractérise toutes les actions des personnes qui appartiennent aux classes supérieures. Luis trouva la jeune Haïtienne aussi remplie de grâces que naïve et attrayante. Il chercha à se représenter la manière dont sa maîtresse recevrait une parure de pierres précieuses des mains de doña Isabelle, et il lui parut très-présumable que la grâce toute naturelle d’Ozéma ne resterait pas fort au-dessous de ce respect pour soi-même, joint au plaisir causé par la reconnaissance, que Mercédès ne manquerait pas de montrer dans une semblable occasion.

Tandis que ces réflexions se présentaient à l’esprit de notre héros, la jeune Indienne, sans s’imaginer un seul instant qu’elle eût à rougir, jeta à terre la pièce de toile de coton qui passait par-dessus son épaule, et y substitua la riche étoffe du turban. Après avoir exécuté ce changement avec la grâce et l’aisance d’un esprit exempt de tout préjugé de convention, elle détacha de son cou son collier de coquilles, et, faisant un pas ou deux vers Luis, elle le lui présenta, la tête à demi détournée, avec un regard et un sourire qui parlaient plus éloquemment que la bouche n’aurait pu le faire. Celui-ci accepta ce présent avec tout l’empressement convenable, et ne se refusa même pas le plaisir de baiser avec une galanterie toute castillane la jolie main qui le lui offrait.

Le cacique qui avait vu avec un air de satisfaction tout ce qui venait de se passer, fit alors signe au jeune Espagnol de le suivre, et le conduisit dans une autre habitation. Don Luis y trouva plusieurs autres jeunes femmes et deux ou trois enfants, et il ne tarda pas à apprendre que c’étaient les femmes et les enfants de Mattinao. À force de gestes accompagnés de quelques paroles, en employant enfin tous les moyens de communication auxquels les Espagnols avaient recours dans leurs relations avec les naturels, il réussit aussi à s’assurer du degré de parenté qui existait entre le cacique et Ozéma. Une sorte de sensation de plaisir émut son cœur au moment où il apprit que la jeune et belle Indienne n’était pas mariée ; et cette sensation, il fut disposé, peut-être avec raison, à l’attribuer à une susceptibilité jalouse produite par sa ressemblance avec Mercédès.

Luis passa le reste de cette journée et les trois jours suivants dans ce séjour champêtre, qui était la résidence favorite et sacrée de son ami le cacique. Comme de raison, il était pour ses hôtes un sujet de plus de curiosité qu’eux-mêmes ne l’étaient pour lui. Ils prenaient mille libertés innocentes, examinant tous ses vêtements et les ornements qu’il portait, et ne manquant pas de comparer la blancheur de sa peau à la teinte plus rouge de celle de Mattinao. En ces occasions, c’était Ozéma qui montrait le plus de réserve et de timidité, quoiqu’elle suivît des yeux tous les mouvements de ses compatriotes et que sa physionomie indiquât l’intérêt qu’elle prenait à tout ce qui concernait l’étranger. Étendu sur une natte odoriférante, Luis passait souvent des heures entières auprès de cette aimable et innocente créature, étudiant l’expression de ses traits, dans l’espoir d’y trouver une ressemblance de plus en plus forte avec ceux de Mercédès, et s’oubliant quelquefois jusqu’à n’y voir que ce qui appartenait exclusivement à la jeune Indienne. Cependant il cherchait à obtenir aussi d’utiles renseignements sur cette île ; et soit que cela provînt du rang supérieur d’Ozéma, ou de la supériorité naturelle de son esprit, ou du charme de ses manières, il s’imagina bientôt que la jolie sœur du cacique réussissait mieux à lui faire comprendre ce qu’elle voulait dire qu’aucune des femmes de Mattinao et que le cacique lui-même. C’était donc à Ozéma que Luis adressait la plus grande partie de ses questions ; et avant la fin de la première journée, cette jeune fille attentive et intelligente avait fait plus de progrès pour établir des communications intelligibles entre les Espagnols et ses concitoyens, qu’on n’avait pu y parvenir depuis plus d’un mois. Elle retenait les mots espagnols avec une facilité en quelque sorte instinctive, et elle les prononçait avec un accent qui les rendait plus doux et plus agréables encore pour l’oreille.

