III. — L’histoire, la science et l’art économiques.

3. Ce qu’ils sont. — L’économie est à la fois histoire, science et art.

1° Nous appellerons histoire économique l’économique en tant qu’elle étudie et qu’elle nous fait connaître les faits qui sont de son domaine. Les économistes de l’école « historique » se sont occupés de préférence de périodes quelque peu reculées. On peut remarquer à ce sujet que si l’on assigne pour but à la recherche historique de réunir des matériaux pour la science, l’économiste historien devrait s’occuper surtout de l’époque la plus récente. Car ce n’est que depuis peu de temps que les faits économiques se sont solidarisés, si l’on peut ainsi parler, en un système compact, et nécessairement très complexe, permettant ainsi, au lieu de quelques généralisations qui seules étaient possibles auparavant, l’édification d’une véritable science économique. Supposons même que l’histoire ait en elle-même sa propre fin : la variété, la richesse plus grande des phénomènes économiques dans la période contemporaine ne rend-elle pas cette période particulièrement intéressante ? Quoi qu’il en soit, au reste, sur ces points, ce que nous tenons à noter, c’est que l’étude de la période contemporaine n’est pas moins historique que celle des périodes lointaines. Le présent appartient à l’histoire : car le présent, quand on le saisit, est du passé déjà.

Ajoutons maintenant que l’histoire ne doit pas se borner, comme certains ont incliné à le croire[1], à considérer les faits dans leur aspect qualitatif, mais qu’elle doit aussi bien les considérer dans leur aspect quantitatif : elle ne doit pas seulement décrire, mais encore dénombrer. Il ne suffit pas, par exemple, d’indiquer les diverses organisations de la production qui peuvent se rencontrer dans une société donnée, et d’analyser leur fonctionnement : il faut dire l’importance numérique des différents types. Nous voyons coexister aujourd’hui la manufacture, la fabrique, l’atelier à domicile : n’est-il pas nécessaire que nous sachions quelle part chaque sorte d’organisation représente dans la production générale, quels sont les types qui se généralisent et quels sont ceux qui sont en régression ? Et dans certains ordres de faits, la mesure quantitative est presque tout : c’est pour ainsi dire ne rien nous apprendre que de nous parler d’une hausse des salaires qui aurait eu lieu dans une certaine période ; nous voulons connaître la courbe exacte des variations que ces salaires ont subies.

2o Si l’histoire s’attache aux faits, la science recherche les lois. Celle-là considère le particulier, celle-ci poursuit la vérité générale. C’est ainsi du moins que Socrate, Platon et Aristote ont défini la science : et il faut, si l’on veut que les mots aient un sens précis, s’en tenir à leur définition.

La science économique est appelée quelquefois du nom d’économique, ce mot étant pris ici dans un sens étroit. On parle aussi de théorie économique, d’économie politique théorique ; cela spécialement quand il s’agit de ces investigations scientifiques où la déduction joue un grand rôle.

Parmi les lois que la science économique a pour mission de rechercher, il convient de distinguer des lois statiques et des lois dynamiques. Les premières énoncent des rapports de causalité entre tels phénomènes donnés dans un moment déterminé du temps et tels autres phénomènes. Les lois dynamiques énoncent des rapports de causalité entre les variations de certains phénomènes dans le temps et celles de certains autres phénomènes qui sont sous la dépendance de ceux-là.

On évitera de confondre avec les lois dynamiques, que nous venons de définir, ce qu’on appelle parfois du nom de lois d’évolution ou de lois de développement. On parle, par exemple, d’une « loi de diversification » qui voudrait que la division du travail devînt toujours plus grande ; on parle encore de la loi de la baisse de l’intérêt. Mais il n’y a pas ici de lois véritables. Observer que la division du travail va croissant, que l’intérêt baisse, c’est connaître des vérités historiques, non scientifiques.

3o L’art économique, comme tous les arts, a un objet non plus théorique, mais pratique. L’art utilise les connaissances historiques ou scientifiques pour la réalisation des fins que nous pouvons nous proposer. Il les met au service soit de tels ou tels intérêts particuliers, soit de tels ou tels intérêts collectifs. Supposons que l’on se préoccupe de faire disparaître le paupérisme. L’histoire économique nous apprendra quelle est l’étendue, quelles sont les manifestations diverses du mal. La science économique nous fera savoir quels effets on doit attendre de tel ou tel remède. Grâce à elles, nous serons en mesure de dresser un programme d’action efficace : et c’est à l’art économique que cette tâche revient.

