Mercédès de Castille/Chapitre 22

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 18p. 336-346).


CHAPITRE XXII.


Il y a un pouvoir qui t’apprend ton chemin le long de cette côte sauvage, où tu es seul, errant, mais non égaré.
Bryant.



Les trois heures qui suivirent furent remplies d’un intérêt intense et extraordinaire. Les trois bâtiments couraient des bordées à la hauteur de la côte encore ensevelie dans les ténèbres, à une distance suffisante pour n’avoir rien à craindre, ayant la plupart de leurs voiles carguées : ils ressemblaient à des navires qui croisent à loisir sur un point donné, et qui s’inquiètent peu d’aller plus ou moins vite. Quand ils passaient l’un près de l’autre, les matelots échangeaient quelques mots de félicitation réciproque ; mais on entendit pendant cette nuit importante aucun transport bruyant de joie. Les sensations que le succès faisait naître dans tous les cœurs avaient un caractère trop profond et trop solennel pour exciter des démonstrations de plaisir si vulgaires. Peut-être n’y avait-il un seul homme parmi eux qui ne fût pénétré d’un sentiment de confiance absolue en la divine Providence, et de soumission entière à sa volonté.

Colomb gardait le silence. Des émotions de la nature de celle qu’il éprouvait se traduisent rarement par des paroles ; mais son cœur débordait de reconnaissance et d’amour. Il se croyait à l’extrémité de l’orient, et pensait avoir atteint cette partie du monde en faisant voile à l’occident. Il est tout naturel de supposer qu’il se figurait que le rideau du jour, en se levant, allait offrir à ses yeux quelqu’une de ces scènes de magnificence orientale si éloquemment décrites par les Polo et les autres voyageurs qui avaient pénétré dans ces régions lointaines et inconnues. Le peu qu’il avait vu lui prouvait suffisamment que l’île reconnue et celles qu’il pourrait trouver dans ces parages étaient habitées, mais tout le reste était encore conjecture et incertitude. Cependant on respirait un air parfumé, et deux des sens de l’homme concouraient déjà ainsi à proclamer le succès du voyage.

Le jour, si impatiemment désiré, était sur le point d’éclore. Le ciel se couvrit à l’est des belles teintes qui précèdent le lever du soleil. À mesure que la lumière se répandait sur le bleu foncé de l’Océan, les contours de l’île devenaient plus distincts, et l’on voyait à sa surface des rochers, des vallées, des arbres, sortir des ténèbres ; en un mot, toute la scène se revêtir du coloris grisâtre et solennel du matin. Enfin les rayons du soleil s’étendirent sur l’île, et en dorèrent les points les plus élevés, tandis qu’ils en plongeaient d’autres dans l’ombre. On reconnut alors que la terre qu’on venait de découvrir était une île de peu détendue, bien boisée, et couverte d’une belle verdure. Le sol en était bas, mais elle offrait un aspect assez agréable pour sembler un paradis à des hommes qui avaient très-sérieusement douté que leurs yeux revissent jamais la terre. Ce spectacle cause toujours un nouveau plaisir aux marins qui ont été longtemps sans apercevoir autre chose que le ciel et l’eau ; mais ce plaisir était triplé pour des hommes qui non seulement sortaient des abîmes du désespoir, mais qui voyaient renaître leurs plus brillantes espérances. D’après la position de cette île, Colomb ne douta pas qu’il n’eût passé près d’une autre pendant la nuit, — celle sur laquelle il avait vu une lumière ; — et par la suite, d’après la route qu’il avait suivie, cette conjecture est presque devenue une certitude.

Le soleil était à peine levé qu’on vit sortir des bois des hommes qui regardaient avec étonnement l’apparition de machines que ces insulaires ignorants prenaient pour des messagers du ciel. Bientôt après Colomb fit jeter l’ancre, et il débarqua pour prendre possession de l’île au nom des deux souverains.

On déploya en cette occasion autant d’apparat que le permettaient les moyens limités de nos aventuriers. L’amiral, en habit écarlate, et portant l’étendard royal, marchait en tête, suivi de Martin Alonzo et de Vincent Yañez Pinzon, portant chacun une bannière sur laquelle on voyait une croix, symbole de l’expédition, avec les lettres initiales des noms de Ferdinand et d’Isabelle.

