XVI

le zouave de monsieur le curé.


Il n’y avait pas deux mois que Marie Calumet était arrivée au presbytère de Saint-Ildefonse. Et cependant, elle avait subi dans ce laps, plus d’émotions que dans tout le cours de son existence monotone à Sainte-Geneviève.

Tout ce qui déviait du cours ordinaire des choses prenait à ses yeux une importance considérable.

Alors, y songez-vous ? Son entrée au presbytère, le sermon de monsieur le curé, la lutte avec le taureau, la visite pastorale, les éloges de l’évêque, la sainte pisse à Monseigneur, la mort du petit goret, la déclaration d’amour de Narcisse, bref, la moitié en était de trop pour mettre Marie Calumet sens dessus dessous.

Ah ! si elle eût pu soulever un coin du rideau de l’avenir, si elle eût entrevu tout ce que lui recelait de joies, de tendresses, de dangers ce destin mystérieux ?

Mon héroïne, depuis plusieurs années déjà, chaque fois qu’elle voyait une photographie, devenait toute songeuse. Immobile, l’index sur la joue, une lueur d’envie dans le regard, elle couvait des yeux le zinc ou le carton.

Cela faisait penser aux galopins loqueteux qui, par les soirs de Noël, le nez collé aux vitrines, les pieds dans la neige, dévorent de désir les bonshommes de pâte et les animaux en sucre colorié ; ou encore à ces autres enfants, les femmes, ravies en extase devant les pierreries rutilant de mille feux sur le velours sombre des magasins de bijouteries.

Depuis deux jours surtout, Marie Calumet vivait dans les nuages ; le personnel du presbytère en était intrigué.

Pour tous, la servante du curé se ressentait des effets des derniers événements. Qui eut pensé, en effet, que toute la cause du trouble mental de Marie Calumet résidait dans la photographie ?

Eh ! oui, ce n’était que trop vrai.

Elle avait des absences surprenantes.

— Marie, lui disait le curé, apportez-moé du café.

Et Marie n’avait rien de plus empressé que de passer la moutarde au curé.

— Du sucre, Marie.

Et Marie présentait le sel.

S’il fallait rappeler toutes les étourderies de la pauvre fille, cette semaine-là, je n’en finirais plus.

Tenez, un matin que le curé demandait du miel, — il adorait le miel, le curé Flavel — Marie Calumet avec un aplomb à tout casser, descend à la cave, cherche durant dix longues minutes, et remonte avec une bouteille de vin de rhubarbe.

Une autre. La chose, je l’avoue très humblement, n’est pas décente.

Mais que les vétilleux et les maniérés, s’ils ne sont pas contents, se bouchent les yeux en ayant soin de ne pas écarter les doigts comme les mijaurées au spectacle.

On m’en voudra peut-être, on jettera les hauts cris on me traînera aux gémonies.

Ma foi, tant pis, je me dois à la vérité et je dirai tout.

Un matin donc, Marie Calumet s’était éveillée en retard. Hantée par la marotte qui ne la quittait plus, elle s’habilla en un tour de mains, et descendit dans la salle à manger où le curé était à déjeuner.

— Juste Ciel ! s’exclama celui-ci.

Suffoqué par l’émotion, il s’enfouit la figure dans son mouchoir.

Décrire l’épouvante de cet homme chaste est chose impossible. Quel spectacle terrifiant s’était donc offert à sa vue ? Hélas ! il avait suprêmement raison de se couvrir le visage d’horreur, le bon curé.

Renchérissant sur toutes ses bévues, la ménagère avait oublié de mettre et sa jupe et son jupon.

Elle paraissait devant le clergé en uniforme de zouave pontifical, mais un zouave joliment planté, un véritable tambour-major. Vous voyez d’ici le tableau. Inutile d’entrer dans plus de détails.

Après avoir croqué dans la pomme, notre grand’mère Ève s’aperçut qu’elle était nue.

C’est malheureux, car ses filles auraient pu vivre dans cette suave ignorance. Marie Calumet ne se retrouva pas, il est vrai, dans une nudité complète, mais enfin, dans un travesti peu convenable, avouons-le, pour une enceinte aussi respectable.

Tels furent son saisissement et sa honte, que d’abord, elle ne put bouger. Puis, elle trembla de tous ses membres, les dents lui claquèrent dans la bouche, et flageolante, elle monta l’escalier en limaçon.

La pauvre fille ! son désespoir faisait peine à voir. Elle sanglotait à chaudes larmes, comme si un œil d’une audace et d’une indiscrétion lascives avait violé le sanctuaire de sa virginité.