4. Ce qui fait l’intérêt de chacun d’eux. — C’est dans leur relation à l’art économique qu’est la justification principale des recherches économiques historiques et scientifiques : car c’est dans la pratique que l’activité intellectuelle de l’homme a sa terminaison normale. L’histoire pose les problèmes que la pratique doit résoudre. La science nous enseigne comment nous pourrons résoudre ces problèmes conformément à nos désirs. La science, au reste, est fondée sur l’histoire : c’est l’histoire qui amasse les matériaux dont l’élaboration permettra d’édifier la connaissance scientifique. On peut même dire que jusqu’à un certain point l’histoire est en mesure de suppléer la science, de nous renseigner sur les effets que nous devons attendre des mesures pratiques que nous concevons. On peut, à l’aide du présent, prévoir l’avenir prochain, en prolongeant dans le futur la courbe de l’évolution des faits. Et de ce qui s’est produit dans le passé on peut conclure à ce qui se produira dans l’avenir, si les mêmes situations se présentent. Mais ces prévisions sont nécessairement très approximatives et très incertaines aussi : car il n’est pas à croire que des situations parfaitement identiques se retrouvent jamais à deux moments différents du temps, ni qu’une courbe d’évolution soit jamais d’une régularité parfaite.

L’histoire et la science économiques ont pour raison d’être principale de servir à l’art économique ; leur étude, toutefois, peut se justifier encore par les satisfactions qu’elles procurent à notre curiosité. L’activité économique tient une place trop grande dans la vie humaine pour que nous ne prenions pas un intérêt très vif à tout ce qui s’y rapporte. D’une manière plus particulière, l’histoire économique satisfait notre curiosité en tant que celle-ci est attirée par la diversité des faits : nous avons plaisir à savoir comment est constitué cet énorme organisme que la société humaine forme, au point de vue économique, et à la vie duquel nous contribuons pour notre petite part ; nous avons plaisir à connaître les occupations, les conditions différentes des hommes de notre temps, et de ceux qui nous ont précédés. La science, de son côté, en unifiant les faits, contente notre esprit, épris aussi d’uniformité et de simplification ; en expliquant ce que l’histoire se borne à constater, elle satisfait notre besoin de com prendre.

5. Leurs rapports. Science et histoire. — Nous nous sommes appliqués, dans ce qui précède, à distinguer aussi nettement que possible l’histoire, la science et l’art économiques. Il nous faut voir maintenant jusqu’à quel point il est possible, dans la réalité, de séparer les catégories que nous avons établies, s’il n’y a pas entre l’histoire et la science économiques, d’une part, entre la science et l’art, de l’autre, des communications, et de quelle nature elles seraient.

Étudier les communications qui pourraient exister entre l’histoire et la science économiques, c’est discuter les conceptions de l’école « historique ».

Parmi les auteurs qui se sont rangés dans cette école, il s’en est trouvé pour regarder comme inutiles toutes les recherches autres que les recherches historiques. Les chefs de l’école, toutefois, ne sont point tombés dans ces excès, ils n’ont pas manqué de reconnaître qu’il y avait des lois économiques, et par suite, une science économique. Ce qu’ils ont soutenu, c’est qu’il n’y a pas de lois économiques universelles ou absolues — c’est-à-dire n’ayant de rapport qu’avec l’homme dans ce qu’il aurait d’éternel, et avec certaines conditions extérieures également éternelles. — Il n’y aurait, d’après eux, que des lois économiques historiques, relatives à telle ou telle phase de l’évolution économique, à tel ou tel mode d’organisation économique. Les lois économiques ne s’appliqueraient jamais qu’à une portion limitée du temps et de l’espace.

Les vues des économistes de l’école historique sont fondées en partie. S’il y a des lois économiques « universelles », c’est-à-dire valables pour toutes les sociétés, les lois qui atteignent à ce degré de généralité sont peu nombreuses. Et la science économique, si on veut lui donner tout son développement, devra prendre en considération la diversité des conditions naturelles, techniques, juridiques dans lesquelles l’activité économique des hommes se déploie. Il y aura ainsi, par exemple, des lois de la rente foncière : ces lois impliquent le fait historique de l’appropriation de la terre.

Les lois économiques supposent donc pour la plupart des faits que l’histoire fournit, et qui sont localisés dans le temps et dans l’espace. On peut même aller plus loin, et dire que les lois « universelles », comme on les appelle, sont dans le même cas. Le fait qu’il y a des hommes qui sont des êtres raisonnables, qui vivent en société et qui satisfont certains tout au moins de leurs besoins en acquérant des biens échangeables, ce fait primordial, qui rend possible la constitution d’une science économique, n’est-il pas un fait historique ?