Toutes les formalités d’usage en pareilles occasions furent observées. En posant le pied sur cette terre inconnue, Colomb en prit possession au nom des deux souverains, rendit grâce à Dieu du succès de son expédition, et regarda ensuite autour de lui, pour se faire une idée de la valeur de sa découverte[1].

Dès que ce cérémonial fut accompli, tout l’équipage entoura l’amiral, et commença à le féliciter du succès qu’il avait obtenu et à lui témoigner ses regrets de son manque de confiance et de son insubordination. Cette scène a été souvent citée comme une preuve de l’inconstance et de la bizarrerie des jugements humains ; l’homme que si récemment encore on considérait comme un aventurier égoïste et téméraire, étant tout à coup presque vénéré comme un Dieu. Ces témoignages flatteurs n’inspiraient pas plus d’orgueil à l’amiral, que la mutinerie ne l’avait intimidé. Il conserva son air calme et grave au milieu de ceux qui se pressaient autour de lui, quoiqu’un observateur attentif eût pu voir le triomphe briller dans ses yeux, et des transports de joie intérieure se peindre sur son visage.

— Ces braves gens sont aussi inconstants dans leurs craintes qu’extrêmes dans les transports de leur joie, dit Colomb à Luis quand ils se furent retirés de la foule. — Hier, ils m’auraient volontiers jeté à la mer, et aujourd’hui ils semblent disposés à oublier Dieu lui-même pour une de ses indignes créatures. Ne remarquez-vous pas que ceux qui nous ont causé le plus d’inquiétude par leur mécontentement, sont à présent ceux dont les applaudissements sont le plus bruyants ?

— Telle est la nature humaine, Señor ; ils passent d’une frayeur panique à une joie inconsidérée. Ces drôles s’imaginent vous donner des éloges, tandis que le fait est qu’ils se réjouissent d’avoir échappé à des malheurs inconnus qu’ils redoutaient. Nos amis Sancho et Pépé ne paraissent pas agités des mêmes sensations, car le dernier s’occupe à cueillir des fleurs qui croissent sur cette côte de l’Inde, et le premier regarde autour de lui avec un sang-froid louable, comme s’il calculait la longitude et la latitude des doublons du Grand-Khan.

Colomb sourit, et s’avança avec Luis vers ces deux marins qui étaient à quelque distance de leurs camarades. Sancho avait les mains enfoncées dans son pourpoint, et regardait le pays avec le sang-froid d’un philosophe. Ce fut de lui que Colomb s’approcha d’abord.

— Comment donc, Sancho de la Porte du Chantier, lui dit-il, tu regardes cette scène glorieuse aussi froidement que tu regarderais une rue de Mogner ou un champ de l’Andalousie.

— Señor don amirante, c’est la même main qui a fait tout cela. Cette île n’est pas la première où j’aie débarqué, et ces sauvages qui sont là-bas ne sont pas les premiers hommes que j’aie vus ne portant pas un pourpoint écarlate.

— Mais n’éprouves-tu pas de la joie de notre succès ? — de la reconnaissance envers Dieu pour cette grande découverte ? Songe que nous sommes sur les lisières de l’Asie, et cependant nous y sommes arrivés en marchant à l’ouest.

— Quant à ce dernier fait, Señor, c’est une vérité dont je puis faire serment, puisque j’ai eu le gouvernail entre les mains une bonne partie du chemin. Mais croyez-vous, señor don amirante, que nous soyons arrivés assez loin dans cette direction pour nous trouver de l’autre côté de la terre, de sorte que nous ayons les pieds sous ceux des Espagnols ?

— Non. Le royaume du Grand-Khan occupera à peine la position dont tu parles.

— En ce cas, Señor, qu’est-ce qui empêchera les doublons de ce royaume de tomber dans l’air, et de nous laisser les fatigues de notre voyage pour toute récompense ?

— Le même pouvoir qui empêchera nos caravelles de tomber de la mer, et la mer elle-même de les suivre. Tout cela dépend de lois naturelles, et la nature est un législateur qui sait se faire respecter.