Luis de Bobadilla était tout juste aussi bon catholique que pouvait l’être un homme de son rang, de son âge, de son tempérament, et qui avait toujours mené une vie errante ou vécu dans les camps. Cependant, dans ce siècle où la plupart îles laïques montraient un profond respect pour la religion, qu’ils se soumissent ou non à son influence purifiante, on rencontrait peu d’esprits forts, et encore n’en existait-il que parmi les hommes qui passaient leur vie dans le silence du cabinet, ou même parmi les moines dont quelques-uns n’avaient pris le capuchon que comme un masque pour cacher leur incrédulité. Ses relations fréquentes avec Colomb avaient aussi contribué à fortifier le penchant de notre héros à croire à la surveillance constante de la Providence, et il se trouvait très-disposé à penser que la facilité extraordinaire que montrait Ozéma pour apprendre une langue étrangère était l’une de ces voies presque miraculeuses dont le résultat devait être d’accélérer l’introduction de la religion du Christ parmi les naturels du pays. Les regards attachés sur les yeux étincelants, quoique pleins de douceur, de cette jeune fille, l’oreille attentive, pendant qu’elle faisait tous ses efforts pour lui faire comprendre ce qu’elle voulait dire, il se flattait souvent qu’il était destiné à amener ce grand événement par l’intermédiaire d’une si charmante personne. L’amiral avait aussi fait sentir à Luis l’importance de s’assurer, s’il était possible, de la position des mines d or ; et il avait réussi à faire comprendre à Ozéma ses questions sur un sujet qui occupait presque exclusivement la pensée des Espagnols. Les réponses de la jeune Indienne à ce sujet étaient moins intelligibles qu’il ne l’aurait désiré, ou bien il ne les croyait jamais assez étendues, et en les lui faisant répéter il s’imaginait ne faire autre chose que se conformer aux vues de Colomb.

Le lendemain de son arrivée, on chercha à amuser notre héros par quelques-uns des jeux en usage chez ces insulaires. On en a fait si souvent la description, qu’il est inutile de la répéter ici. Ils étaient entièrement pacifiques ; mais dans tous les exercices qui exigeaient de la grâce et de l’adresse, la jeune princesse se fit particulièrement remarquer. Luis fut invité à y prendre part, et comme il était aussi agile que vigoureux, il remporta aisément la palme sur son ami Mattinao. Le jeune cacique n’en montra ni jalousie ni mécontentement et sa sœur riait et battait des mains de plaisir quand il était surpassé, dans les exercices de son pays, par l’adresse ou par la force supérieure de son hôte. Plus d’une fois, les femmes de Mattinao semblèrent reprocher avec douceur à Ozéma cette manifestation de ses sentiments, mais elle leur répondait en souriant d’un air moqueur ; et dans ces instants elle paraissait à Luis, peut-être avec raison, plus belle que l’imagination ne pouvait se la représenter ; car ses joues étaient animées, ses yeux brillaient comme du jais, et les dents qui se montraient entre des lèvres semblables à des cerises ressemblaient à deux rangées d’ivoire. Nous avons dit qu’Ozéma avait les yeux noirs : ils différaient donc des yeux mélancoliques et d’un bleu foncé de Mercédès ; cependant on y découvrait une certaine ressemblance, car ils exprimaient souvent les mêmes sentiments, surtout en ce qui avait rapport à Luis. Plus d’une fois, pendant ces luttes dans lesquelles les deux amis déployaient leurs forces, le jeune Espagnol s’imagina que les transports de joie qu’il voyait briller dans les yeux d’Ozéma étaient parfaitement semblables à l’expression de profond plaisir qu’il avait si souvent remarquée dans ceux de Mercédès lorsqu’il se signalait au milieu des tournois, et il pensait alors que la ressemblance entre ces deux belles créatures était si forte, qu’à part le costume et quelques autres circonstances suffisamment frappantes, on aurait pu prendre l’une pour l’autre.

