II. — Des noms divers donnés à l’économique[1].

2. — Nous avons appelé économique ce que l’on appelle ordinairement en France économie politique. L’expression « économie politique » a été introduite par Antoine de Montchretien, auteur d’un Traité de l’économie politique paru en 1615. L’emploi s’en est généralisé en France au XVIIIe siècle, dans le même temps où les questions économiques devenaient l’objet d’études approfondies. Et les pays étrangers l’ont adoptée a la même époque.

L’expression « économie politique », toutefois, est mal faite. Tout d’abord la terminaison du mot « économie » risque de créer une confusion entre l’étude des faits économiques et le système que ces faits constituent. Mais c’est surtout l’adjonction du mot « politique » au mot « économie » qui prête à la critique. L’économie politique c’est, étymologiquement, l’administration du patrimoine de la cité. L’expression semblerait faite, par conséquent, pour désigner ce qu’on nomme communément « science financière ». Et si l’on veut entendre qu’il s’agit ici, non pas des intérêts de l’État, mais de ceux de la collectivité, il restera que l’étymologie nous force à penser ici à la collectivité nationale, non pas à la société humaine tout entière, que l’ « économie politique », par suite, devrait avoir un objet plus restreint que celui qu’on lui assigne[2] ; il restera encore, que l’expression « économie politique » est faite pour désigner un art et point autre chose.

Écartant l’expression « économie politique », nous écarterons du même coup le mot allemand Staatswirtschaftslehre, qui ne peut s’appliquer correctement qu’à la science financière, et les mots Nationalökonomie, Volkswirtschaftslehre, lesquels ont le défaut ou de faire croire à l’existence d’économies nationales entièrement isolées, ou d’impliquer l’adhésion au nationalisme économique.

On a proposé encore les expressions d’économie civile, d’économie publique, d’économie sociale. Les deux premières présentent les mêmes inconvénients que l’expression « économie politique », et elles ont en outre le défaut de ne pas être assez nettes. La troisième est employée d’une manière trop courante dans un sens particulier dont nous aurons à parler bientôt[3].

Le mot « chrématistique » fait penser exclusivement aux richesses, et de même les mots « ploutologie » et « ploutonomie »[4]. Le mot « ergonomie »[5] donne une importance excessive au travail dans l’économie. Le mot « catallactique »[6] semble vouloir tout ramener à l’échange ; et si l’échangeabilité nous a paru devoir constituer la caractéristique des biens économiques, ce n’est pas à dire que toute l’activité économique des hommes tende à des échanges. Ajoutons que tous ces mots ont le tort de n’avoir guère été employés que par ceux qui les ont forgés.

Au mot « économique », ce qu’on peut reprocher, c’est qu’il s’est rapporté, chez les Grecs, à l’administration du patrimoine, de la fortune privée, et qu’il désignait un art[7]. Mais rien ne s’oppose d’une manière absolue à ce que le sens d’un mot soit élargi. D’autre part, le mot « économique » se recommande par sa brièveté, et aussi par sa similitude avec les mots mathématique, mécanique, physique, éthique, etc. L’emploi de ce mot tend à se répandre en France[8], en Allemagne aussi[9]. Il est devenu déjà d’un usage très courant dans les pays de langue anglaise[10].

  1. Voir Wagner, Grundlegung, § 101 (trad. fr., t. I), Cossa. Introduzione, 1re partie, chap. 5, § 1.
  2. C’est ce que méconnaît J.-B. Say. Il écrit, en effet, dans son Cours complet d’économie politique pratique, 9e partie (Tableau général, Organes essentiels) : « les principes, les observations qui concernent [la famille] composent l’économie privée ; l’économie publique embrasse les observations et les principes qui ont rapport aux intérêts d’une nation considérée en particulier et comme pouvant être opposés aux intérêts d’une autre nation ; enfin l’économie politique regarde les intérêts de quelque nation que ce soit ou de la société en général ». Mais dans ce passage, J.-B. Say fausse manifestement le sens des mots « publique » et « politique ».
  3. Au § 7.
  4. De πλοῦτος, richesse.
  5. De ἔργον, travail.
  6. De καταλλάτειν, échanger.
  7. Voir le charmant dialogue de Xénophon qui s’intitule précisément L’économique.
  8. Voir le Vocabulaire technique et critique de la philosophie, art. Économie politique, 2 (dans le Bulletin de la Société française de philosophie, 1905, n° 6).
  9. Les Allemands ont un mot national qui correspond assez bien au mot « économique », et qu’ils emploient souvent : c’est le mot Wirtschaftslehre. Mais on doit souhaiter que le vocabulaire s’internationalise le plus possible.
  10. Nous verrons dans le paragraphe qui suit que le mot « économique » a, à côté du sens large que nous venons d’indiquer, un sens plus étroit, qu’il sert à désigner la science économique, par opposition à l’histoire économique et à l’art économique.