La science économique, en somme, se comporte comme toutes les autres sciences du réel. La chimie prend acte de l’existence de ce qu’on nomme la matière, et note certaines propriétés tout à fait générales de celle-ci ; puis elle s’occupe des différents corps et de ces lois spéciales qui se vérifient pour chacun d’eux. La physiologie énonce des vérités qui s’appliquent à tous les êtres vivants, d’autres qui se rapportent à telle ou telle espèce. Toujours la science expérimentale implique la connaissance historique : car les lois ne sont pas autre chose que des généralisations des faits.

La connaissance scientifique implique la connaissance historique. Bien mieux, on s’aperçoit, en approfondissant la question, qu’il n’y a pas entre ces deux connaissances une démarcation absolument nette. Les lois n’affirment que des successions normales, — on ne peut jamais être certain que ces relations sont constantes, et cela — sans aller chercher d’autre raison — à cause de l’imperfection nécessaire de notre analyse des faits. D’autre part, quand l’historien décrit un type de phénomènes, ne reconnaît-il pas des coexistences, et des successions régulières ? La description, la détermination des types, qui est une tâche de l’historien, est donc quelque chose de voisin de la généralisation scientifique. Même quand l’historien décrit un phénomène singulier, que fait-il que décomposer ce phénomène en des éléments plus simples qui sont, eux, conformes à des types ?

On doit être reconnaissant aux économistes de l’école historique d’avoir appelé l’attention sur la diversité des phénomènes économiques, qui est beaucoup plus grande que les « classiques » n’avaient donné à croire ; on doit leur être reconnaissant de nous avoir aidés à comprendre la vraie nature des rapports qui unissent ensemble la science et l’histoire. Mais il y a, dans leurs assertions, des négations et des exagérations fâcheuses. Malgré ce qu’ils ont avancé, il existe des lois économiques qui sont vraies de toutes les sociétés ; il est possible de constituer une économique « pure », comme disent certains auteurs, qui fasse abstraction de ces conditions changeantes au milieu desquelles s’exerce l’activité économique des hommes. L’école historique, d’autre part, est tombée dans l’excès inverse de celui qu’elle reproche a l’école classique ; tandis que celle-ci uniformisait trop les phénomènes économiques, elle les a trop diversifiés. Ou plutôt l’école classique, si nous prenons ses fondateurs et les plus éminents de ses représentants, n’a point nié l’extrême variété que les phénomènes économiques offrent dans l’histoire, elle ne l’a pas méconnue ; mais elle a pensé que l’évolution économique, telle qu’elle se déroule depuis quelques siècles, et qu’elle continue à se dérouler sous nos yeux, tendait à établir partout un certain ordre économique, et délibérément elle a étudié cet ordre, en accentuant même ses traits caractéristiques, en le faisant plus parfait qu’il n’est dans la réalité. En quoi elle a eu raison, parce que cet ordre offre à l’investigation scientifique une matière plus riche que toute autre, et aussi parce que la science, comme on l’a vu, est destinée avant tout à fonder l’art qui s’y rattache, lequel art ne saurait s’appliquer qu’au présent. L’ « historisme », lui, n’a pas vu la direction convergente des évolutions économiques, ou du moins il n’a pas voulu en tenir compte. Et il n’a pas tenu compte assez de l’intérêt beaucoup plus grand que présentent les faits contemporains au point de vue pratique. C’est une double faute qu’il a commise là.

6. Science et art. — Passons aux rapports de la science avec l’art économique. La remarque qu’il y a lieu de faire ici, c’est que ces rapports sont, d’une certaine manière, plus étroits que ceux qui existent entre les autres sciences et les arts qui s’y rattachent. Il n’appartient pas à la physiologie, par exemple, de définir la santé. Si on veut entendre par ce dernier mot, non pas l’état normal de l’organisme, mais cet état dans lequel nous serions en mesure de faire des diverses facultés de notre être l’emploi le plus heureux possible, ce sera aux goûts et aux ambitions de chacun de nous de décider ce que nous devons entendre par la santé. Et pour prendre un deuxième terme de comparaison dans cette sociologie dont l’économique est une branche, ce n’est pas l’étude théorique des pratiques, des coutumes et des institutions se rattachant à l’union des sexes et à la procréation qui nous conduira à la détermination de l’optimum « gamique »[2] : il faudra introduire ici des conceptions qui sont extérieures à cette étude.

