H. Vaillant-Carmanne (p. 123-133).


IV. Ovide.


« Une fois, un des neveux de M. de Malherbe l’étoit venu voir au retour du collège, où il avoit été neuf ans. Après lui avoir demandé s’il étoit bien savant, il lui ouvrit son Ovide, et convia son neveu de lui en expliquer quelques vers ; à quoi son neveu se trouvant empêché, après l’avoir laissé tâtonner un quart d’heure avant que de pouvoir expliquer un mot de latin, M. de Malherbe ne lui dit rien, sinon : « Mon neveu, croyez-moi, soyez vaillant : vous ne valez rien à autre chose[1]. » Malherbe était beaucoup plus savant que son neveu et cet Ovide que, comme le vieux Daurat, il a sur sa table, et qu’il estime[2], il l’a souvent feuilleté. Le poète latin avait parlé des femmes et des dieux : et sur ces deux sujets l’ami de Peiresc s’en rapporterait volontiers à lui. De l’amour : « vous savez, écrit-il à Peiresc, ou vous saurez quelque jour que

Res est solliciti plena timoris amor[3] » ;

des dieux — qui sont, pour Malherbe, le roi et la reine[4] — : « Je crois que l’auteur de l’attentat contre le roi fût fou, et ai cette opinion avec tout le monde ; mais in magnis stultitia luenda est aussi bien que fortuna[5] ». Comme il parle à Peiresc, il parlera dans ses vers, mais en français, et avec des rimes au bout des pensées et des récits d’Ovide.

Les Métamorphoses, qui aujourd’hui ennuient les écoliers et occupent les mythographes, ont eu pendant longtemps pour tous les lettrés un intérêt dont il faut citer les témoignages pour en donner une idée. C’était sans doute un des coins où le goût du merveilleux, dissipé par la raison classique, s’était réfugié. « Le premier goust que j’eus aux livres, il me veint du plaisir des fables de la Métamorphose d’Ovide, dit Montaigne : car environ l’aage de sept ou huit ans, je me desrobois de tout autre plaisir pour les lire[6]. » Un demi-siècle plus tard, Henri IV « commanda que l’on réimprimât les Métamorphoses d’Ovide en belles et grandes lettres[7] ». Les poètes ne pouvaient faire moins que les philosophes et les rois, et les Métamorphoses trouveront en eux des imitateurs et des admirateurs ; et si à la fin Benserade s’en est égayé dans ses rondeaux, Virgile n’a-t-il pas été plus mal travesti ? Villon doit déjà à Ovide ce qu’il sait de mythologie[8] : Malherbe lui doit beaucoup aussi. Il se souvient de l’âge d’or des Métamorphoses comme de celui de Virgile : dans le premier, flamina nectaris ibant[9] ; de même dans les Stances pour la guérison de Chrysanthe :

Soient toujours de nectar nos rivières comblées[10].


Plus d’un trait rencontré dans Virgile se retrouvait, naturellement, chez Ovide, et notamment les Métamorphoses racontaient longuement l’histoire de ces « feuilles peintes » dont Malherbe se souvient volontiers[11]. Elles racontaient à peu près tout ce que les poètes français pouvaient utiliser de mythologie : et c’est souvent avec les traits qu’elles leur donnent que notre poète présente les héros antiques. Parmi toutes ses « épargnes d’esprit », comme disait Bayle[12], ou, comme il disait lui-même, parmi tous les « objets qu’on pouvait mettre sur sa cheminée après les avoir mis sur son cabinet[13] », l’une des fictions qu’il place et replace le plus volontiers est celle des Argonautes. Elle lui est devenue si familière, que comme chez Ovide, elle est employée métaphoriquement :

Employant ce Tiphys, Syrtes et Cyanées
Seront havres pour toi[14].


C’est à Louis XIII qu’il parlait ainsi, et ce Tiphys, c’était Richelieu. Mais il y avait longtemps qu’il répétait la même histoire, et beaucoup plus longuement, à tous les princes. « La toison » à conquérir avait été Marie de Médicis, et « Jason » le duc de Bellegarde[15] : et dans la seconde rédaction de l’Ode au grand écuyer de France, la fiction s’était développée, et « Téthys » avait été charmée de la bonne figure du duc :

Téthys ne suivit-elle pas
Ta bonne grâce et tes appas.
Comme un objet émerveillable,
Et jura qu’avecque Jason
Jamais argonaute semblable
N’alla conquérir la toison[16].