Le lecteur ne doit pas conclure de tout ceci que notre héros fût infidèle à son ancien amour ; bien au contraire, Mercédès régnait trop souverainement sur le cœur de son amant. Luis, quels que fussent ses défauts, était trop épris et trop constant, pour manquer si aisément de foi à la belle Castillane. Mais il était jeune, éloigné de celle qu’il aimait depuis si longtemps, et, s’il faut le dire, l’admiration que la jeune Indienne lui montrait d’une manière si ingénue et si séduisante ne le laissait pas tout à fait insensible. S’il eût vu partir un seul regard immodeste des yeux d’Ozéma, s’il eût remarqué dans sa conduite quelque artifice on coquetterie, il aurait pris l’alarme aussitôt, et secoué le joug d’une illusion temporaire. Mais, au contraire, tout était franc et naturel dans cette fille ingénue. Quand elle laissait apercevoir le plus l’empire qu’il avait pris sur son imagination, c’était avec une simplicité si évidente, une naïveté si involontaire, et une ingénuité qui était si évidemment le fruit de l’innocence, qu’il était impossible de la soupçonner d’artifice. En un mot, lorsqu’il cédait à une fascination qui aurait ébranlé plus sérieusement la fidélité de bien des gens dont la réputation de stabilité dans leurs desseins eût été mieux établie que la sienne, notre héros montrait seulement qu’il était homme.

Dans une situation si nouvelle le temps passe rapidement, et Luis fut étonné lui-même quand, en jetant un regard en arrière, il vit qu’il avait déjà passé plusieurs jours avec Mattinao, pendant lesquels il n’avait presque pas quitté ce qu’on pourrait appeler le sérail du cacique.

De son côté, Sancho de la Porte du Chantier n’avait pas été négligé. Aussi bien que le jeune comte, il avait été un héros dans son cercle, et n’avait pas oublié son devoir relativement à la recherche de l’or. Quoiqu’il n’eût pas appris un mot de la langue d’Haïti et qu’il n’eût pas enseigné une syllabe d’espagnol aux nymphes souriantes qui l’entouraient, il en avait décoré plusieurs de grelots à faucon, et en retour avait obtenu les ornements d’or qu’elles possédaient. Cet échange sans doute avait été fait honnêtement, car il avait eu lieu d’après la théorie favorite des avocats de la liberté du commerce, qui prétendent que les transactions de ce genre ne sont qu’un échange d’équivalents, indépendamment des circonstances qui peuvent influer sur les valeurs. Sancho avait ses idées de commerce aussi bien que les philosophes modernes, et dans une de ses rares entrevues avec Luis pendant que celui-ci séjournait chez Mattinao, il lui révéla quelques-unes de ses idées sur ce sujet intéressant.

— Je vois que tu n’as rien perdu de ton goût pour les doublons, ami Sancho, lui dit Luis en riant, un jour que le vieux marin lui montrait sa pacotille de poudre d’or et de plaques du même métal ; — avec ce qu’il y a dans ton sac on pourrait en frapper une vingtaine portant l’effigie de notre seigneur le roi et de notre maîtresse la reine.

— Dites le double, Señor, dites le double, et tout cela pour dix-sept grelots à faucon qui ne coûtent qu’une poignée de maravédis. Par la messe ! c’est là un saint et légitime commerce, très-convenable à un chrétien. Voyez ces sauvages ; ils ne font pas plus de cas de l’or que Votre Excellence n’en ferait du cadavre d’un Sarrasin, et pour ne leur rien devoir, j’estime à aussi bas prix un grelot à faucon. Qu’ils continuent de regarder avec autant de mépris qu’il leur plaira leurs ornements et leur poudre jaune, ils me trouveront toujours aussi disposé à me défaire des vingt grelots à faucon qui me restent ; qu’ils viennent faire un troc, ils me trouveront aussi prêt qu’ils peuvent l’être à donner rien pour rien.

— Est-il bien honnête, Sancho, de dépouiller un Indien de son or en lui donnant en échange une babiole qu’on peut se procurer si facilement pour un peu de cuivre ? Souviens-toi que tu es Castillan, et désormais paie deux grelots ce que tu ne payais qu’un seul jusqu’ici.