Encore, si elle eût pu accuser quelqu’un de ce malheur, cela l’eut soulagé ; telle la femme atteinte dans sa pudeur fait retomber sur un autre le poids de sa faute. Mais non, elle seule était responsable de l’escapade, et elle ne pouvait en charger les conséquences sur qui que ce fût.

Après cette folle équipée, il n’y eut plus que l’incommensurable dévouement de Marie Calumet pour la retenir auprès du curé ; sans quoi, elle eut à jamais disparu de sa présence.

Suzon avait trouvé moyen de se faire raconter l’aventure. Elle ne manqua pas d’en parler au fils du forgeron.

Celui-ci, naturellement, répéta la chose à Zéphirin qui, avec une joie haineuse, la communiqua à Narcisse. Le secret était trop bien gardé. Deux heures plus tard, tout le village ne se gênait pas de dire, avec détails malicieux, que Marie Calumet avait, en plein jour, donné un cours d’astronomie à monsieur le curé.

Rongée par le remords, hallucinée par ces flagellantes paroles de l’Évangile, qu’elle avait entendu prononcer au prône par monsieur le curé : « Malheur à celui par qui le scandale arrive, » cette vierge martyre prit une héroïque résolution.

Elle allait entrer au couvent et macérer, jusqu’à la fin de ses jours, ce corps de boue propre, tout au plus à plonger son âme dans les flammes éternelles.

Pour ne pas agir à la légère, elle alla trouver son confesseur. Au fond, elle espérait être contredite dans sa décision qui avait le même effet, lorsqu’elle y songeait sérieusement, qu’une douche d’eau glacée dans le dos.

Son confesseur, c’était le curé Flavel. Mais elle pouvait raconter un tas d’histoires à son confesseur qu’elle n’aurait jamais osé dire à son curé, oh ! non, jamais.

Le confesseur, ou plutôt le curé Flavel, n’eut voulu pour rien au monde perdre sa cuisinière et intendante. Aussi dissuada-t-il sa pénitente de son dessein qu’il taxa de chimère inspirée par le démon pour troubler la quiétude de son âme.

Non, sa place était dans le monde, et elle devait y rester pour l’édification et le bon exemple des paroissiens. Des milliers de religieuses s’étaient damnées pour ne pas avoir été dans leur vocation. C’était là une profonde pensée à méditer.

Et Marie Calumet médita si bien cette profonde pensée, que le soir même elle avait envoyé promener le couvent et toutes les religieuses de l’univers.

Monsieur le curé l’avait dit. Alors, il n’y avait, après tout, rien de mieux à faire.

Oublier, jamais l’infortunée ne put oublier cette première tache faite à la culotte immaculée de son innocence. Elle en souffrit tant ici-bas, que papa saint Pierre, là-haut, ne dut pas lui tenir la porte du saint paradis trop longtemps fermée.

Mais à tout prix, il fallait chasser cette obsession, sinon…

Un soir, on était à la fin de septembre, Marie Calumet cachant sa grosse personne dans l’ombre faite par l’abat-jour de la lampe, aborda le curé dans la salle à manger, et lui dit carrément :

— M’sieu le curé, j’men vas.

Le curé sursauta.

Partir ! Il y avait dans ce seul mot, partir, un avenir plein de menaces. Non, non, c’était impossible cet abandon. Elle le quitterait, elle le lâcherait, elle, qui l’avait fait heureux, elle, qui avait rebâti son presbytère sur des bases solides, sur le roc. Allons donc !

— Vous partez, Marie ? vous entrez au couvent ? Pourtant j’vous avais dit…

— Pas pour longtemps, m’sieu le curé.

Le curé respira plus librement.

— J’entre pas au couvent.

— Ah ! vous vous en allez faire un tour à Sainte-Geneviève ?

— Pardonnez, m’sieu le curé, j’men vas m’ faire tirer.

— Ah ! vous allez vous faire tirer, et où ça ?

— À Moréal, m’sieu le curé.

Marie Calumet exposa alors sa démangeaison de passer à la postérité par la photographie. Elle avoua que cette toquade était pour elle une méchante bête noire qui, la tarabustant depuis quinze jours au moins, était cause de cette morosité incompréhensible que l’on remarquait chez elle, de ces distractions coupables qu’elle n’osait pas spécifier, et qu’elle déplorait avec toute la sincérité d’une contrition parfaite.

— C’est que, vous comprenez, objecta le curé Flavel, j’ peux pas vous laisser partir pour ben longtemps. J’ai tout remis mes affaires entre vos mains, et si vous vous absentiez trop longtemps, je suis sûr que tout s’en irait à la débandade. C’est pas au moment ousque je commence à prendre le dessus que j’voudrais tout lâcher là.