Plus tard, « la toison » sera aussi bien la jeune princesse de Condé dont Henri IV est amoureux, et « Alcandre » sera désespéré de n’être pas « Jason[17] ». Enfin c’est aux Argonautes que sera comparée la reine-mère pendant sa régence, quand elle aura triomphé des guerres des princes : et Malherbe raconte longuement « la fable » en disant « les mers de Scythie » de même qu’il avait lu pontus Scythicus dans les Tristes d’Ovide :

Ainsi quand la Grèce partie
D’où le mol Anaure couloit,
Traversa les mers de Scythie
En la navire qui parloit.
Pour avoir su des Cyanées
Tromper les vagues forcenées,
Les pilotes du fils d’Éson,
Dont le nom jamais ne s’efface,
Ont gagné la première place
En la fable de la toison[18].

Après Jason, son père Éson est l’une des meilleures recrues de Malherbe : Éson rime fort bien à « verte saison », et à « jeune saison », et le Sonnet à Richelieu assure que la France, « cette princesse », confiée au cardinal, va être rajeunie comme Éson[19], et le poète lui-même se souhaiterait « la fortune d’Éson » pour combattre sous Louis XIII[20].

Les héros de la guerre de Troie se ressentent, autant que les Argonautes, d’avoir passé par les vers d’Ovide avant d’apparaître dans ceux de Malherbe. Ici, par exemple, Ménélas est plus d’une fois appelé « le jeune Atride[21] » comme dans les Métamorphoses[22]. Malherbe complète d’ailleurs ingénieusement son histoire, en imaginant ce qui serait arrivé si Louis XIII s’était mêlé de la célèbre guerre. « Si j’avais été là avec mes Francs ! » aurait dit Clovis quand on lui racontait la Passion. De même, si Louis avait été là ! Nul doute

que, si de ses armes
Ilion avait eu l’appui,
Le jeune Atride avecque larmes
Ne s’en fût retourné chez lui[23].


Ce qui est vrai de Ménélas ne l’est pas moins d’Achille. On peut dire que le fils de Pelée se présente dans la mémoire de Malherbe comme dans la tapisserie de Pantagruel[24], « sa jeunesse descrite par Stace Papinie » (c’est ce que nous verrons plus loin), « sa mort et exeques descriptz par Ovide ».

N’eut-il pas sa trame coupée
De la moins redoutable épée
Qui fut parmi ses ennemis[25].


C’est bien ce que disaient les Métamorphoses[26] : et elles opposaient aussi sa gloire qui emplit le monde, au peu de cendre qui reste de lui dans la tombe, ce « je ne sais quoi » (nescio quid) qui fait songer à Tertullien et Bossuet[27]. Aussi Malherbe dira, après avoir décrit les talents d’Achille d’après Stace :

S’il n’eût rien eu de plus beau,
Son nom qui vole par le monde
Seroit-il pas dans le tombeau[28] ?

Malherbe se souvient trop des héros, et il se souvient encore plus des dieux et de leurs aventures. Pour décrire la riante clarté du soleil levant, on dirait qu’il a cherché comme M. Jourdain les manières de le dire, et qu’il n’a trouvé rien de mieux que de se souvenir d’Apollon et d’un récit d’Ovide[29] :

On diroit, à lui voir sur la tête
Ses rayons comme un chapeau de fête,
Qu’il s’en va suivre en si belle journée
Encore un coup la fille du Pénée[30] :


cela dans une chanson — qui contient d’ailleurs de jolis vers — qui est le : « Mignonne, allons voir si la rose » de Malherbe. La mignonne Cassandre, en devenant « la merveille des belles » de Malherbe n’a donc pas désappris la mythologie. À Ronsard il était arrivé aussi, en parlant à Hélène, de se souvenir de

Celle qu’Apollon vid, vierge despiteuse,
En laurier se former[31] :


mais il ne la citait ainsi que pour mettre sa belle au-dessus d’elle, et quand « il priait » son amie, il utilisait plus à propos les vers latins en reprenant lui-même, comme note Muret, « les propos que tient Apollon à Daphné en Ovide » :