— Je n’oublie jamais ma naissance, Señor, car heureusement le chantier de Moguer est dans la vieille Espagne. — La valeur d’un objet ne doit-elle pas être déterminée par le prix qu’on en trouve sur le marché ? Interrogez le premier venu de nos commerçants, et il vous dira la même chose, car cela est aussi clair que le soleil dans le ciel. Quand les Vénitiens assiégeaient Candie, les raisins, les figues et les vins grecs ne coûtaient dans l’île que la peine de les demander, et l’on pouvait y vendre au poids de l’or les denrées de l’Occident. Oh ! chaque chose a son prix, rien n’est plus clair que ce fait, et le véritable esprit du commerce consiste à donner une chose sans valeur pour une qui a plus de prix.

— Si c’est être honnête que de profiter de l’ignorance d’un autre, dit Luis qui avait pour le commerce tout le mépris digne d’un noble, il est donc juste de tromper un enfant et un idiot ?

— À Dieu ne plaise ! et surtout à saint André, mon patron, que je fasse rien de si honteux, Señor. Les grelots à faucon sont plus précieux que l’or à Haïti ; et comme il se fait que j’en suis instruit, je suis disposé à échanger ces choses précieuses contre ce qu’on y regarde comme de la boue. Vous voyez que je suis généreux, et non intéressé, car les deux parties sont à Haïti, et c’est là que la valeur des objets à échanger doit être déterminée. Il est vrai qu’après avoir couru de grands risques sur mer, et subi de grandes fatigues pour transporter cet or en Espagne, je puis me trouver récompensé de mes peines et avoir de quoi vivre en réalisant mes bénéfices. J’espère que doña Isabelle prendra assez d’intérêt à ses nouveaux sujets pour leur interdire tout commerce maritime, ce qui est un métier laborieux et plein de danger, comme vous et moi nous le savons fort bien, Señor.

— Et pourquoi désires-tu si particulièrement, Sancho, obtenir cette faveur pour ces pauvres insulaires, et cela aux dépens de tes propres os ?

— Simplement, Señor, répondit le drôle en clignant de l’œil d’un air malin, parce que je craindrais que leurs expéditions sur mer ne vinssent désorganiser le commerce, qui doit être libre et sans entraves autant que possible. — Si, nous autres Espagnols, nous venons à Haïti, chaque grelot que nous y apportons vaut un doublon ; mais si nous donnons à ces sauvages la peine de venir en Espagne, un seul de leurs doublons y achètera cent grelots. — Non, non. Les choses sont bien comme elles sont ; et puisse une double ration de purgatoire être le partage de celui qui voudra entraver un commerce libre, utile, honnête et civilisateur.

Sancho expliquait ainsi à don Luis ses idées sur la liberté du commerce ; grand cheval de bataille des philanthropes modernes, quand ils entendirent partir du village un cri tel qu’on ne peut en entendre que dans des moments de terreur soudaine et d’extrême danger. La conversation que nous venons de rapporter avait lieu dans la vallée, à peu près à mi-chemin entre le village et ce que nous avons appelé le sérail de Mattinao ; et les deux Espagnols avaient une confiance si entière en leurs nouveaux amis, qu’ils étaient sans autres armes que celles que leur avait données la nature. En sortant, Luis avait laissé son sabre et son bouclier aux pieds d’Ozéma, qui essayait de s’en servir en jouant le rôle de héros pour leur amusement mutuel ; et Sancho, trouvant son arquebuse trop lourde pour la porter partout avec lui comme on porterait une badine, l’avait déposée dans l’appartement qui était devenu son quartier-général.

— Serait-ce une trahison, Señor ? s’écria Sancho. — Ces drôles auraient-ils découvert, après tout, quelle est la véritable valeur des grelots à faucon ? — Ont-ils dessein de réclamer la balance de leur compte avec moi.

— Je réponds sur ma vie de la bonne foi de Mattinao et de toute sa peuplade. Ce tumulte vient d’une cause différente. — Écoute ! n’entends-tu pas ce cri : Caonabo ?

— C’est cela même, Señor. — C’est le nom du cacique caraïbe qui est la terreur de toutes ces tribus.

— Ton arquebuse, si tu peux la retrouver, Sancho, et viens ensuite me rejoindre là-haut sur le tertre. — Il faut, à tout risque, que nous défendions la sœur et les femmes de notre ami.