— Tout cela est de l’hébreu pour moi, répondit Sancho en se frottant les sourcils. — Si nous ne sommes pas ici directement sous les pieds des Espagnols, les nôtres doivent être en ligne diagonale avec les leurs, et pourtant je ne trouve pas plus difficile ici qu’à Moguer de maintenir ma quille droite. — Par sainte Claire ! cela est même plus facile à certains égards, car on ne trouve pas ici du vin de Xérès aussi aisément qu’en Espagne.

— Tu n’es pas israélite, Sancho, quoique le nom de ton père soit un secret. — Et toi, Pépé, que trouves-tu de particulier dans ces fleurs, pour qu’elles détournent ton attention de toutes les autres merveilles de ce pays ?

— J’en fais un bouquet pour Monica, Señor. Une femme a des sensations plus délicates qu’un homme ; et elle sera charmée de voir de quelle espèce d’ornements Dieu a paré les Indes.

— Et t’imagines-tu, Pépé, que ton amour pourra conserver à ces fleurs leur fraîcheur, jusqu’à ce que la bonne caravelle ait repassé l’Atlantique ? demanda Luis en riant.

— Qui peut le savoir, señor Gutierrez ? un cœur chaud fait une bonne serre, Si vous préférez quelque dame castillane à toutes les autres, vous feriez bien aussi de songer à sa beauté, et de cueillir quelques-unes de ces fleurs rares pour orner ses cheveux.

Colomb se retira, les naturels paraissant se disposer à avancer vers les étrangers. Luis resta près du jeune marin, qui continua à cueillir les fleurs des tropiques. Une minute après, notre héros était occupé de la même manière, et avant que l’amiral et les insulaires, au comble de la surprise, eussent commencé leur première entrevue, il avait déjà arrangé un superbe bouquet, qu’il se représenta comme ornant les cheveux d’ébène de Mercédès.

Les événements d’intérêt public qui eurent lieu ensuite sont trop connus des lecteurs pour qu’il soit besoin d’en parler ici. Après avoir passé un temps fort court à San-Salvador, Colomb se rendit dans d’autres îles, conduit par la curiosité, et guidé par ce qu’il apprenait ou croyait apprendre des naturels. Enfin, le 28, il arriva à Cuba. Là, il s’imagina pendant quelque temps avoir découvert le continent, et pendant près d’un mois il côtoya cette île, d’abord au nord-ouest, et ensuite au sud-est. Les nouvelles scènes qui s’offraient aux yeux de nos aventuriers perdirent leur influence en devenant familières, et bientôt les sentiments d’ambition et de cupidité commencèrent à reprendre leur empire sur le cœur de plusieurs de ceux qui avaient été les premiers à promettre une entière soumission à l’amiral lorsque la découverte de la terre eut démontré d’une manière si triomphante la vérité de ses théories et la vanité de leurs craintes. Parmi ceux qui cédèrent le plus vite à influence de leur caractère, se trouva Martin Alonzo Pinzon. Se voyant presque entièrement exclu de la société du jeune comte de Llera, aux yeux duquel il s’aperçut qu’il n’occupait qu’une place très-secondaire, il ne se nourrit plus que d’idées de son importance personnelle, et commença à envier à Colomb une gloire qu’il aurait pu, pensait-il, s’assurer à lui-même. Quelques vives altercations avaient eu lieu entre l’amiral et lui en plus d’une occasion, avant la découverte de la terre ; et il arrivait tous les jours quelque nouvelle cause de refroidissement entre eux.

