XV

le curé flavel se mouille les pieds à lachine.


Par une belle après-dinée, un samedi de fin d’août, le curé Flavel était allé rendre visite à un ancien ami, qu’il avait perdu de vue depuis nombre d’années, mais qu’il retrouvait dans le village de Lachine, à quelques milles de Montréal.

Les deux prêtres se berçaient sur la véranda du presbytère, en s’entretenant des bons vieux souvenirs d’autrefois, heureux jours trop vite écoulés, hélas ! À un certain moment, le curé de Lachine, qui raffolait de la poésie et des poètes, récita ces quatre vers de Lamartine :

Mais pourquoi m’entraîner vers ces scènes passées ?
Laissez le vent gémir et le flot murmurer ;
Revenez, revenez, ô mes tristes pensées ;
Je veux rêver et non pleurer.

— Si on allait faire un tour de canot, proposa le curé de Lachine en regardant naviguer les barques légères sur le lac Saint-Louis, entre les deux rives de Lachine et de Caughnawaga, la réserve indienne.

— Comme tu voudras, mon vieux, acquiesça le curé Flavel.

Mais presqu’au même instant, ils virent arriver au presbytère deux hommes à la peau brûlée par l’eau et le soleil. En deux mots, ceux-ci expliquèrent aux prêtres qu’ils travaillaient sur une cage ; qu’ils étaient descendus de Kingston ; et qu’à un mille plus haut, sur la cage qu’ils voyaient là-bas, un de leurs camarades était à la dernière extrémité et demandait à voir le prêtre. Ils couraient de là chez le médecin, et tous les quatre s’embarqueraient ensemble dans la chaloupe devant les conduire à la cage.

— C’est bien, mes bons, je vous attendrai sur le quai, répondit simplement le curé de Lachine.

Les deux hommes saluèrent et se dirigèrent au pas de course vers la maison du médecin, à la porte de laquelle on apercevait, de loin, l’énorme mortier et pilon en bois doré.

Le curé de Lachine, que son ami le curé Flavel se disposait à accompagner jusqu’au quai, venait de mettre son chapeau, lorsqu’il vit venir vers lui une vieille femme, le visage caché dans un mouchoir d’indienne rouge à pois blancs, et les épaules maigres secouées par des sanglots ininterrompus.

Son gars, son fils unique, allait avoir ses vingt-huit ans à l’automne.

Il faisait la corvée chez le voisin pour mettre une toiture neuve à sa grange. Il clouait des bardeaux, lorsqu’en voulant s’asseoir à califourchon sur le toit, il avait perdu pied et était allé s’abattre dans la cour comme une poche de son.

Il s’était cassé les deux jambes et l’épine dorsale. Et maintenant, il râlait et se tordait dans la souffrance, appelant un prêtre à grands cris pour se confesser avant de paraître devant le bon Dieu.

Misère de misère ! était-ce assez jouer de malheur, puisque le vieux s’était aussi tué dans une circonstance analogue, il y avait à peine un an.

En dépit de la meilleure volonté du monde et d’un zèle apostolique indiscutable, ce prêtre dévoué ne pouvait être aux deux endroits en même temps. Ces deux cas, cependant, semblaient des plus urgents.

Et comme il s’apitoyait sur cette coïncidence inopportune.

— Pas besoin de t’met’en peine pour si peu, dit sans s’émouvoir le curé Flavel. Suis c’te pauv’femme, tandis que moi je vais aller porter les secours de notre religion au moribond sur la cage.

Dix minutes plus tard, il s’embarquait dans la chaloupe avec le médecin et les deux hommes. Ceux-ci ramèrent jusqu’au train de bois en droite ligne, maintenant, avec le presbytère.

On monta sur la cage en tirant la chaloupe après soi. Tout l’équipage se découvrit respectueusement à la vue du curé, qui demanda aussitôt à se faire conduire auprès de l’agonisant. Frappé d’apoplexie, ce dernier était dans un état comateux. Le prêtre dut donc attendre que le médecin lui fît reprendre ses sens.

Le train de bois flottait lentement. Une des scènes les plus originales et les plus typiques du Canada est peut-être la descente du fleuve et des rapides en train de bois, ou pour employer le terme du métier, en cage. C’est là un mode de transport connu dans aucune autre partie de l’univers.

L’industrie du bois est chez nous, on le sait, l’une des plus grandes ressources du pays. La maison Calvin & Co. Limited, de la province d’Ontario, faisait ce jour-là son dix-huitième voyage et il lui restait encore, jusqu’à la fin d’octobre, cinq ou six voyages.

