IV. — Des rapports de l’économique avec diverses disciplines

8. Avec la technologie. — L’économique entretient avec diverses disciplines des rapports étroits, qu’il importe de préciser.

Il faut tout d’abord distinguer l’économique de la technologie.

La technologie, au sens courant du mot, étudie les procédés industriels et cherche à les améliorer. Mais il est permis d’étendre la signification de ce vocable et de l’appliquer à toutes les connaissances dont l’homme a be soin pour « produire » les biens.

La technologie étant ainsi définie, il est aisé de voir qu’elle s’occupe de faits qui intéressent en même temps l’économique. La technologie et l’économique s’occuperont l’une et l’autre, par exemple, de l’exploitation des forêts.

C’est une différence de point de vue qui sépare la technologie de l’économique. Celle-là considère, dans la production, la quantité et la qualité ; c’est sous le rapport de la quantité et de la qualité des produits qu’elle compare les diverses méthodes de production. L’économique, elle, est dominée par la notion de valeur. S’agit-il de l’exploitation forestière ? La technologie nous apprendra comment il faut espacer les coupes pour que la production du bois soit aussi grande que possible. Mais l’exploitation techniquement la meilleure n’est pas la meilleure économiquement. Économiquement, il ne s’agit pas pour le propriétaire d’avoir le plus de bois possible. Le propriétaire doit se préoccuper du prix que son bois se vendra et des intérêts que représentera l’attente plus longue de la coupe. Et ce prix, cette durée de l’attente ne sont pas non plus indifférents pour la collectivité.

La distinction de la technologie et de l’économique étant telle, il apparaît que certaines des théories que l’on trouve communément exposées et discutées dans les traités d’économique, sous la rubrique de la production, appartiennent en réalité à la technologie. Citons quelques exemples.

Les traités d’économique parlent des facteurs de la production. Les économistes notent que la plupart des biens exigent, pour être obtenus, la collaboration du travail humain et des forces naturelles. Ils observent que pour chaque sorte de production il y a une certaine combinaison de facteurs qui donne le maximum — en quantité — de produit, qu’il y a dans la production en général une « loi des proportions définies », et ils rattachent à cette observation des spéculations sur les « rendements croissants » et les « rendements décroissants ». Tel d’entre eux s’appuie sur la possibilité qui existe de substituer dans une certaine mesure le travail à la terre dans la production, et inversement, pour édifier une théorie de la « transformabilité limitée » des productions.

Les économistes étudient la façon dont il convient d’employer le travail dans la production ; ils exposent, notamment, les avantages de la division du travail.

Les économistes montrent que la production est accrue par l’adoption de certaines méthodes qui allongent le processus productif ; et ils font voir que cet allongement du processus productif, qui doit permettre l’obtention d’un produit plus abondant, est ce qui nécessite l’intervention du capital dans la production.

Toutes ces théories, et d’autres encore, appartiennent à la technologie. Elles constituent, réunies, une sorte de technologie générale. Leur introduction, toutefois, dans les traités d’économique est parfaitement justifiable ; car pratiquement, c’est à l’économiste seul qu’il importe de les étudier. Pour installer une exploitation industrielle, pour en perfectionner les procédés techniques, il n’est pas besoin d’avoir spéculé sur les « rendements croissants » ou sur la « productivité technique du capital ». L’étude approfondie de ces questions, au contraire, est indispensable à l’économiste, si celui-ci veut résoudre correctement certains problèmes qui tiennent une place particulièrement importante dans l’économique, s’il veut, par exemple, arriver à une parfaite compréhension des phénomènes de la distribution.

9. Avec la psychologie. — L’économique a des bases technologiques. Elle a, d’autre part, des bases psychologiques.

Il est des auteurs pour vouloir exclure de la sociologie — dont l’économique serait une partie — toute explication psychologique. Les faits sociologiques, d’après ces auteurs, devraient être étudiés en eux-mêmes, d’une manière purement objective[1].