Au moins escoute, et ralente tes pas :
Comme veneur je ne te poursuy pas[32]

Malherbe, dans les Métamorphoses, ne prend que les récits mythologiques, et il les répète à satiété : « oiseaux de Phinée[33] », Alcyone — dont il se souvient, qu’il s’agisse de Geneviève Rouxel[34] ou du mari de Caritée[35], — transformation des dieux « en bergers, bêtes et Satyres[36] », toute la mythologie y passe, sans qu’on y voie un trait plus heureux que n’en avait eu ce « vieux poète françois » dont Malherbe ne trouvait à rappeler que les chevilles[37].

Outre l’auteur de tant de récits mythologiques, il y avait en Ovide le poète coulant, comme l’appelait la Défense et illustration de la langue française, et comme l’appelait encore l’Art Poétique de Vauquelin, qui recommandait aussi de le « suivre ». Ronsard avait « cent fois espreuvé les remèdes d’Ovide[38] », et Régnier imitait abondamment le théoricien de l’art d’aimer. Si Malherbe était peu fait pour s’assimiler, comme du Bellay, la grâce élégiaque des Tristes, se trouvait avoir de l’amour une conception analogue à celle de l’Art d’aimer beaucoup plus qu’à celle de Pétrarque dont il prendra si souvent le langage.

Ovides dist que cele est chaste
Que nus ne prie ne ne haste
Et il dist voir, par Nostre Dame[39].


Ainsi disait Gautier de Coinsi ; et la leçon d’Ovide a souvent été répétée en France, depuis Jean de Meung jusqu’à Mathurin Régnier[40].

Malherbe continue cette lignée en parlant, d’après Ovide, de celles qui

en nos obsèques mêmes
Conçoivent de nouveaux désirs[41].


Il lui arrive de parler de l’amour avec les images et les pensées du poète latin. La fameuse « comparaison prise d’une élégie d’Ovide[42] » entre Amour et Mars, avait été développée bien des fois depuis Guillaume de Lorris — un des bons élèves d’Ovide — jusqu’à Ronsard[43] : Malherbe la reprend encore, pour exprimer une autre pensée d’Ovide :

Mars est comme l’Amour : ses travaux et ses peines
Veulent de jeunes gens[44].


Ces vers sont bien dans le goût de l’humanisme, de même que la phrase d’une lettre à Peiresc : « Je suis vieux et par conséquent contemptible aux Muses qui sont femmes[45] ». Toutes ces expressions, comme « la fortune qui est femme et n’aime pas les cheveux gris », de Machiavel et de Charles-Quint, se retrouvent chez tous les imitateurs des anciens et des Italiens jusqu’à La Fontaine[46]. Le retour de la belle qui fait cesser l’orage[47], le désespoir d’Alcandre, qui fait songer à celui de Pyrame, et d’autres formules semblables peuvent venir aussi bien des poètes italiens et français que d’Ovide. Le cri de triomphe de l’amant : « Lauriers, couronnez-moi[48] ! » ressemble toutefois singulièrement à celui d’Ovide[49], et Malherbe peut fort bien l’avoir pris au livre qu’il présentait à son neveu. Il lui a pris aussi des pensées plus graves, si toutefois il a eu besoin d’un modèle pour écrire :

En ce fâcheux état, ce qui nous réconforte,
C’est que la bonne cause est toujours la plus forte[50].

Il ne représente pas, en ce qui concerne Ovide, une transformation de l’imitation française : la mythologie n’a pas chez lui meilleure grâce que chez ses prédécesseurs : elle est même plus factice, quoique moins savante, car il ne l’emploie que parce qu’il la considère comme un décor nécessaire. Quant aux idées qu’il a pu prendre à Ovide, elles sont trop banales pour caractériser une œuvre, et elles n’ont pas reçu du poète français ces formes qui se gravent à jamais dans la mémoire.

Ch’acqueta l’aereLaura dolce e pura,
Ch’acqueta l’aere, e mette i tuoni in bando

(Pétrarque, Sonnet XC. In vita di Laura.)

Cf. aussi Virgile, Églogue VII, v. 59, et Desportes, p. 15.