La cage donc avait laissé Kingston, le


La servante du curé saisit le cochon dans ses bras…

mercredi soir, et avait déjà sauté, sans accident et sans la perte d’un seul plançon, les rapides de Prescott et du Côteau. Mais on n’avait pas encore affronté les rapides de Lachine, les plus dangereux, ceux-là.

Pas un souffle de vent. Le ciel était d’un bleu très net que ne crayonnait pas le plus léger nuage, et le soleil brûlait comme du plomb en ébullition. Bateau solide, le « Parthia » remorquait la cage à l’extrémité d’un long câble.

Soudain, rapides et sûrs, comme les flèches que décochaient les enfants des bois, parurent de chaque côté du radeau, six longs canots montés chacun par vingt Indiens de Caughnawaga.

Ils plongeaient en cadence dans la vague bleu-barbeau leurs rames qui brillaient au ciel, peintes de couleurs vives comme les anciens poteaux de torture.

Ils arrivaient au milieu de chants et de cris assourdissants.

Les rameurs tirèrent leurs canots après eux, et montèrent sur la cage.

Un train de bois, a en moyenne une superficie de trois cents pieds par soixante-quatre, mais il est formé de petites cages au nombre de cinq ou six que l’on appelle drames, reliées entre elles par de gros câbles. Ce train de bois a environ quatre pieds d’épaisseur de billes ou de plançons enchevêtrés les uns dans les autres, et retenus par de fortes branches de merisier, un pied seulement surnageant au-dessus de l’eau.

Sur chaque drame est un mât d’une dizaine de pieds de hauteur, auquel on hisse une voile, lorsque la brise se fait sentir. Ces mâts sont, parfois, d’une grande utilité, lorsque les drames sont submergées dans la descente des rapides. Alors les cageurs s’y attachent.

Sur la principale drame, celle du commandant, est construite une cabane en bois divisée en deux parties. La cabane sert à tout : de salle à manger, de cuisine, de chambre à coucher, d’abri contre les tempêtes. Quoique exiguë, elle peut contenir aisément tous les hommes employés à descendre une cage de Kingston à Québec.

En effet, le passage des rapides seul exige beaucoup de mains, le reste du voyage pouvant s’effectuer avec sept ou huit hommes. La descente des rapides d’une cage composée de cinq drames ne demande pas moins de cent vingt-cinq à cent trente paires de bras robustes. Pour sauter les rapides de Lachine, ces manœuvres reçoivent deux dollars cinquante chacun, et le pilote commandant sur chaque drame reçoit, lui, cinq dollars.

L’amiral de cette flotte étrange jouissait d’une autorité absolue sur la cage. C’était monsieur Aimé Guérin.

Monsieur Guérin, alors âgé de 71 ans, était à l’emploi de la compagnie Calvin depuis l’âge de 17 ans. Homme de confiance de la Compagnie, il ne s’opérait pas la moindre transaction sans qu’il fût appelé à y apposer sa griffe. Ce vieux marin, qui avait passé toute sa vie sur l’eau, recevait un salaire de deux mille piastres par année. Il demeurait à Laprairie.

Plus d’une fois, il vit la mort de près. Même un jour, dans le gouffre des rapides de Lachine, où le radeau s’était démembré, il ne dut son salut qu’en se retenant, avec une gaffe, à une bille à la dérive.

Un des plus beaux témoignages que l’on pût rendre au père Guérin, comme on l’appelait, c’étaient les propres paroles de son patron, monsieur Calvin. « Tout ce que nous avons », dit-il « nous le devons à Aimé. » Et cependant, le vieux ne parlait pas un seul mot d’anglais.

Le bois transporté ainsi vient en grande partie de la Baie Géorgienne. À Québec, on le charge à bord de steamers en consignation pour l’Angleterre.

Veut-on avoir une idée approximative des dépenses que coûte la descente d’une cage, sans compter la nourriture ? La Compagnie paie, pour tout le voyage, douze cents dollars, dont cinq cents pour le saut des rapides de Lachine, quatre cents pour ceux du Coteau et deux cents pour ceux de Prescott. Seulement, la Compagnie retire, après chaque voyage, un bénéfice net de cinq mille dollars.

Le père Guérin avait pris la dernière bouchée de son dîner, le menu consistant en fèves au lard, jambon, beurre et thé.

Le vent s’était élevé. On approchait des rapides. Les hommes alors commencèrent le travail de la division des drames.

Vingt minutes plus tard, la grande cage était transformée en cinq radeaux que vingt-quatre rameurs, douze à l’avant et douze à l’arrière de chaque drame, mettaient à distance pour les empêcher de se broyer les uns contre les autres dans les rapides.