La tendance qui se manifeste dans cette conception peut trouver jusqu’à un certain point sa justification — pour ce qui a trait à l’économique — dans les caractères défectueux de cette psychologie sur laquelle les économistes, bien souvent, se sont appuyés. La psychologie des économistes est communément trop simple : elle ramène toutes les actions humaines à un mobile unique, ou à un tout petit nombre de mobiles ; elle fait l’homme parfaitement raisonnable, ou du moins plus raisonnable qu’il n’est. Et cette psychologie, d’autre part, est trop individualiste ; elle ignore que les individus reçoivent du milieu auquel ils appartiennent, en des manières diverses, quantité de suggestions, d’impulsions qui enrichissent ou qui modifient leur activité psychique.

Est-ce à dire qu’il faille accepter la conception qui nous occupe ici ? Nullement. Tout d’abord nous noterons que l’économique, si elle constitue une branche de la sociologie, ne rentre pas cependant tout entière dans la sociologie, qu’il peut y avoir une économie de l’homme isolé[2].

Ce n’est pas tout. Pour ces faits eux-mêmes de l’ordre économique que l’on peut regarder comme des faits sociologiques, le parti pris de ne pas rechercher les réalités psychologiques qui y sont impliquées, ou qui se trouvent à leur source, est des plus fâcheux. Un des torts principaux de l’école classique, et de l’économique anglo-américaine en général, c’est de forger des processus économiques irréels ; elle est tombée dans des erreurs regrettables pour ne pas s’être préoccupée assez de concevoir comment se passaient ces choses sur lesquelles elle raisonnait, pour ne pas avoir pris la peine de remonter sans cesse aux personnes qui participaient à ces processus. N’est-il pas évident qu’à ne pas vouloir prendre en considération les facteurs psychologiques des phénomènes économiques, on s’interdit d’expliquer d’une manière complète ces phénomènes et de les rendre intelligibles ?

La conception qui veut qu’on traite les faits sociaux d’une façon toute « objective » est critiquable par rapport à toutes les branches de la sociologie. Mais c’est surtout peut-être quand il s’agit de l’économique qu’il devient difficile de la soutenir. Les faits économiques sont la manifestation ou le résultat de l’activité non seulement consciente, mais proprement raisonnable de l’homme. Du moins la raison, le calcul, ont-ils une part plus grande dans notre vie économique que partout ailleurs. Il en résulte que nulle part plus que dans la science économique le lien n’est apparent qui unit la sociologie à la psychologie.

Il faut donc être reconnaissant à ces économistes comme Menger, Böhm-Bawerk, qui ont insisté sur l’importance, pour la science économique, de l’investigation psychologique. Ces auteurs, d’ailleurs, ont joint l’exemple au précepte ; voulant approfondir certains grands problèmes de l’économique, le problème du prix, ou celui de l’intérêt du capital, ils se sont appliqués à faire la psychologie des échangistes, des prêteurs et des emprunteurs. Et ils sont arrivés par cette voie à des résultats très considérables.

Il faut être reconnaissant, d’autre part, à Tarde d’avoir, dans un ouvrage très inégal, mais souvent suggestif, appelé l’attention sur les avantages que la science économique retirerait d’une étude sérieuse des faits « interpsychologiques », des retentissements d’ordre divers que la vie psychologique des individus a sur leurs semblables[3].

Point n’est besoin, maintenant, d’insister sur le lien de dépendance qui unit l’art économique à la psychologie. Si l’art économique se propose de l’économique contribuer au bonheur des hommes, il faut savoir en quoi ce bonheur consiste. En outre, quand on conçoit des méthodes pour accroître le bien-être général, on doit se demander toujours si le caractère, les dispositions, les sentiments des hommes qui devront participer à l’application de ces méthodes, ou que cette application concernera, permettront d’obtenir tous les résultats imaginés. Ce n’est pas sans quelque raison qu’on a reproché aux réformateurs sociaux d’être tombés, bien souvent, dans l’utopie pour ne pas avoir tenu compte assez des faiblesses humaines.

10. Avec le droit. — Arrivons à la question des rapports de l’économique avec le droit.

Qu’il y ait de tels rapports dans l’étal présent des choses, c’est ce qui apparaît immédiatement. Une grande partie de notre Code civil s’occupe d’institutions essentiellement économiques, comme la propriété et les autres droits réels, les successions, etc. Et tout le droit commercial se rapporte à des opérations économiques[4]. Ainsi le juriste a besoin, s’il veut approfondir sa doctrine, d’étudier l’économique, comme d’autre part l’économiste a besoin de connaître le droit.

