XIII

une page ensanglantée dans la vie
de marie calumet.


Ce duel à coups de poing entre les rivaux de Marie Calumet avait eu une fin tout autre que celle présumée par l’homme engagé de monsieur le curé.

Narcisse, qui au grand jamais n’avait appliqué à qui que ce fût la plus légère mornifle, croyait fermement qu’il allait se faire administrer une rossée des mieux conditionnées.

Mais non, il avait donné à son adversaire une leçon que celui-ci se rappellerait longtemps.

Le sang avait coulé : pour Narcisse, l’honneur était satisfait.

Jamais ne s’effacerait de la mémoire du bedeau l’humiliation d’avoir subi la vue de Marie Calumet, dans la position odieuse où elle l’avait trouvé.

Dès lors, toute réconciliation devenait infaisable. Autant eut valu demander aux deux prétendants de renoncer à leurs droits. Et certes, ni l’un ni l’autre n’y étaient disposés.

Et les deux sujets du curé, quoique attachés à une maison si sainte, se contemplèrent dorénavant comme deux chiens de faïence.

Cette affaire avait plongé l’âme naïve de Marie Calumet dans un grand état de perplexité.

Avec des tendances philosophiques qu’on n’aurait vraiment pas supposées dans un tel corps, la servante du curé aimait à s’enquérir sur le quia de chaque chose.

Narcisse et Zéphirin s’étaient frotté les oreilles, il n’y avait pas là l’ombre d’un doute. Elle avait bel et bien vu le sang pisser des narines du bedeau et l’un de ses yeux louches mis au beurre noir, ce qui le faisait regarder tout drôle.

Mais pourquoi s’étaient-ils battus ?

Voilà ce que Marie Calumet voulait savoir. Car enfin, l’on ne se bat pas que pour des prunes, et si les deux hommes s’étaient rossés sans pitié, c’est qu’ils avaient des raisons sérieuses de le faire.

Une fois que la ménagère s’était entré quelque chose dans la caboche, elle y tenait comme un chien affamé à son os.

C’en était trop, cependant, pour Marie Calumet. Tant d’émotions précipitées avaient agi sur sa constitution, et lorsque la constitution est ébranlée, il s’ensuit une révolution.

Mon héroïne dut donc s’arrêter à l’un de ces petits châlets en bois, construits dans nos campagnes pour permettre à l’homme de payer à la nature le tribut qu’il lui doit.

Au presbytère de Saint-Ildefonse, le châlet en question était contigu à la porcherie, et l’on ne pouvait avoir accès à l’un sans passer par l’autre. Naturellement, il fallait bien prendre garde de fermer par derrière soi la porte de la porcherie.

Passionnés de liberté comme tout être animé, verrat, truie, et cochonnets, ne demandaient pas mieux, en effet, que de franchir l’enceinte de leur captivité.

Tandis que Marie Calumet siégeait sur un trône plus rustique que celui de l’Orateur de nos Communes, elle regardait voleter une grosse mouche verte, qui zigzaguait dans l’air fétide en bourdonnant taciturnement.

Alors, au sein de cette solitude, il surgit dans l’esprit de la servante du curé un pressentiment étrange.

La grosse mouche verte tambourina à son oreille qu’elle avait omis de fermer la porte de la porcherie, et que toute la dynastie avait fiché le camp.

— Bon Dieu de la vie ! gémit-elle, j’ai pas fermé la porte de la soue !

Et elle s’élança dehors tout effarée.

Comme de fait, la porte était ouverte, et les pressentiments de Marie Calumet ne se réalisaient que trop, hélas !

Les pourceaux, au nombre de quatre, le père, la mère, un fils et une fille en bas âge, quittant pour un moment le cloaque de leur retraite, erraient çà et là dans l’herbe de la grande cour du presbytère.

Jusqu’à ce moment, les membres de la famille avaient vagabondé côte à côte, mais lorsqu’ils virent l’ennemi, dans la personne de la ménagère, leur donner la chasse, ils furent pris de panique et se débandèrent.

Ce fût alors un sauve-qui-peut général.

Il y avait déjà cinq minutes que Marie Calumet galopait à la poursuite des rebelles. Maintenant, les porcs incontrôlables dans leur émancipation se dirigeaient vers le chemin du roi ; personne n’eut pu dire jusqu’où les eût poussé leur fuite aventureuse.

La ménagère perdit patience et la tête. Un bâton était à portée de sa main. Se baisser et s’en armer fut pour elle l’affaire d’une seconde. Le premier fugitif qu’elle rejoignit fut le garçon.

Elle lui asséna sur les reins une énergique bastonnade. Terrassée par cette attaque imprévue, la pauvre petite bête au museau rose et à la queue contournée en tire-bouchon, ploya l’échine sous les coups et fit entendre des gémissements lamentables.