Mais considérons la science économique. L’art qui se fondera sur elle cherchera à porter à son maximum, soit pour l’individu, soit encore pour l’ensemble de la société humaine, ce bien-être que procure la possession des biens échangeables ; il devra, en d’autres termes, réaliser l’intérêt économique. Or la notion de l’intérêt économique est au cœur même de la science économique. C’est le souci que les hommes ont de leur bonheur et du bonheur des leurs qui est le principal moteur de leur activité économique. Et sans doute l’intérêt économique de la société ne se détermine pas par une sorte de sommation des intérêts économiques des individus. Mais c’est néanmoins une notion du même ordre, que l’on tirera, d’une certaine façon, de la considération de ces intérêts individuels.

7. De quelques distinctions usuelles. — Maintenant que nous nous sommes expliqués sur la distinction de l’histoire, de la science et de l’art économiques, il nous est possible de bien comprendre la signification, ou plutôt les significations multiples de certaines autres distinctions que l’on trouve dans la littérature économique.

On oppose souvent l’économique pure et l’économique appliquée. Cette opposition correspond parfois à l’opposition de la science et de l’art. Mais parfois aussi elle correspond à des divisions que l’on peut établir dans la science économique elle-même. On peut entendre alors par économique pure — et par économique appliquée — deux choses différentes.

1° L’économique pure est cette partie de la science économique qui comprend les vérités les plus générales, qui fait abstraction de la diversité des conditions juridiques et autres au milieu desquelles l’activité économique des hommes se déploie — l’économique appliquée prenant au contraire en considération ces conditions —. Andler prend l’expression dans ce sens quand il dit que « le système d’Effertz est l’effort le plus vigoureux qui ait été tenté pour constituer une économie politique pure »[3].

2° L’économique pure est la science économique telle qu’elle peut se constituer, si l’on fait par hypothèse le monde économique conforme à un certain idéal, si l’on universalise certains phénomènes qui ne sont que communs, si l’on porte à la perfection certains traits caractéristiques de l’économie. L’économique pure, par exemple, supposera que les hommes sont parfaitement instruits de leurs intérêts, et qu’ils sont guidés uniquement par ces intérêts ; elle supposera encore que le régime du marché est un régime de concurrence parfaite. L’économique appliquée, elle, prendra les hommes comme ils sont, et tiendra compte des restrictions que la concurrence rencontre[4].

Quand on oppose l’économie politique et l’économie sociale, on entend opposer quelquefois l’économique, en tant qu’elle s’occupe de la vie économique des nations, et cette même économique, en tant qu’elle s’intéresse à la société humaine dans son ensemble.

D’autres fois, l’économie politique représente la science économique et l’économie sociale l’art, mais un art qui serait dominé par la préoccupation de combattre les injustices sociales et la misère.

Dans l’usage courant, l’économie sociale est cette partie de l’économique qui étudie la distribution des richesses au point de vue de ses résultats, de la condition qu’elle fait aux différentes classes de la société, qui étudie aussi les procédés employés pour améliorer le sort de la classe déshéritée, et en détermine la plus ou moins grande efficacité.

  1. Voir Wagner, Grundlegung, § 85 (trad. fr., 1. 1). Sur l’école historique en général, consulter le même ouvrage, §§ 15-16, et aussi §§ 83-85 ; consulter également Schmoller, Grundriss der allgemeinen Volkswirtschaftslehre, §§ 47-50 (trad. fr.. Principes d’économie politique, Paris, Giard et Brière, t. I, 1905).
  2. Du grec γάμος, mariage, union sexuelle. Le mot « gamique » est employé par Effertz. Il nous parait heureusement choisi.
  3. Préface aux Antagonismes économiques d’Effertz, I (Les antagonismes économiques, Paris, Giard et Brière, 1906, p. IV).
  4. Walras appelle économie politique pure « la théorie de la détermination des prix sous un régime hypothétique de libre concurrence absolue ». La distinction qu’il fait de l’économie politique pure et de l’économie politique appliquée, toutefois, n’est pas celle que nous venons d’indiquer. L’économie politique pure, pour lui, s’occupe des prix, pour rechercher uniquement comment ils se déterminent dans l’hypothèse de la libre concurrence. L’économie politique appliquée, elle, s’occupe de l’organisation de la production ; et elle doit être dominée par la considération de l’utilité. L’économie sociale, enfin, aurait à traiter de la distribution ; et elle doit être dominée par l’idée de la justice (voir les Eléments d’économie politique pure, Lausanne et Paris, 4° éd., 1900, pp. v-vi, 34-39, et les Etudes d’économie