XIV

dites tout c’que voudrez, vous m’ferez jamais accreire que j’sus une fille à marier.


À frotter ainsi les tempes de celle qu’il portait dans son cœur, à la frôler de si près, Narcisse se sentit peu à peu envahi par un étrange bien-être.

Il eut poursuivi longtemps cette opération agréable, si Marie Calumet n’eût rouvert les yeux en laissant échapper comme un souffle de ses lèvres bleuies par la souffrance :

— Mon p’tit cochon !… Merci, ça va faire.

Les connaissances psychologiques de Narcisse n’étaient pas très étendues. Mais, par intuition, il se doutait que c’est sous le coup d’une vive impression que l’homme doit surprendre la femme laissant, en ce moment, voir des sentiments impénétrables en tout autre circonstance.

Ce qu’une femme n’oserait jamais dire ou faire, maîtresse d’elle-même, elle le dira ou le fera dans la chaleur de la passion, quitte à s’irriter une fois les sens apaisés.

Souvent même, la femme que l’on croirait en feu, n’est pas plus émue qu’à l’ombre de tout danger.

Ainsi, une jeune vierge, appétissante comme une pêche, se débattait un jour dans les bras d’un mâle luttant pour éteindre l’embrasement de son sang. La jeune fille cessa un instant de combattre pour la défense de son honneur :

— Tu as là une forte jolie bague, dit-elle, remarquant à l’annulaire du jeune homme une émeraude de la plus belle eau, couronnée de diamants.

Et elle recommença la lutte, bien décidée à vendre chèrement sa peau.

Il faut prendre les femmes telles qu’elles sont et non telles qu’elles paraissent.

L’homme engagé de monsieur le curé crut l’occasion opportune, et résolut de porter un grand coup. Il toussa, se gratta, cracha, retoussa, se regratta, recracha, et commença :

— Mam… mam… mamzelle Marie…

— Qu’ost-ce qui a ?

— J’aurais queq’chose à vous dire.

— Alors dépêche-toé, car je sens mes pataques qui brûlent.

— Mamzelle Marie, je… je…

Cependant Narcisse ne pouvait lâcher le mot. Et il était là, debout devant elle, baissant niaisement la tête, tenant d’une main le seau à demi rempli d’eau et de l’autre le torchon avec lequel il avait frictionné son amie.

Il suait à grosses gouttes.

Comme le mot ne venait pas, Marie Calumet, lassée d’attendre, se leva pour aller verser de l’eau dans son chaudron au fond duquel brûlaient les pommes de terre.

Narcisse la suivit, mais plus il se rapprochait, plus elle s’éloignait.

Et cependant, il fallait qu’il parlât à tout prix, car s’il n’agissait aujourd’hui, jamais il ne se déciderait.

D’autant plus qu’il la trouva belle, Marie Calumet, en train de verser de l’eau bouillante dans son chaudron de pommes de terre ; irrésistible même, avec ses formes opulentes, sa peau fraîche, ses joues rouges sur lesquelles avaient brillé deux perles d’attendrissement à la nouvelle de la mort du petit cochon.

Il déposa son seau sur le plancher, près du poêle.

— Mamzelle Marie ? hasarda-t-il en lui prenant une des mains…

La ménagère, le croirait-on, ne retira pas sa main, et baissa les yeux.

C’était un pas en avant, mais il y a loin de la coupe aux lèvres.

À ce moment, la jolie nièce du curé, ouvrant sans bruit la porte de la salle à manger, surprit Narcisse sur le point de faire sa déclaration d’amour à celle qui, depuis deux mois, l’avait fait maigrir de vingt-cinq livres.

Elle se demanda comment son protégé se déterminait à parler, puisqu’elle-même n’avait pas encore ouvert la bouche sur ce sujet brûlant.

Narcisse, s’étant retourné fortuitement, aperçut Suzon. Celle-ci lui faisait signe de ne pas se laisser démonter mais de s’armer de courage. Tournant la tête dans une autre direction, il vit son curé sur le seuil d’une des deux portes de la cuisine.

Tant de témoins l’intimidèrent. Il allait abandonner la partie, lorsque le curé Flavel, par des gestes sans réplique, lui intima d’aller jusqu’au bout.

Heureusement pour lui, il ne vit pas le bedeau, qui l’espionnait de dehors à la hauteur de la tablette de la fenêtre. S’il eût entrevu ces deux yeux narquois et haineux braqués sur lui, il eut lâché le terrain.