Le commandant avait levé les deux bras et le « Parthia » filait à toute vapeur pour attendre les drames, au pied des rapides.

On est tout près maintenant de l’Île aux Hérons. De loin, on découvre l’écume bouillonnante et d’une blancheur de neige des remous et des lames en démence.

Les radeaux sont entraînés dans un gouffre béant où la mort semble ouvrir tout grands ses deux bras décharnés.

Gare à vous !

Voici les rapides au milieu d’un bruit alarmant.

On dirait des hurlements de fauve dans la nuit des solitudes. Les pilotes commandent d’une voix brève et saccadée.

Éminent est le danger.

En tous sens les courants se croisent. Ici, est un récif à fleur d’eau ; là, une fosse ; plus loin, tourbillonnent avec une force indomptable des remous dans lesquels se cache la mort. Cette vague vous pousse en avant, et cette autre vous rejette en arrière.

Et c’est dans la gorge de ce Charybde en Scylla qu’il faut passer.

La vague recouvre les drames, disparaissant à demi dans le gouffre. Les rameurs, tout à fait sur le devant ou l’arrière, courbés sur leurs rames énormes, qui plient comme des feuilles de papier, ont de l’eau jusqu’aux genoux. Ils vont se briser contre le récif, non ; ils vont sombrer dans les fosses, non ; les voici qui vont être tournés sens dessus dessous, non.

Et les drames descendent les rapides en dansant une danse échevelée.

Quelques moments encore, et les braves ont passé une fois de plus sains et saufs cet abîme, où tant d’infortunées victimes ont laissé leurs os.

— T’nez-vous ben, cré yé, m’sieu le curé, on s’en va tout’ su’ le yâble ! crie l’un des rameurs au curé Flavel adossé à la cabane.

— Crains pas, mon vieux !

Mais soudain, une clameur d’épouvante s’échappe des poitrines.

Un homme à l’eau ! un homme à l’eau !

Ce même rameur qui venait de conseiller au curé Flavel de se tenir sur ses gardes, avait, en tournant la tête, perdu le contrôle de sa rame. Frappé en pleine poitrine, il avait disparu dans les eaux traîtresses et hurlantes des rapides.

Il se passa alors une scène inoubliable. Avant même que personne eût deviné son intention, sa folie héroïque, le curé Flavel avait arraché plutôt que déboutonné sa soutane.

Il s’était jeté à l’eau, en s’écriant :

— Mon Dieu, ayez pitié de mon âme !

Deux fois, l’équipage atterré le vit reparaître à la surface, puis saisir d’un bras d’acier le rameur en péril.

Tous deux furent emportés avec une vitesse vertigineuse jusqu’au pied des rapides.

Comment ne furent-ils pas écrasés sur les roches ou engloutis à jamais dans les remous ? Dieu le sait.

Lorsqu’on eut sauté les rapides on les tira à bord.

— M’sieu le curé, tonna le père Guérin, des sanglots dans la voix, et serrant à les faire craquer les mains du curé Flavel, v’nez don prendre un verre de gratteux pour vous réchauffer. Tenez, sans mentir, j’ donnerais dix ans de ma vie pour avoir fait ce que vous venez d’ faire, m’sieu le curé !

— C’est bon, c’est bon, répondit modestement le curé de Saint-Ildefonse, parlons-en pus.

— Allons ! Nicolas, ajouta le commandant au rameur que le curé venait de sauver, viens prendre un coup à la santé de m’sieu le curé ! Et tous vous aut’, tous, m’entendez-vous, a cré maudit, i en a pour tout l’ monde ! Des choses comme ça, ça arrive ainq’ane fois dans la vie !

Trois hourras pour m’sieu le curé !

— Hourra ! hourra ! hourra !

Lorsque les cinq drames eurent sauté les rapides, on les rassembla en cage et le « Parthia » vint au-devant pour la remorquer.

Les Indiens se rembarquèrent dans leurs chaloupes pour retourner à Caughnawaga, après avoir acclamé une fois de plus le curé Flavel.

Celui-ci, arrivé en face de Montréal, quitta la cage, en compagnie du médecin et d’un homme, après avoir donné la main à tous les cageurs, sans oublier le malade, qui prenait du mieux.

Sous une bonne brise, on hissa les voilettes carrées, et la cage fila vers Québec, où elle devait arriver le lundi midi.

La même après-dînée, le curé reprit la route de son village. Là, jamais personne ne connut l’héroïsme de cet humble prêtre.

Et comme Marie Calumet, à qui aucun détail n’échappait, lui faisait remarquer qu’il avait l’air chiffonné :

— Ah ! oué, c’est vrai, dit-il, j’ me suis mouillé les pieds à Lachine.