Mais il ne faut pas nous en tenir à ces constatations un peu superficielles. S’il est vrai qu’aujourd’hui le droit régente l’activité économique des hommes, est-ce là un fait historique contingent, ou bien au contraire faut-il nécessairement qu’il en soit ainsi ?

La conception libérale, comme on l’appelle, a été entendue parfois en ce sens que l’économie pourrait — et devrait aussi — être indépendante du droit. Mais l’idée d’un régime de liberté absolue qui serait en même temps un régime d’ordre a quelque chose de contradictoire. Les libertés individuelles, nécessairement, se limitent les unes les autres ; et si l’on ne veut pas que cette limitation soit un pur fait, le résultat d’un jeu de forces, il faut qu’on détermine la sphère dans laquelle l’activité de chacun pourra se déployer. Il faudra, par exemple, décider si les individus pourront affecter à la satisfaction exclusive de leurs besoins personnels les forces extérieures, les biens de toutes sortes que la nature nous fournit. Les « libéraux » font une place au droit dans leur doctrine quand ils se déclarent partisans d’une certaine organisation de la propriété. Il est vrai que ce droit dont ils se déclarent partisans est, selon eux, un droit naturel[5]. Mais il ne faut pas que ce mot crée une confusion. Ce que les libéraux veulent dire, quand ils disent que cette organisation particulière de la propriété à laquelle ils sont attachés est naturelle, c’est qu’elle est fondée en raison : ils ne sauraient vouloir dire autre chose.

Dans toute société, l’activité économique des individus est conditionnée par des règles juridiques auxquelles ces individus doivent se soumettre. D’après Stammler[6], même, les faits économiques et les faits juridiques seraient unis à tel point, qu’ils ne correspondraient pas à deux ordres distincts de réalités, mais qu’ils exprimeraient une même réalité, vue sous deux aspects différents. L’économie représenterait la matière de la vie sociale, ou du moins d’une partie importante de cette vie ; et de cette matière le droit serait la forme.

Nous ne pouvons pas songer à développer cette théorie de Stammler dont nous venons d’indiquer l’idée essentielle, ni non plus à la critiquer longuement. Nous dirons toutefois qu’il y a quelque chose d’un peu obscur dans cette opposition de la matière et de la forme par laquelle Stammler définit les rapports de l’économie et du droit. Et nous ajouterons qu’il nous paraît y avoir, dans la thèse de Stammler, quelque exagération. Il y a des vérités économiques élémentaires, et très générales, où aucune notion, aucune détermination juridique ne sera impliquée. Ces vérités, on les découvrira en rapprochant les principes psychologiques de l’activité économique des hommes de certaines conditions d’ordre technique par lesquelles cette activité est limitée : vraies de toutes les sociétés, elles constituent ce que certains auteurs appellent, comme on l’a vu plus haut, l’économique pure.

De ce qui précède, il résulte que l’économique est dans une grande mesure sous la dépendance, pour ainsi parler, du droit. Mais la proposition inverse ne serait-elle pas vraie également ? Nous sommes conduits, ainsi, à examiner la théorie marxiste connue sous le nom de matérialisme historique[7].

Le matérialisme historique est une théorie qui veut que l’homme soit dominé par ses besoins « matériels », et que, conséquemment, l’explication des institutions, des croyances humaines doive être cherchée principalement dans les conditions d’ordre économique au milieu desquelles les hommes vivent et auxquelles ils doivent s’accommoder pour satisfaire ces besoins. La structure économique de la société détermine l’organisation politique, commande même la direction de la pensée philosophique ou religieuse : c’est d’elle aussi que découle, en dernière instance du moins, tout le système du droit.

Telle est la thèse de Marx. Elle n’est point parfaitement claire, ni précise.

1o Que signifient au juste les expressions « conditions économiques », « structure économique » ? Les indications qui nous sont fournies par Marx et par Engels nous montrent qu’il faut entendre par là tout un ensemble de données assez diverses : l’état d’avancement de la technique productive, l’abondance plus ou moins grande des richesses naturelles, les facilités plus ou moins grandes données par la nature pour le transport des biens produits, et bien d’autres choses encore[8].