Vous n’ serez pas longtemps, n’est-ce pas ? implora le curé Flavel, en se coupant un carré de fromage et en levant sur sa servante des yeux suppliants.

— Mais non ! mais non ! m’sieu le curé, pensez-vous que j’ voudrais découcher du presbytère. Tenez, vrai comme vous êtes là, j’vas juste prendre le temps de m’faire frapper, voir un brin de la ville et pis revenir ainque su un temps. Comme vous voyez, conclut-elle, en se lissant les cheveux de la paume de sa main rondelette, ça sera pas long.

— Dieu le veuille !

— Mon oncle ! mon oncle ! clamait Suzon en accourant tout essoufflée.

— Eh ben, quoi donc ? demanda le curé.

— C’est la chatte qui barbote dans la chaudière à lait.

— Faut aller la repêcher et donner le lait aux cochons.

— Aux cochons ! fit-elle en clignant de l’œil, mais vous y pensez pas, mon oncle, on est pas pour gaspiller ce lait là.

— Ah ben ! par exemple, c’est trop fort, s’indigna Marie Calumet, en levant les bras au ciel. V’là-tu pas c’t’écervelée qui voudrait faire boire des saloperies à m’sieu le curé : du lait, ousque c’te sapré chatte s’est promené le derrière pendant une demi-heure.

I faut ménager, c’est vrai, mais i a des émites. On l’donnera aux p’tits quiouquious. I faut y met’ de la propreté, bonne sainte !

Dégouttante de lait sur les catalognes, les poils hérissés comme des piquants de porc-épic, miaulant lamentablement, la chatte parut dans l’entre-bâillement de la porte.

— Tiens ! la v’là, fit Suzon.

— Va-t-en, écœurante ! cria la ménagère, en allongeant un coup de savate bien appliqué.

— Quand partez-vous ? s’enquit le curé en se levant de table ?

— Demain matin.

— Vous partez ? demanda aussitôt la curieuse Suzon ?

— Oué, j’men vas m’faire tirer.

— Où ça ?

— À Moréal.

— Emmenez-moé.

— Toé, intervint le curé, sur un ton péremptoire, j’ai besoin de toé.

Suzon sortit sans rien ajouter.

Jusqu’à une heure avancée, mon amie fit ses préparatifs pour le grand voyage du lendemain.

Elle sortit de la commode en pin sa double-jupe à falbalas en mérino noir, son châle à arabesques éclatantes, ses bas de laine tricotés par elle et montant jusqu’au milieu des cuisses, son caleçon et son jupon de coton jaune égayés d’une étroite dentelle de laine rouge, sa chemise que, par pudeur, elle avait coupée sous le menton, son chapeau de paille immense comme un soleil et recouvert d’un verger, les menottes, les bottines en drap à tiges élastiques, sans oublier la petite croix d’argent.

Au cas où elle ferait quelques emplettes, et qu’elle aurait besoin de s’emporter quelque chose à se mettre sous la dent, on ne sait jamais ce qui peut arriver, la voyageuse prit, sous le lit à colonnettes, son porte-manteau en tapis, tout gris de poussière. Sans exagérer, ce sac de voyage était profond comme une poche d’avoine.

Lorsqu’elle eut tout mis en ordre, la brave fille se déshabilla, dit sa prière, et s’étendit sur son drap en laine du pays. Trempant ses doigts dans le bénitier en pierre blanche, suspendu à la tête de son lit, elle fit le signe de croix, donna son cœur au bon Dieu et s’endormit.

Le lendemain, elle se leva avec le chant du coq. Sa toilette devait nécessairement être plus soignée que d’habitude. Le train arrivait à Saint-Ildefonse à 7.15 heures. Du presbytère à la gare il y avait une distance de cinq milles au moins. Marie Calumet ne pouvait donc se rendre à pied.

Aussi, le curé donna ordre à son homme engagé de sortir de la remise la barouche tout flambant neuve, achetée il y avait quinze jours à peine, et d’atteler la grise.

Celle-ci, malgré ses dix-huit ans, ne se portait pas trop mal, si ce n’est qu’elle commençait à se sentir des rhumatismes dans les jambes.

Ce n’était pas un ordre, mais une faveur insigne que Narcisse recevait de son maître. Jamais il n’obéit avec plus de promptitude et de plaisir.

Il lava la voiture jusqu’à ce qu’il la vît reluire comme une glace ; la jument fut si proprement étrillée qu’on n’eût pu trouver un atôme de crotte ou de poussière sur sa robe grise comme un brouillard.