À ces mots, Luis et Sancho se séparèrent. Le premier courut au village, qui offrait alors une scène de tumulte et de confusion ; le second retourna d’un pas plus lent vers les maisons placées sur le tertre. Jetant de temps à autre un regard en arrière, comme s’il eût désiré se jeter au milieu de la bagarre, vingt fois Luis regretta de ne pas avoir sous la main son coursier favori et une bonne lance, car ce n’eût été qu’un exploit très-ordinaire pour un preux chevalier tel que lui de mettre en fuite un millier d’ennemis semblables à ceux qu’il s’attendait à rencontrer. Plus d’une fois il avait, à lui seul, enfoncé des rangs entiers de fautassins ; et le temps n’était pas éloigné où l’on devait voir des individus isolés, mais à cheval, chasser devant eux des centaines d’Américains.

L’alarme s’était répandue dans le sérail de Mattinao avant que notre héros y fût arrivé. En entrant dans la demeure d’Ozéma, il la trouva entourée d’une cinquantaine de femmes dont quelques-unes venaient du village, et toutes répétaient avec terreur le nom redouté de Caonabo. Ozéma était celle qui montrait le plus de sang-froid, quoiqu’il fût aisé de reconnaître qu’elle était particulièrement l’objet de la commune sollicitude ; en effet, se pressant autour de la princesse, elles paraissaient la conjurer de prendre la fuite, afin de ne pas tomber entre les mains du chef caraïbe. D’après quelques paroles qu’il put comprendre, Luis s’imagina même, — et il ne se trompait pas, — que toutes ces femmes supposaient que le véritable but de cette attaque subite de Caonabo était de s’emparer de la jolie sœur du cacique. Cette conjecture ne refroidit en rien son empressement pour la défendre. Ozéma l’aperçut, et elle courut à lui, les mains jointes, en prononçant le nom de Caonabo d’un ton qui aurait ému un cœur de pierre, en même temps que ses yeux exprimaient le langage de la prière, de l’espoir et de la confiance.

C’était plus qu’il n’en fallait pour déterminer notre héros à prendre la défense de la belle Indienne. En un instant il eut saisi son sabre de la main droite et armé son bras gauche de son bouclier ; ensuite, pour lui exprimer son zèle aussi clairement que possible, il lui couvrit la poitrine de son bouclier, brandissant son sabre comme pour défier ses ennemis. Dès que Luis eut donné cette sorte de gage de sa protection, toutes les autres femmes disparurent, quelques-unes pour sauver leurs enfants, toutes pour chercher quelque endroit où elles pussent se cacher. Par suite de cet abandon aussi singulier qu’imprévu, il se trouva, pour la première fois, seul avec Ozéma.

Rester dans la maison, c’eût été souffrir que l’ennemi y arrivât sans être vu, et le bruit des cris et des lamentations annonçait que le danger devenait plus imminent. S’approchant donc de la jeune fille, Luis lui enveloppa un bras avec l’étoffe du turban, afin qu’elle pût, au besoin, l’opposer comme un bouclier aux flèches des ennemis. Tandis qu’il s’occupait de ce soin, la poitrine du jeune Espagnol servait d’appui à la tête d’ozéma, dont les pleurs commencèrent enfin à couler. Mais ce signe de faiblesse ne dura qu’un instant ; elle reprit courage, un sourire brilla à travers ses larmes, elle serra le bras de Luis comme par un mouvement convulsif ; et redevenant une héroïne indienne, elle le suivit hors de l’habitation.

Luis eut bientôt reconnu qu’il n’avait point battu en retraite un instant trop tôt. Toute la famille de Mattinao était déjà dispersée, et une troupe nombreuse d’ennemis s’avançait en silence dans la vallée pour venir s’emparer de leur proie. Il sentit Ozéma, toujours appuyée sur son bras, trembler violemment, et il entendit murmurer :

— Caonabo ! non, non, non !

La jeune princesse haïtienne avait appris le monosyllabe espagnol qui exprime en même temps la négation, le refus et la répugnance, et Luis interpréta cette exclamation comme exprimant une forte résolution de ne jamais devenir la femme du chef caraïbe. Sa détermination de la protéger ou de mourir ne fut nullement affaiblie par cet aveu involontaire de ses sentiments, aveu qu’il ne put s’empêcher de regarder comme ayant quelque rapport à lui-même ; car, quoique plein d’honneur et de générosité, Luis était disposé à penser favorablement de ses moyens de plaire ; et ce n’était qu’en ce qui concernait Mercédès qu’il devenait humble.