2o Dans quelle mesure, d’autre part, Marx veut-il que les facteurs économiques contribuent à déterminer les faits sociaux ? Il s’est rendu compte que les institutions, les croyances, une fois formées, réagissent sur les causes qui leur ont donné naissance, tendent à survivre à ces causes. Il n’a pas voulu réduire les problèmes historiques à des équations du premier degré[9]. Mais on voudrait être renseigné un peu mieux.

3o Enfin, de quelle manière s’exerce cette influence des conditions économiques sur la vie sociale que Marx croit si grande ? L’affirmation de cette influence peut être interprétée de plusieurs façons. On peut entendre, par exemple, que ce sont les aspirations d’ordre économique qui dirigent toute l’activité des hommes, qui déterminent le sens dans lequel s’orienteront tous nos désirs. On peut entendre encore que c’est des conditions économiques avant tout que dépend la possibilité pour les individus, pour les classes sociales, d’obtenir ce qui fait l’objet de leurs vœux. On peut également admettre les deux interprétations : car la deuxième thèse ne contredit nullement la première.

Au total, et pour autant que nous pouvons comprendre le sens et la portée de la théorie marxiste, il semble bien qu’il y ait dans celle-ci une assez grande exagération. Attachons-nous particulièrement au droit. Est-il à croire que celui-ci soit exclusivement le produit des facteurs économiques ? Des conceptions religieuses, des idées morales sont certainement aussi à l’origine des règles juridiques ; des besoins logiques de l’esprit ont contribué à faire concevoir et à faire adopter ces règles ; des contingences historiques ont encore joué ici un très grand rôle. Et sans doute la direction des croyances religieuses et morales pourra s’expliquer, dans une certaine mesure, par des causes d’ordre économique ; mais elle ne résultera pas entièrement de ces causes.

Considérons le droit français dans le commencement du xxe siècle. Ce droit donne satisfaction, principalement, aux intérêts de la classe « bourgeoise » ou « capitaliste ». Il satisfait cependant aussi, dans une certaine mesure, les aspirations, non pas peut-être de la classe prolétarienne, mais des petites gens en général, aussi bien des petits propriétaires que des prolétaires : et cela par suite des modifications qu’on a introduites depuis quelque temps dans le droit de la Résolution et de Napoléon. Mais si notre droit est à l’avantage de la classe bourgeoise, est-ce uniquement, comme les marxistes le prétendent, parce qu’à un moment donné — à la fin du xviiie siècle — la bourgeoisie française a été assez forte pour imposer l’établissement d’un régime qui devait lui permettre de se développer librement ? La Révolution n’a-t-elle pas été tout autant pour le moins le résultat d’un mouvement « idéologique » que des causes point du tout économiques — le progrès des sciences vraisemblablement, et le tour particulier du génie français, et certaines circonstances historiques — ont suscité ou favorisé ? Les tendances démocratiques, cependant, pénètrent de plus en plus dans notre législation : est-ce uniquement à des causes économiques qu’il faut rapporter ce fait ? Il paraît difficile de le soutenir. Et pourquoi ces tendances ne bouleversent-elles pas complètement notre droit ? Pourquoi l’ordre juridique ancien se fait-il respecter, dans une certaine mesure, de ceux-là mêmes qui seraient intéressés à le renverser ? Pour expliquer ces choses, il faudrait prendre en considération et le degré d’instruction, et la plus ou moins grande hardiesse intellectuelle et morale des hommes que ces questions concernent, tout un ensemble de faits qui peut-être sont dus en partie à des causes économiques rapprochées ou lointaines, mais à la production desquels bien d’autres facteurs encore ont contribué.

Ainsi le matérialisme historique, même en tenant compte de ces précautions que les fondateurs de la doctrine ont prises contre une interprétation par trop simpliste de leur pensée, ne doit être accepté qu’avec beaucoup d’atténuations et de réserves. Les facteurs économiques ont toujours joué un grand rôle dans l’évolution de l’humanité ; ils ne l’expliquent pas à eux seuls, tant s’en faut.

11. Avec la sociologie. — L’étude des rapports de l’économique avec le droit nous conduit naturellement à parler des rapports de l’économique avec la sociologie en général, dont le droit est une des branches. La discussion, même, du matérialisme historique nous a amenés déjà à entrer dans cette question plus large, puisque le matérialisme historique affirme l’influence prépondérante des conditions économiques, non pas sur le droit seulement, mais sur toutes les manifestations de la vie sociale. Et la conclusion à laquelle nous sommes arrivés est une conclusion dont la portée dépasse la question spéciale du droit.