Et, chose qu’il n’avait faite pour personne, pas même pour monsieur le curé, il boucla aux oreilles de la rossinante des rubans ponceau trouvés dans sa garde-robe.

La ménagère était prête, la voiture attendait, et Narcisse ne paraissait pas.

— Narcisse ! criaient tour à tour le curé, Marie Calumet, Suzon, Narcisse ! dépêche-toé don !

La voyageuse était sur les épines. Si elle allait manquer son train ! Enfin, Narcisse parut dans sa toilette des dimanches.

C’était la première fois qu’il avait la bonne fortune d’accompagner l’essence de sa vie, la lumière de ses yeux, la moitié de son âme. Pour ne pas trop lui déplaire, il avait voulu se faire le plus beau, le plus irrésistible possible, bien qu’il doutât, hélas ! de l’efficacité de ses charmes.

Le matin était tout de fraîcheur et de soleil, un de ces matins où il fait bon de vivre.

Entre deux haies de blé que l’on aurait bientôt fini de faucher, et que l’on faisait tomber dans les champs comme une pluie d’or, la barouche roulait au trot inégal de la jument de monsieur le curé.

Chaque côté de la route, sont alignés comme des soldats à la revue, des merisiers rouges, des peupliers, des saules, des sorbiers. Perchés sur les clôtures ou dans les arbres, batteurs de foin, ramoneurs, merles, goglus, tous les saluent de leurs gais pipits le passage de la voiture.

Toute cette gentille volatile chante à mon héroïne :

— Bonjour, Marie Calumet !

— Bon voyage, Marie Calumet !

— Reviens vite, Marie Calumet !

Cette dernière se sent envahie par une joie enfantine. Elle hume à pleins poumons les exhalaisons de cette parfumerie champêtre de fin de septembre.

Narcisse, transi par une terreur amoureuse, a la langue collée au palais. Seulement, de temps en temps, il commande machinalement, l’esprit ailleurs :

— Hue la grise ! Ia la grise ! Marche don !

Et il retombe dans la profondeur de ses pensées.

— Qu’a est belle ! se dit-il.

Cette femme, qui le frôle de si près, lui apparaît comme une pomme succulente dont le carmin tranche à ravir sur le vert des feuilles frissonnantes, ou encore comme une tomate sanguinolente que l’on souhaite croquer avec gourmandise.

Vingt fois, lui trouvant l’air si bon enfant et des appâts si tentants, il fut sur le point de hasarder une nouvelle déclaration de son feu ; vingt fois le souvenir cuisant de sa dernière rebuffade lui cloua hermétiquement les lèvres.

Un cri strident et prolongé fit dresser les oreilles de la grise, et augmenter, l’allure de ses longues jambes flexibles.

Le train arrivait.

— Dépêchons-nous ! s’écria Marie Calumet alarmée.

La barouche, heureusement, n’était plus qu’à une centaine de verges de la gare.

En arrivant, la fille engagère du curé se jeta en bas, plutôt qu’elle ne descendit de voiture. Elle fit irruption dans la gare, nom pompeux et sonore pour désigner une cabane à lapins, puant la crasse et le graillon.

— Mon ticket ! mon ticket ! vite pour l’amour du bon Dieu !

— Où allez-vous ? lui répondit l’employé remplissant la triple fonction de télégraphiste, de balayeur, et de préposé aux billets.

— Ousque j’vas, mais à Moréal.

— En v’là une bonne, pensa-t-elle. Mais est-ce que tout le monde sait pas que j’men vas à Moréal ?

— Première ou deuxième ?

— Hein ! quoi ?

— Voulez-vous un ticket de première classe ou de deuxième classe.

C’est pas malin.

— Ça coûte-tu meilleur marché en deuxième classe ?

— Naturellement.

— Donnez-moé-z-en un de deuxième classe.

Trois ou quatre paysans prenaient le train pour la Petite Misère, la Déchirure, la Vesse Bleue, Vide Poche.

Ils trépignaient d’impatience.

Le train arrivait.

Narcisse, en dépit de sa galanterie indiscutable, n’avait pu rejoindre à temps la ménagère du curé dans sa course au ticket.

Il était bien résolu, cependant, de jouer tous ses atouts. Voilà pourquoi, empressé, il s’élança sur les talons de la campagnarde en destination pour la ville, et l’aida à monter le marchepied, sans oublier le sac en tapis.

Cinq minutes plus tard, le train se mettait en branle.

Lorsque le convoi ne fut plus qu’un point noir dans le lointain, Narcisse retourna à sa barouche en essuyant, du revers de la main, une larme venue seule sans qu’il s’en fût douté.