Il n’entre pas dans le plan de cet ouvrage de décrire tout ce qui se passa pendant que nos aventuriers allaient d’île en île, de port en port, de rivière en rivière. Ils reconnurent bientôt qu’ils avaient fait de très-importantes découvertes, et de jour en jour ils suivaient le cours de leurs recherches, d’après des avis qu’ils comprenaient mal, mais qui, à ce qu’ils s’imaginaient, leur indiquaient des mines d’or. Partout ils trouvaient une nature libérale et riche, des scènes qui fascinaient les yeux, et un climat qui séduisait les sens ; mais ils n’avaient encore trouvé l’homme que dans la plus simple condition de l’état sauvage. La croyance qu’ils étaient dans les Indes était une illusion générale ; et chaque mot, chaque geste des naturels du pays, étaient interprétés comme ayant rapport aux richesses du pays. Tous pensaient que, s’ils n’étaient pas positivement dans le royaume du Grand-Khan, ils se trouvaient du moins presque sur ses frontières. Dans de telles circonstances, chaque jour produisant quelque chose de nouveau et promettant plus encore, peu de ces gens songeaient à l’Espagne, si ce n’est pourtant lorsque que l’idée de la gloire d’y rentrer en triomphe venait se présenter à leur imagination. Luis lui-même pensait moins constamment à Mercédès, et, malgré sa beauté, il permettait que la vue des choses extraordinaires qui se présentaient à chaque instant à ses yeux remplaçât momentanément son image. Il est vrai qu’à l’exception d’un sol fertile et d’un climat délicieux, le pays n’offrait rien qui pût réaliser les brillantes espérances de nos aventuriers, quant aux avantages pécuniaires qu’ils avaient en vue.

Mais l’espoir ne cessait de régner dans leur cœur ; et personne ne savait ce que le lendemain pourrait amener. Deux agents furent enfin envoyés dans l’intérieur pour y faire des découvertes, et Colomb profita de ce moment pour radouber ses bâtiments. À l’époque où l’on attendait leur retour, Luis partit avec un détachement d’hommes armés pour aller à leur rencontre : Sancho en faisait partie. On les rencontra à une journée de marche des caravelles, accompagnés de quelques-uns des naturels du pays, qui les suivaient par curiosité, s’attendant à chaque instant à voir ces inconnus prendre leur vol vers le ciel. Quand les deux troupes se furent rejointes, on fit une courte halte pour se reposer, et Sancho ne craignant pas plus le danger sur terre que sur mer, entra dans un village qui était à quelques pas. Là, il chercha par gestes à se concilier autant que possible l’esprit des habitants, et figura avec le même avantage qu’un grand homme de la ville figure dans un hameau. Depuis quelques minutes seulement il était à se donner des airs parmi ces enfants de la nature, quand ils parurent désirer lui donner quelque marque de distinction particulière. Un homme s’avança vers lui, tenant en main quelques feuilles sèches et noirâtres, et les lui offrit avec le même air de politesse qu’un Turc offrirait ses conserves ou un Américain son gâteau. Sancho allait accepter ce présent, quoiqu’il eût beaucoup mieux aimé un doublon, il n’en avait pas vu depuis le dernier qu’il avait reçu de l’amiral, — quand plusieurs naturels de Cuba firent un mouvement en avant, en prononçant humblement, mais avec emphase ; le mot — tabac. — Aussitôt celui qui présentait l’offrande se retira en arrière, répéta le même mot du ton d’un homme qui fait une apologie, et se mit à rouler ces feuilles de manière à en faire ce qu’on appelait dans la langue du pays « un tabac, » c’est-à-dire une espèce de cigare, qu’il offrit ensuite au marin. Sancho accepta le présent, fit un signe de tête avec un air de condescendance, répéta le même mot de son mieux, et mit le tabac dans sa poche. Ce mouvement causa évidemment de la surprise aux naturels, et après une courte consultation, l’un d’eux alluma le bout d’un rouleau de ces feuilles, et mit l’autre extrémité dans sa bouche, et à sa grande satisfaction autant qu’à celle de tous ceux qui l’entouraient, commença à lancer des nuages de fumée odoriférante. Sancho voulut limiter, mais il lui arriva ce qui arrive à tous ceux qui sont novices dans cet art, c’est-à-dire qu’il alla rejoindre ses compagnons en chancelant, pâle comme un preneur d’opium, et tourmenté de nausées telle qu’il n’en avait pas éprouvé depuis le jour où il avait passé la barre de Saltes pour voguer sur l’océan Atlantique.

Cette petite scène pourrait s’appeler l’introduction de l’herbe américaine, aujourd’hui si connue dans la société civilisée ; les Espagnols ayant, par méprise, donné à la plante le nom que les naturels donnaient à ses feuilles roulées. Sancho de la Porte du Chantier fut donc le premier chrétien qui fuma du tabac, talent dans lequel il eut bientôt des rivaux dans quelques-uns des plus grands hommes de son siècle, et qui se perpétua jusqu’au nôtre.