Les phénomènes économiques, avons-nous vu, sont conditionnés par les institutions juridiques. Les institutions juridiques impriment une certaine direction et font produire de certains résultats à l’activité économique des hommes. Elles leur permettent d’employer certaines méthodes, d’accomplir certains actes pour assurer par l’acquisition des biens échangeables la satisfaction de leurs besoins ; elles leur interdisent les autres méthodes, les autres actes. Mais il est immédiatement manifeste que ce n’est pas seulement aux institutions juridiques que les faits économiques sont subordonnés. Ils sont subordonnés encore aux institutions politiques, aux croyances et aux mœurs, etc.

Les faits économiques dépendent des institutions politiques. N’est-il pas évident que l’économie de l’État sera déterminée avant tout par l’organisation de celui-ci ? Pour ce qui est des économies particulières, elles prospéreront plus ou moins selon que le fonctionnement de la machine politique sera plus ou moins régulier, selon que l’État assurera l’ordre plus ou moins bien. Et sans parler des interventions possibles de l’État dans ces économies, la direction générale des activités économiques particulières, la confiance, la hardiesse que d’une manière générale les individus montreront dans leurs entreprises — et qui sont choses d’une très grande importance — dépendront pour beaucoup du ton, si l’on peut ainsi dire, de la vie politique de la nation à laquelle ils appartiennent.

Les faits économiques dépendent des croyances, des mœurs, choses éminemment sociales, et des goûts, qui sont sociaux encore dans une très grande mesure. Les différences si frappantes que l’on constate entre l’économie des sociétés européennes et celle des sociétés de l’Orient et de l’Extrême-Orient, n’est-il pas apparent qu’il y a lieu de les expliquer en grande partie par les différences dans les religions, dans l’organisation de la famille, dans les besoins et les habitudes que l’on trouve chez les unes et chez les autres ? Pour ne parler que des mœurs et des goûts, qui ne sait que l’ardeur au travail, l’esprit de prévoyance, le souci du confort, le respect de soi-même, toutes ces choses, plus ou moins développées non seulement d’un pays à l’autre, mais d’une province et parfois d’un canton à un autre, contribuent à donner à l’économie des caractères extrêmement variés ? C’est là une vérité reconnue de tous aujourd’hui, et il faut être reconnaissant à l’école historique de l’avoir mise en pleine lumière.

Mais les conditions économiques, à leur tour, influent, en même temps que sur les institutions juridiques, sur toutes les autres manifestations de la vie sociale. Et c’est encore là une vérité trop bien établie pour qu’il soit besoin d’y insister longuement. Ce sont les questions économiques qui de plus en plus provoquent les révolutions et les changements politiques : car les classes sociales prennent de mieux en mieux conscience de leurs intérêts. Les mêmes questions jouent un rôle chaque jour plus grand dans les relations politiques internationales, parce que ces relations sont de plus en plus soumises au contrôle des peuples, que ceux-ci apprennent toujours mieux, eux aussi, à connaître leurs intérêts, et que la fréquence toujours croissante des échanges internationaux de toutes sortes les oblige à attacher toujours plus d’importance aux affaires extérieures. Et que de choses il y aurait à dire sur les changements que l’incessante évolution économique introduit perpétuellement dans les mœurs, dans la manière de vivre et de penser des nations et des classes sociales ! Bornons-nous à citer, à titre d’exemple, l’influence si considérable des conditions économiques sur la criminalité, influence qui a été étudiée par nombre de criminologistes[10].

L’interdépendance étroite des faits économiques et des faits sociaux de tous ordres a conduit certains auteurs à concevoir que l’économique ne devait pas être traitée comme une discipline spéciale, que l’aspect économique de la vie sociale ne devait pas être séparé des aspects différents avec lesquels il est en connexion. Historiquement sans doute, l’économique s’est constituée en dehors de toute recherche de sociologie générale. Les études économiques avaient un long passé déjà, que le nom de sociologie n’avait pas été créé. Mais on conteste précisément l’importance, au double point de vue théorique et pratique, de ces résultats que les travaux purement économiques ont pu donner. Et l’on soutient que l’économique ne doit plus prétendre être cultivée à part, que tout sociologue doit considérer sans cesse le tout du complexus social.