L’amoureux tenta un suprême effort.

— Mamzelle Marie, commença-t-il, y a longtemps que j’voulais vous l’dire, mais v’là ! batèche ! pardonnez, pardonnez, j’voulais dire cré nom d’un nom !… c’est pas ça que j’voulais dire qu’y a ben longtemps… Eh ben ! v’là ! Mamzelle Marie, y a longtemps que j’vous aime et j’ai jamais osé vous l’dire.

Alors il se passa une scène terrible que ma plume, saisie d’épouvante, se refuse à décrire dans ses détails. Marie Calumet avait toujours été d’une vertu farouche ; la plus légère atteinte à cette vertu l’alarmait et la mettait sans dessus dessous.

À l’âge qu’elle avait, la ménagère de monsieur le curé ne croyait pas qu’un homme pût lui dire qu’il l’aimait avec intention de la courtiser sérieusement. Si un homme venait lui dire comme ça : « Je vous aime » c’est qu’il voulait faire des bêtises.

Il était donc de son devoir de venger sur-le-champ l’insulte faite à sa vertu de fille honnête.

Un moment, un seul, un éclair de pitié frappa son cœur. Mais surmontant cette faiblesse, elle leva le bras, un bras vengeur, potelé, nu jusqu’au coude. Sur la joue barbue de l’audacieux insulteur, elle appliqua un soufflet qui retentit lugubrement dans la cuisine de cette sainte maison.

Tout penaud, Narcisse allait jurer de sa sincérité et pureté d’intention quand le curé, sa nièce, et le bedeau firent irruption dans la cuisine.

— Qu’est-ce que tout cela veut dire ? demanda le curé Flavel, d’une voix forte.

— Vous y pensez pas, mamzelle Marie ? renchérit Suzon en s’interposant.

Quant au bedeau, il n’eut pas échangé ce soufflet contre deux bariques de vin de messe auquel il goûtait régulièrement tous les matins, en cachette.

— C’est ça, mamzelle Marie, ricana-t-il, laissez-vous pas emplir par toutes sortes de gens. Vous i avez donné la pelle et vous avez ben fait.

Narcisse bondit.

— Ferme ta gueule ! hurla-t-il. As-tu déjà oublié la tripotée qu’ tu viens de manger ? Tu sais, entre nous, tu fais ben mieux de t’ coffrer.

— Oué, c’est ça, taisez-vous, ajouta Suzon.

— Silence ! commanda le curé en dominant les voix qui montaient comme un grondement de tonnerre à l’approche de la tempête. Silence ! Ma maison est pas une cabane à sucre ni une hutte de sauvages.

— Toé d’abord, dit-il, en te tournant vers le bedeau, tu vas m’faire le plaisir de t’en aller à l’église sonner l’angélus. Il commence à être temps.

— J’y vas, m’sieu le curé, se contenta de répliquer le bedeau, en jetant un malicieux regard de triomphe sur son rival malheureux.

Marie Calumet éclata en sanglots.

Alors le curé, Suzon, et l’homme engagé se mirent en quatre pour lui faire comprendre que si Narcisse lui avait dit qu’il l’aimait c’est qu’il voulait la courtiser et ensuite l’épouser. Mais cette idée de mariage ne pouvait entrer dans l’esprit de Marie Calumet.

Allons donc ! qui pouvait songer à épouser une fille de son âge, déjà quarante ans ? Quoiqu’il en soit, si jamais femme était encore susceptible d’inspirer de la passion, à cet âge-là, ce n’était certainement pas elle.

Pourtant, si elle avait connu ses charmes, si elle avait su que deux hommes s’arrachaient les cheveux pour ses beaux yeux et ses faveurs, que le sang même avait coulé pour elle, pour elle seule, comme pour l’antique châtelaine des temps héroïques ?

Mais elle ne savait pas, Marie Calumet, et voilà pourquoi elle ne se rendait pas compte de la puissance de ses grâces sur ses deux chevaliers.

En conclusion, elle planta là tout son monde et murmura d’un ton maussade :

— Dites tout ce que vous voudrez, vous m’ferez jamais accreire que j’sus une fille à marier.

Et comme les cloches de l’église sonnaient l’angélus, elle alla servir le potage pour le dîner.