Après le retour de ses agents, Colomb remit à la voile, et suivit la côte septentrionale de Cuba. Pendant qu’il luttait contre les vents alisés pour avancer à l’est, il trouva le vent trop fort, et résolut de gagner un port de l’île de Cuba, qu’il avait nommé Puerto del Principe. Dans cette vue, il fit un signal pour rappeler la Pinta qui était assez loin au vent ; et comme la nuit approchait, on alluma des lanternes pour mettre Martin Alonzo en état de se rapprocher de son commandant. Le lendemain au point du jour, Colomb monta sur la dunette, jeta un coup d’œil autour de lui, et vit la Niña sous le vent, mais ne put apercevoir l’autre caravelle.

— Personne n’a-t-il vu la Pinta ? demanda-t-il à Sancho qui était au gouvernail.

— Je l’ai vue distinctement, Señor, aussi longtemps que des yeux peuvent suivre un bâtiment qui cherche à se mettre hors de vue. Martin Alonzo a disparu du côté de l’est pendant que nous avions mis en panne pour lui donner le temps de nous rejoindre.

Colomb vit alors qu’il était abandonné par l’homme qui avait montré tant de zèle en sa faveur, et qui, en agissant ainsi, donna une nouvelle preuve que l’amitié disparaît devant l’intérêt personnel et la cupidité. D’après les rapports des naturels, il s’était répandu dans les trois équipages bien des bruits relativement à l’existence de mines d’or, et l’amiral ne douta pas que, par un acte d’insubordination, son premier officier n’eût profité de ce que son bâtiment était le meilleur voilier pour prendre l’avantage du vent dans l’espoir d’être le premier à arriver à l’el Dorado de leurs désirs. Comme le vent continuait à être contraire, la Santa-Maria et la Niña entrèrent dans le port et y attendirent un changement de temps. Cette séparation eut lieu le 21 novembre, et l’expédition, à cette époque, n’avait pas pénétré au-dela de la côte septentrionale de Cuba.

Depuis ce jour jusqu’au 6 du mois suivant, Colomb continua la reconnaissance de cette belle île. Alors il traversa ce qu’on a appelé depuis ce temps la Passe du Vent, et toucha pour la première fois aux côtes d’Haïti. Pendant tout ce temps, l’on avait eu avec les naturels d’aussi nombreuses communications que les circonstances le permettaient, les Espagnols se faisant de nombreux amis, par suite des mesures prudentes et humaines prescrites par l’amiral. Il est bien vrai qu’on commit un acte de violence en s’emparant d’une demi-douzaine d’individus pour les conduire en Espagne, et en faire offrande à doña Isabelle ; mais un tel acte pouvait aisément se justifier dans ce siècle, tant à cause de la déférence qu’on avait pour le pouvoir royal, que parce qu’il tendait au salut des âmes des prisonniers.

Nos marins furent encore plus enchantés de l’aspect montagneux mais attrayant d’Haïti, qu’ils ne l’avaient été de celui de l’île voisine, c’est-à-dire de Cuba. Ils en trouvèrent les habitants plus civilisés et formant une plus belle race que ceux d’aucune des îles qu’ils avaient vues jusqu’alors, et ils en avaient la douceur et la docilité, qualités qui avaient tellement plu à l’amiral. On leur vit aussi de l’or en grande quantité, et les Espagnols commencèrent bientôt avec eux un trafic dans lequel l’objet d’échange était, d’un côté, le métal qui excite les désirs les plus ardents de l’homme civilisé, et de l’autre des grelots à faucon.