Une pareille conception appelle tout d’abord cette observation que si l’économique peut être regardée, dans sa plus grande partie, comme une branche de la sociologie, cependant elle n’est pas seulement cela. L’étude des institutions juridiques, par exemple, relève du seul sociologue : car il n’y a de droit que là où il y a une multiplicité d’hommes entretenant ensemble des relations régulières. Mais pour ce qui est de l’activité économique de l’homme, si elle se déploie, en fait, dans la société, nous ne devons pas oublier qu’il peut y avoir une économie de l’individu isolé, que des vérités économiques peuvent être énoncées où l’idée de rapports sociaux ne sera nullement impliquée.

Négligeons cette remarque ; faisons de l’économique une branche de la sociologie : nous dirons alors qu’il est nécessaire que l’économiste n’ignore pas les liens de l’économique avec les autres études sociologiques ; nous dirons qu’il faut qu’il y ait des gens pour s’occuper de ces liens. Mais il sera permis aussi de considérer à part les phénomènes économiques, ou, si l’on veut ainsi parler, l’aspect économique de la vie sociale. Cela sera permis, parce que, si l’activité économique des individus est conditionnée par des faits d’un ordre différent, il est possible cependant de découvrir entre les phénomènes qui manifestent cette activité, ou qui en résultent, des rapports de causalité. Et non seulement il sera permis d’isoler ainsi l’économique, mais il faudra le faire, puisqu’enfin l’abstraction est le procédé indispensable et essentiel de l’investigation scientifique.

L’économique peut être regardée comme une des parties de la sociologie. Elle en est la partie la plus importante sans doute. L’activité économique, telle que nous l’avons définie, est la principale des activités que l’homme dépense. C’est à gagner sa vie, c’est à s’enrichir que la plupart des hommes emploient le plus grand nombre des heures de la journée, c’est vers ces fins que la plupart de leurs pensées sont tendues : il en a toujours été ainsi dans presque tous les pays, et il en sera sans doute ainsi longtemps encore. Une activité économique intense et soutenue est nécessaire à la généralité des hommes pour vivre ; quand on est assuré de vivre, on veut bien vivre, à l’ordinaire : et cela nous impose des préoccupations, des efforts qui ne sont guère moins absorbants. C’est là le fondement de cette grande vérité que la doctrine du matérialisme historique a proclamée, et qu’il a eu seulement le tort d’outrer.

L’économique, d’autre part, est de toutes les parties de la sociologie celle qu’il est le plus facile, à de certains égards, de constituer. Premièrement, les facteurs psychologiques qui meuvent l’activité économique de l’homme, les conditions techniques et autres qui déterminent cette activité — facteurs et conditions d’où résulte tout l’ensemble des faits économiques — sont des données d’une très grande simplicité. Deuxièmement, ces facteurs psychologiques qui sont à l’origine de tous les faits économiques appartiennent pour la plupart à l’ordre de la conscience et de la raison : il est on ne peut plus aisé, par conséquent, de les connaître.

Les faits économiques présentent encore ce caractère, lorsqu’ils sont des faits sociaux, d’être plus sociaux, en un certain sens, que ceux dont s’occupent les autres parties de la sociologie. Les familles, dans un pays donné, s’organisent pour la plupart conformément à des règles qui sont inscrites dans les Codes, ou que les mœurs régnantes imposent aux individus ; mais une famille est constituée essentiellement par l’union d’un homme et d’une femme, par exemple, et cette famille, au point de vue « gamique », n’a point de relations avec les familles voisines. Dans l’ordre économique, au contraire, tous les faits particuliers s’enchaînent, ou sont susceptibles de s’enchaîner, de manière à former un système coextensif à la société entière.

12. Avec la morale. — Terminons par quelques indications sur les rapports de l’économique avec la morale.

Il est clair que l’économique, en tant qu’histoire et en tant que science, ne saurait rien devoir à la morale. On a reproché souvent à l’économique d’être immorale ; on lui a reproché tout au moins de n’avoir point d’en trailles : qu’on voie, par exemple, le rôle joué dans les romans de Dickens par ces personnages qui ont toujours à la bouche les enseignements de l’économique. Ce qu’il est permis de dire, c’est que les économistes de l’école classique, trop souvent, ont oublié la véritable destination des « richesses » dans l’étude scientifique qu’ils ont voulu faire des phénomènes — comme aussi, par une conséquence nécessaire, dans les applications pratiques qu’ils ont faites des propositions de leur science. — Il reste, toutefois, que la science n’a point d’autre tâche que de rechercher selon quelles lois se produisent les phénomènes que nous observons.