Soldat presque depuis son enfance, le jeune comte regarda à la hâte autour de lui pour trouver une position dans laquelle il pût se défendre et se servir de ses armes le plus efficacement possible. Heureusement, il en trouva une si près de là, qu’il ne lui fallut qu’une minute pour l’occuper. Le tertre s’appuyait contre des rochers escarpés ; et, à une centaine de pas de la demeure d’Ozéma, la façade de ces rochers formait un angle rentrant dont les deux côtés s’avançaient comme une muraille à droite et à gauche, jusqu’à une certaine distance, tandis qu’une saillie du rocher en couvrait suffisamment la base pour mettre à l’abri des pierres qu’on pourrait faire tomber du sommet ceux qui s’y seraient réfugiés. Dans l’intervalle qui séparait ces deux espèces de murs naturels, se trouvaient plusieurs fragments de rochers, protection suffisante contre les flèches ; et un espace couvert de verdure sur lequel un chevalier pouvait aisément déployer sa valeur. Notre héros vit aussitôt que cette position était très-forte, sinon imprenable, puisqu’on ne pouvait l’attaquer que de front. Il plaça Ozéma derrière un des fragments de rocher ; mais elle ne s’y tint qu’à demi cachée, l’intérêt qu’elle prenait à Luis, et l’inquiétude que lui causaient les mouvements des ennemis, la portant à découvrir de temps en temps sa tête et même son buste.

Luis était à peine en possession de ce poste qu’une douzaine d’Indiens se rangèrent en ligne en face de lui, à environ vingt-cinq toises ; ils étaient armés d’arcs, de massues et de javelines. N’ayant d’autre armure défensive que son bouclier, le jeune Espagnol aurait trouvé sa situation assez critique, s’il n’eût su que l’arc des Indiens n’était pas une arme très-formidable ; leurs flèches pouvaient certainement donner la mort quand elles étaient tirées à courte portée sur des corps nus ; mais il était douteux qu’elles pussent percer le velours épais qui couvrait tous les membres de Luis, et vingt-cinq toises étaient une trop grande distance pour inspirer une alarme bien sérieuse. Il resta donc en avant des rochers, car il avait besoin d’un espace libre pour pouvoir se servir de son sabre, et ce n’était que sur cette arme qu’il pouvait compter pour remporter une victoire qui semblait fort douteuse.

Il fut peut-être heureux pour notre héros que Caonabo ne fût pas du nombre de ceux qui l’attaquaient. Ce chef redoutable, qui avait poursuivi d’un autre côté une troupe de femmes fugitives, dans l’espoir de trouver Ozéma parmi elles, aurait sans doute décidé l’affaire sur-le-champ par une attaque générale dans laquelle le nombre l’aurait sans aucun doute emporté sur le courage. Ceux qui l’attaquaient en ce moment suivirent une autre marche, et commencèrent à bander leurs arcs. Un des plus habiles tireurs ajusta une flèche sur la corde du sien, et la fit partir ; mais glissant sur le bouclier du chevalier, elle frappa le rocher qui était sur le côté, aussi légèrement que s’il ne se fût agi que d’un combat simulé. Une autre flèche partit, et Luis, ne daignant pas lever son bouclier, la détourna d’un coup de sabre. Le sang-froid avec lequel il recevait leur attaque fit pousser de grands cris aux Indiens, mais était-ce de rage ou d’admiration, c’est ce dont Luis ne pouvait juger.