La mère, déjà, gagnait la grande route ; elle ouit ce cri de douleur de son fils et tressaillit jusque dans le plus profond de ses entrailles maternelles. Elle revint sur ses pas et, résolûment, se planta devant Marie Calumet en grognant sur un ton peu rassurant.

Cette attitude menaçante n’intimida pas la ménagère. Mais la vue du goret qui pleurait, en traînant tristement les deux pattes de derrière, la frappa droit au cœur.

Elle s’assit et prit la tête de l’animal dans ses mains tremblantes et affaiblies par l’énervement.

Contre le museau gluant du jeune cochon, elle colla sa joue rouge, sur laquelle roulaient lentement deux larmes de chagrin et de repentir.

— Braille pas, mon p’tit, larmoyait Marie Calumet, j’ai pas fait exprès, va ! et pis, tu sais, on va ben te soigner.

Sourd à ces consolations quoique provenant du meilleur cœur au monde, le goret s’époumonait.

Alors dans un spasme de tendresse, la servante du curé saisit le cochon dans ses bras, le presse contre sa large poitrine, et le transporte tout d’un trait jusques dans la porcherie.

Elle retourne à l’écurie, et en rapporte de la paille fraîche qu’elle dépose dans un coin, à l’ombre. Sur ce lit moelleux, elle couche délicatement le blessé. Puis, avec un soupir et un dernier regard de commisération, elle rentre au presbytère.

Mais revenons à nos cochons.

Narcisse et Zéphirin, en entendant les appels désespérés de Marie Calumet, les gémissements du goret, les grognements de la truie, avaient oublié momentanément leurs rancunes, et étaient accourus au secours de la femme, pour laquelle ils venaient de verser leur sang.

Après avoir accompli des prodiges de valeur, ils parvinrent à faire réintégrer leur domicile aux bêtes récalcitrantes.

Marie Calumet était toute bouleversée par le spectacle auquel elle avait assisté et dont elle avait tenu le principal rôle.

En vain voulait-elle chasser ce sombre tableau de ses yeux. Toujours, le petit cochon traînant les deux pattes de derrière s’offrait impitoyablement à sa pensée tourmentée ; toujours, les grognements pitoyables du goret frappaient ses oreilles attendries.

Dans le silence et la vaste quiétude de cette grande cuisine de presbytère, mon héroïne, encore sous le poids de l’émotion la plus intense, vit apparaître l’homme engagé de monsieur le curé, le chapeau à la main et avec une figure laissant voir qu’il en avait gros sur le cœur.

— Mamzelle Marie…

— Narcisse…

— Mamzelle Marie…

— Eh ben ?…

— Mamzelle Marie…

— Ah ! malheur de malheur ! s’écria Marie Calumet en ouvrant tout grands les yeux et la bouche, tu viens m’voir à cause du p’tit goret.

— Le p’tit goret ?… Le p’tit goret ?…

— Eh ! oué, le p’tit goret qui a pris la poutre de scampette, et à qui j’ai cassé les reins.

— Ah ! oué, i est ben mal, i est ben bas, mamzelle Marie, le p’tit goret.

Narcisse tournait autour de ses mots, prenait des ménagements, comme un ami chargé d’apprendre à la femme, que son homme s’est fait broyer les vertèbres par la chûte d’une grue.

— Jamais j’te creirai ! soupira Marie Calumet.

— Si bas, mamzelle Marie, que j’crai pas qu’i en révienne.

— Ah ! Jésus, Marie, ce serait-y possible ?

Narcisse crut le moment opportun de tout avouer.

— Eh ben, mamzelle Marie, j’dois vous dire… j’dois vous dire… i est… i est mort le p’tit goret.

— Mort !…

Et ne put dire autre chose. La gorge serrée comme dans un étau, elle s’écroula dans le fauteuil bourré de guenilles et recouvert de cretonne à fleurs.

Narcisse, secoué dans tout son être, courut quérir un seau rempli d’eau, derrière la porte de la cuisine, et un torchon, avec lequel il frictionna les tempes de son adorée.

— Du sang ! sanglotait Marie Calumet, les yeux hagards, du sang !

Et comme lady Macbeth, elle cherchait à faire disparaître de ses mains les taches maudites.

— I est mort !… i est mort !…

— Eh oué, mamzelle Marie, i est mort, mais faut s’faire une raison, un goret, batèche ! c’est toujours ben ainq’un goret !

Pour expliquer cette désolation de la ménagère, je dois dire qu’elle s’était éprise d’une prédilection spontanée pour ce séduisant animal à la peau jaunâtre mouchetée de noir, et au museau rose comme un bâton de sucre.

Elle l’avait vu naître. Et c’était elle qui l’avait occis, elle qui n’eut pas voulu faire de mal à une mouche.

De plus, c’était une perte sèche pour le presbytère, car enfin un cochon éreinté ce n’était pas un cochon saigné.

Elle serait donc obligée d’économiser sur son tabac à priser.

En effet, j’ai omis de dire que Marie Calumet prisait, et qu’elle prisait comme une tabatière.