La science économique n’est aucunement sous la dépendance de la morale. Mais entre l’objet de l’économique et l’objet de la morale il y a une analogie très grande, qui fait que l’avancement de l’une peut être profitable à l’autre. Dans l’économique, la notion de valeur jouera un rôle de premier ordre. Les biens économiques forment un système de valeurs ; la théorie de la valeur sera donc la théorie centrale de l’économique. Mais quel est l’objet de la morale ? c’est précisément de constituer un système de valeurs, un système de valeurs, il est vrai, où tous les biens entreront, et point seulement les biens échangeables, un système, d’autre part, qui au lieu de correspondre aux appréciations spontanées des individus, d’exprimer leurs inclinations, leurs goûts, leurs sentiments naturels, sera conforme aux exigences de la raison.

Les deux différences que nous venons d’indiquer sont très importantes. Il reste, cependant, que la notion de valeur joue un rôle aussi considérable dans la morale que dans l’économique. Et ainsi ces deux études pourront se prêter secours l’une à l’autre. Mais en fait, des deux, celle qui peut le plus aider l’autre, c’est l’économique. Il y a longtemps que les économistes travaillent à élaborer une théorie de la valeur : c’est que le système des valeurs économiques se présente à eux comme un fait qu’il est impossible d’ignorer. Les croyances morales traditionnelles, au contraire, imposent partout aux hommes, non pas une hiérarchie de valeurs, mais un ensemble dérègles impératives, toutes absolues, et qui ne gouvernent pas la totalité de nos actions. Et les moralistes, quand ils ont voulu substituer aux croyances traditionnelles des conceptions fondées sur la raison, ont subi l’influence de ces croyances communes : ils n’ont pas eu une vue claire des caractères nécessaires de l’entreprise dans laquelle ils s’engageaient. Ainsi l’idée d’un système de valeurs, cette idée essentielle pour la morale, ils ne sont point du tout familiarisés avec elle. Et c’est pourquoi c’est à eux qu’il faut conseiller, aujourd’hui, de se mettre à l’école des économistes[11].

Le moraliste pourra transporter — en les modifiant sans doute — certaines notions, certaines vérités où les économistes sont parvenus déjà dans ce qu’on nomme communément la morale « théorique ». Quand il s’occupera de morale « pratique », il lui faudra nécessairement s’appuyer sur la science économique, comme sur les autres sciences : et la connaissance de l’économique sera même, ici, particulièrement importante. Il en sera ainsi, surtout, si notre moraliste est un utilitaire. Il ne semble pas qu’aucune doctrine sérieuse, aujourd’hui, puisse prétendre fixer la valeur morale de nos actions sans prendre en considération les conséquences de celles-ci. Mais pour l’utilitaire, toute appréciation morale se réduit à une mesure du plaisir et de la peine que les actions produisent chez l’ensemble des êtres sensibles, par elles-mêmes ou par leurs conséquences. Il faudra donc, pour juger les actes, prévoir toute la suite des effets qu’ils auront. Et s’il est vrai que le bonheur et le malheur des hommes, pour autant du moins que ce bonheur et ce malheur dépendent de leur conduite et de celle de leurs semblables, qu’ils sont susceptibles d’être accrus ou diminués, résultent principalement de tout ce qui constitue leur condition économique, de leur activité économique propre et de l’activité économique de leurs semblables — c’est là une proposition qui sera difficilement contestée, — alors il est clair que le moraliste aura besoin, pour déterminer les régies de la morale personnelle et surtout de la morale sociale, d’avoir approfondi les questions économiques. Une vue des relations économiques des hommes plus pénétrante que celle dont les économistes se con tentent d’ordinaire conduit à renouveler, sur des points d’une extrême gravité, les préceptes généralement énoncés par les moralistes : l’exemple d’Effertz, les idées morales nouvelles si intéressantes que ses théories économiques lui ont inspirées sont là pour le prouver[12].