Une seconde attaque fut plus judicieuse, car elle fut faite d’après un principe que Napoléon, dit-on, adopta pour les décharges de son artillerie. Tous ceux qui avaient des arcs, au nombre de sept ou huit, tirèrent leurs flèches en même temps. Il n’était guère possible d’échapper complètement à cette attaque combinée. Les flèches tombèrent comme la grêle sur le bouclier, et une ou deux, glissant sur le bord, touchèrent le corps du guerrier castillan sans lui faire d’autre mal que de légères contusions. Une seconde décharge allait avoir lieu, quand la jeune Indienne alarmée quitta l’endroit où elle était cachée, et, comme la Pocahontas de nos jours, se précipita devant Luis, les bras croisés sur sa poitrine. Dès qu’on l’eut aperçue, le cri — Ozéma ! Ozéma ! — se fit entendre parmi les assaillants, qui étaient, comme le comprendront ceux qui connaissent l’histoire de cette île, non des Caraïbes, mais des Haïtiens gouvernés par un chef caraïbe. En vain Luis fit-il les plus grands efforts pour l’engager à se retirer : la généreuse Indienne voyait quel danger il courait, et toute l’éloquence du jeune comte, lors même qu’il eût pu s’en servir en cette occasion, n’aurait pas été assez forte pour la décider à le laisser exposé à un tel péril. Comme les Indiens cherchaient les moyens de tirer sur lui sans s’exposer à tuer la princesse, notre héros reconnut qu’il ne lui restait d’autre alternative que de se mettre à couvert derrière un fragment de rocher. Il venait de pourvoir ainsi à sa sûreté, lorsqu’un guerrier caraïbe, à l’air féroce et menaçant, vint joindre les assaillants, qui se mirent à vociférer tous ensemble pour lui expliquer la situation des choses.

— Caonabo ? demanda Luis à Ozéma en lui montrant le nouveau venu.

Après avoir bien examiné le chef caraïbe, la princesse secoua la tête, puis, s’attachant au bras de notre héros avec une confiance séduisante, elle s’écria :

— No, non, non… Non Caonabo ! non, non, non !

Luis suppose que la première partie de cette réponse signifiait que le nouveau venu n’était pas Caonabo, et que la seconde exprimait la ferme volonté d’Ozéma de ne pas devenir la femme de ce chef.

La consultation entre les assaillants ne fut pas de longue durée. Six d’entre eux, armés les uns de massues, les autres de javelines, coururent en avant pour aller attaquer l’ennemi dans sa citadelle. Quand il les vit à environ vingt pieds de distance, notre héros s’élança à leur rencontre. Deux javelines s’enfoncèrent à l’instant dans son bouclier, et furent coupées d’un seul coup de sabre ; un troisième ennemi tenait une massue levée sur sa tête, un autre coup de sabre, porté de bas en haut, fit tomber à ses pieds et le bras et la massue ; allongeant ensuite son arme en avant, Luis toucha les deux autres ; mais, comme ils n’étaient pas encore à sa portée, la pointe glissa et ne leur fit qu’une légère blessure à la poitrine.

Une action si rapide et si imprévue jeta la terreur parmi les assaillants. Ils ne connaissaient pas le pouvoir de l’acier, et l’amputation subite d’un bras leur parut quelque chose de miraculeux. Le féroce Caraïbe lui-même recula frappé de consternation, et l’espérance vint ranimer le courage de notre héros. Cette rencontre est la première où les Espagnols firent couler le sang des habitants des îles nouvellement découvertes, quoique les historiens citent comme le commencement de leurs querelles un incident arrivé à une époque plus reculée. Le silence absolu qui fut gardé relativement à cette expédition de don Luis, a rendu inutiles leurs recherches assez superficielles.

En ce moment des acclamations poussées par les assaillants, et la vue d’un nouveau corps d’ennemis ayant à leur tête un homme de grande taille et d’un air imposant, annoncèrent l’arrivée de Caonabo en personne. Ce cacique belliqueux fut bientôt informé de l’état des affaires, et il fut évident que la prouesse de notre héros le frappait d’admiration autant que de surprise. Au bout de quelques instants il ordonna à toute sa troupe de se retirer plus loin en arrière, et, jetant sa massue, il s’avança hardiment vers Luis en lui faisant des signes d’amitié.