Ce fut ainsi, et en avançant non sans danger le long de la côte, que l’amiral passa le temps jusqu’au 20 de ce mois. Il arriva alors près d’une pointe qu’on disait voisine de la résidence du grand cacique de toute cette partie de l’île. Ce prince, dont le nom était Guacanagari, suivant l’orthographe des Espagnols, avait sous son commandement plusieurs caciques tributaires ; et d’après ce qu’en disaient ses sujets, autant qu’on pouvait les comprendre, c’était un monarque fort aimé. Le 22, pendant que les deux bâtiments étaient dans le port d’Acul, où ils avaient jeté l’ancre deux jours auparavant, on y vit entrer une grande pirogue. Bientôt après on annonça à l’amiral que cette pirogue amenait un ambassadeur qui lui apportait des présents de la part de son maître, et qui était chargé de l’inviter à faire avancer ses bâtiments à une lieue ou deux à l’est, et à venir mouiller à la hauteur de la ville où ce prince demeurait. Le vent ne le permettant pas alors, un messager fut envoyé avec une réponse convenable, et l’ambassadeur se prépara à repartir. Fatigué de son oisiveté, désirant mieux voir le pays, et poussé par son goût naturel pour les aventures, don Luis, qui s’était assez promptement lié d’amitié avec un jeune homme nommé Mattinao, venu avec l’ambassadeur demanda la permission de l’accompagner et de partir sur la pirogue. Colomb n’y consentit qu’avec beaucoup de répugnance, le rang et l’importance de notre héros lui faisant redouter les risques d’une trahison ou d’un accident ; mais les importunités de Luis triomphèrent de la répugnance de l’amiral. Il partit donc après avoir reçu force injonctions d’être prudent, et de ne jamais oublier que, s’il lui arrivait quelque malheur, c’était sur lui, Colomb, que le blâme en retomberait. Par précaution, Sancho Mundo reçut l’ordre, de suivre Luis dans cette aventure chevaleresque, en qualité d’écuyer.

Comme on n’avait vu entre les mains des insulaires aucune arme plus formidable qu’une flèche sans pointe, le jeune comte de Llera ne voulut pas se charger de sa cotte de mailles ; il ne prit que son bon sabre, dont la trempe avait été éprouvée sur plus d’un casque et d’une cuirasse maures, et un léger bouclier. On lui avait présenté une arquebuse, mais il la refusa comme une arme qui ne convenait pas à un chevalier, et qui indiquerait une méfiance que la conduite des naturels du pays ne devait pas exciter. Sancho fut moins scrupuleux, et prit cette arme. Pour empêcher que l’équipage ne remarquât une concession que l’amiral sentait être une infraction à ses propres règlements, Luis et son compagnon se rendirent à terre, et descendirent dans la pirogue derrière une pointe qui les cachait aux regards des matelots des deux bâtiments. De cette manière leur absence resta inaperçue.

Ces circonstances, jointes au mystère qui dérobait à tout le monde les rapports du jeune grand d’Espagne avec l’expédition, sont cause que les événements que nous allons rapporter ne furent pas consignés sur le journal de Colomb ; ils ont échappé aux investigations des divers historiens qui ont puisé tant de matériaux dans ce document d’une si haute importance.



  1. C’est une chose singulière que la position et le nom de l’île qui fut découverte la première dans ce célèbre voyage soit encore aujourd’hui un objet, sinon de doute, du moins de discussion. Beaucoup de personnes, en y comprenant quelques-unes des meilleures autorités, croient que les aventuriers abordèrent à l’île du Chat, comme on l’appelle à présent, quoique Colomb lui ait donné le nom de San-Salvador D’autres prétendent qu’ils arrivèrent d’abord à l’île du Turc. La raison donnée à l’appui de cette dernière opinion est la position de cette île, jointe à la route qu’on prit ensuite pour aller à Cuba. Muñoz pense que c’était l’île de Watling, située à l’est de celle du Chat, à la distance d’un degré de longitude ou de quelques heures. Quant à l’île du Turc, la théorie n’est appuyée sur aucun fait. La route qu’on suivit en quittant l’île ne fut pas à l’ouest, mais au sud-ouest, et l’on voit Colomb désirer aller au sud pour arriver à l’île de Cuba, que les naturels lui avaient décrite et qu’il croyait être Cipango. Muñoz ne donne aucun motif de son opinion ; mais l’île de Watling ne répond aucunement à la description du grand navigateur ; elle est pourtant située très-près de la route qu’il suivit, et il passa sans doute dans les environs, sans la voir, pendant la nuit. On croit que c’est sur cette île que parut la lumière que Colomb remarqua plusieurs fois.