Mais qu’est-ce au juste que cette partie de la morale « pratique » qui aura à diriger l’activité économique de l’homme, son activité privée d’une part, et son activité publique aussi — autrement dit cette activité qui tend à orienter d’une certaine manière la politique économique — ? Cette morale économique, si on y réfléchit, se confond tout à fait avec l’art économique, pour autant que celui-ci se propose comme fin de réaliser, dans la sphère économique, le bien public, ou tel autre idéal que la morale aura déterminé. L’art économique peut nous servir à atteindre des fins arbitrairement choisies. Mais demandons-lui de nous aider à atteindre la fin rationnellement la meilleure, la fin morale ; et supposons, par exemple, que cette fin soit la « maximisation » du bonheur chez l’ensemble des êtres sensibles. Cet art alors devra nous apprendra comment il faut que la collectivité agisse, comment il faut que les particuliers agissent pour que le bonheur général soit accru le plus possible. Et ce faisant, il ne nous apprendra pas autre chose que ce qui constitue la morale économique.

    politique appliquée, Lausanne et Paris, 1898, pp. 452-453). Les définitions que Walras propose pour l’économie politique appliquée et pour l’économie sociale paraissent marquer une certaine contusion entre la science et l’art.

    l’étude de la morale en introduisant dans celle-ci les concepts, les théories familières aux économistes, le livre de Calderoni, Disarmonie economiche e disarmonie morali (Florence, Lumachi, 1906). La principale critique qu’il y a lieu d’adresser à ce livre, c’est que l’auteur ne distingue pas assez ces trois choses, la science des mœurs, comme on l’appelle, la morale proprement dite, et enfin ce qu’on voudrait nommer la pédagogie morale, en d’autres termes l’art d’amener les hommes — en commençant par soi-même — à conformer leur conduite à l’idéal moral.

  1. Voir Durkheim dans ses Règles de la méthode sociologique, chap, 5, Paris, Alcan, 3e éd., 1904).
  2. On dira peut-être que si l’on définit, comme nous avons fait, l’économique à l’aide de l’idée d’échangeabilité, il n’est pas possible de distinguer, chez l’homme isolé, une activité économique et une activité non économique. Mais même par rapport à un tel homme, il est permis de parler de biens échangeables et de biens non échangeables : pour déterminer ces catégories, il n’y a qu’à replacer notre homme, par la pensée, dans la société.
  3. Voir La psychologie économique, Paris, Alcan, 1902.
  4. Voir Cossa, Introduzione, première partie, chap. 3, § 4.
  5. Ce mot se rencontre très souvent dans les écrits des physiocrates, et dans la Richesse des nations de Smith.
  6. Voir son livre Wirtschaft und liecht, Leipzig, Veit, 1896.
  7. Cette théorie, qui inspire toute l’œuvre de Marx, n’a été nulle part exposée par Marx lui-même. On l’étudierait mieux dans les écrits d’Engels, l’ami fidèle et le collaborateur de Marx (voir notamment Herrn Eugen Dührings Umwülzung der Wissenschaft, Der Usprung der Familie, et l’essai sur Ludwig Feuerbach). La philosophie marxiste a été étudiée très consciencieusement par Masaryk (Die philosophischen und soziologischen Grundlagen des Marxismus, Vienne, 1899) ; on consultera aussi avec fruit Croce (Matérialisme historique et économie marxiste, Paris, Giard et Brière, 1901). La doctrine de l’influence prédominante des facteurs économiques dans la vie sociale a été développée abondamment par Loria (voir en particulier Le basi economiche della costituzione sociale, Turin, Bocca, 3e édition, 1902).
  8. Voir la troisième des lettres d’Engels mises en appendice au livre de Labriola, Socialisme et philosophie (Paris, Giard et Brière, 1899).
  9. Voir le même texte.
  10. Voir Ferri, La sociologie criminelle, chap. 2, 2 (trad. fr., Paris, Michalon, 1901), Tarde, La philosophie pénale, Paris, Masson, 1890, chap. 6, II.
  11. Il faut recommander ici, comme une tentative intéressante pour féconder
  12. Voir Les antagonismes économiques, par Effertz, 2e partie, chap. 3, II, § 10, 3e partie, chap. 1, III. et passim.