Lorsque les deux adversaires se rencontrèrent, ce fut avec un air de confiance et de respect mutuel. Le Caraïbe prononça un discours bref et véhément dont le seul mot intelligible pour l’Espagnol fut le nom de la belle Indienne. Ozéma s’était aussi avancée, comme si elle eût voulu parler, et Caonabo, se tournant vers elle, lui adressa la parole en termes qui, s’ils n’étaient pas éloquents, semblaient du moins passionnés ; il appuya plusieurs fois une main sur son cœur, et sa voix devint douce et même persuasive. Ozéma lui répliqua avec vivacité, et du ton d’une femme dont la détermination est bien arrêtée. En terminant son discours une vive rongeur colora ses joues, et, comme si elle eût voulu faire comprendre à notre héros ce qu’elle venait de dire, elle s’écria en espagnol :

— Caonabo — non — non — non ! — Luis ! — Luis !

Un ouragan qui s’élève entre les tropiques n’est ni plus sombre ni plus menaçant que le visage du chef caraïbe lorsqu’il entendit si clairement rejeter ses vœux, et se vit si évidemment préférer un étranger. Faisant un geste de menace, il retourna vers sa troupe, et donna des ordres pour une nouvelle attaque.

Cette fois, une grêle de flèches précéda la charge ; et Luis fut encore obligé d’aller chercher un abri derrière un fragment de rocher. Dans le fait, ce n’était qu’ainsi qu’il pouvait sauver la vie d’Ozéma, qui persistait à vouloir se placer devant lui, dans l’espoir de le protéger contre ses ennemis. Caonabo avait adressé quelques reproches au Caraïbe qui avait pris la fuite lors de la première attaque, et les flèches volaient encore dans l’air lorsque celui-ci s’élança seul en avant pour réparer sa honte. Luis marcha à sa rencontre, ferme comme le rocher qu’il laissait derrière lui. Le choc fut violent, et le coup de massue qui tomba sur le bouclier aurait brisé un bras moins accoutumé à de telles rencontres ; mais la massue glissa, et vint frapper la terre avec la force d’un marteau de forgeron. Notre héros sentit que tout dépendait de l’impression qu’il allait produire : la lame de son sabre étincela au soleil, et la tête du Caraïbe tomba à côté de sa massue, le corps restant debout un moment, tant la lame était bien trempée, tant le coup avait été porté avec dextérité.

Vingt sauvages s’étaient déjà lancés en avant, mais, à ce spectacle inattendu, ils s’arrêtèrent comme pétrifiés. Cependant Caonabo, qui pouvait être surpris mais non épouvanté, donna ses ordres d’une voix semblable au beuglement d’un taureau furieux, et sa troupe ébranlée se disposait à obéir, quand une forte détonation, puis un sifflement dans l’air, se firent entendre, et un autre Indien tomba mort. La bravoure d’aucun sauvage n’aurait pu résister à un tel spectacle, et, pour leur imagination ignorante, c’était la mort descendue du ciel. En deux minutes, Caonabo et toute sa troupe disparurent. Tandis qu’ils descendaient précipitamment de la montagne, Luis vit sortir d’un buisson Sancho Mundo tenant en main son arquebuse qu’il avait eu soin de recharger.

Les circonstances ne permettaient aucun délai. Pas un seul homme de la tribu de Mattinao ne se montrait, et Luis ne douta pas que tous n’eussent pris la fuite. Déterminé à sauver Ozéma à tout risque, il se dirigea vers la rivière pour tâcher de s’échapper sur une des pirogues qui s’y trouvaient. En traversant le village, ils reconnurent que pas une maison n’avait été pillée. Les deux Espagnols firent leurs commentaires sur cette circonstance, et Luis la fit remarquer à sa compagne.

— Caonabo — non — non — non ! — Ozéma ! — Ozéma ! s’écria la jeune Indienne qui savait fort bien quel était le véritable but de l’attaque du Caraïbe.

Une douzaine de pirogues étaient amarrées sur la rivière, et cinq minutes suffirent aux fugitifs pour entrer dans l’une d’elles et commencer leur retraite. Ils n’eurent besoin que de suivre le courant, et dans l’espace d’une couple d’heures ils gagnèrent l’Océan. Comme le vent soufflait de l’est, Sancho déploya une mauvaise voile en toile de coton ; et une heure avant le coucher du soleil ils débarquèrent sur une pointe qui empêchait qu’on ne pût les apercevoir de la baie, Luis n’ayant pas oublié que l’amiral lui avait enjoint de cacher soigneusement son excursion, de peur que quelqu’un ne lui demandât la permission d’en faire une semblable.