  1. Racan, l. c., p. LXVII.
  2. Id., p. LXX.
  3. Malh., III, 333. Ovide, Héroïdes, I, 12.
  4. Des lunettes qu’a achetées la reine, il dit : « ce qui se fait pour les dieux… » (III, 109).
  5. Malh., III, 428. Ov., Tristes, II, 107 : Scilicet in Superis etiam fortuna luenda est.
  6. Essais, I, XXV.
  7. Malh., III, 363. L’auteur inconnu de cette note (qui écrit en 1613) ajoute : « il prévoyoit bien, le bon prince, qu’on les pratiqueroit après sa mort ».
  8. G. Paris, François Villon (Coll. des gr. écr.).
  9. Métam., I, 111.
  10. Malh., I, 298.
  11. Métam., XIII, 391-396.

    Ronsard adaptait cette histoire en disant de la mort de Henri :

    Et l’œillet sur sa feuille inscrivit ce malheur.

    (Ronsard, IV, 21).
  12. Dictionnaire, art. Malherbe.
  13. Ménage, o. c., p. 518.
  14. Malh., I, 279. Cf. Ov., Tristes, I, IX, 33 :

    Haec præcor evincat, propulsaque flantibus Austris
    Transeat instabiles strenua Cyaneas.

  15. Malh., I, 124, v. 267-270.
  16. I, 112.
  17. I, 167.
  18. I, 212.
  19. I, 261.
  20. I, 282. Desportes disait, dans sa paraphrase de l’Audivere Lyce :

    Pour revoir la jeune saison.
    Il faudrait les arts de Médée.

    (p. 447.)
  21. Malh., I, 113, v. 154, 217.
  22. Mét., XII, 628 : minor Atrides.
  23. Malh., I, 217.
  24. Rabelais, Pantagruel, 4e, chap. II.
  25. Malh., I, 53.
  26. Mét., XII, 609.

    Au reste, un professeur de Caen avait composé sur Achille des vers qui pour Ménage (p. 367-8) valaient ceux d’Ovide.

  27. Jam cinis est, et de tam magno restat Achille
    Nescio quid, parvam quod non bene compleat urnam.
    At vivit totum quæ gloria compleat orbem.
    (Mét., XII, 615 sqq.)

  28. Malh., I, 113. « Le tombeau », et non « l’urne » : en traduisant Sénèque, Malherbe remplace aussi l’idée d’incinérer par enterrer.
  29. Métam., I, où Daphné est appelée Pencia et Nympha Peneis.
  30. Malh., I, 226. Ce n’est que depuis Saint-Marc que cette pièce est ajoutée aux œuvres de Malherbe.
  31. Ronsard, I, 384.
  32. Ronsard, I, 91 et n. 2.
  33. Malh., I, 159.
  34. Bourrienne, o. c., p. 195.
  35. Malh., I, 32, v. 7-12.
  36. I, 153.
  37. « Or pour maintenant ne se dit point. Ce mot est la cheville ordinaire des vieux poètes françois ; surtout du Bellay s’en est fort escrimé. » Malh., IV, 463 (Commentaire sur Desportes). On connaît le sonnet de du Bellay où Jason n’était pas sans grâce :

    Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage
    Ou comme cestuy-là qui conquist la toison…

  38. Ronsard, I, 389.
  39. Gautier de Coinsi, L’empereriz de Rome, v. 1339. (Méan, Nouveau recueil de fabliaux, t. II, p. 43). Ovide, Amores, I, viii, v. 43 : Casta est quam nemo rogavit ; Brantôme cite ce vers (Dames galantes, 161) ; la même pensée est exprimée par Régnier, Sat. 13, v. 102 :

    Celle est chaste, sans plus, qui n’en est point priée.

    Elle l’avait été aussi par Boccace (Décamèron, 3e  journée, 9e  nouvelle).

  40. V. notamment, outre le livre de M. Vianey, l’édition de Macette, par les élèves de M. Brunot.
  41. Malh., I, 59 : Funere sæpe viri vir quæritur. (Ars Am., III, 431).
  42. Note de Muret (Ronsard, t. I, p. 100 : Amour et Mars sont presque d’une sorte…)

    Ov., Amores, I, élégie IX : Militat omnis amans, et habet sua castra Cupido.

  43. Ne fût-ce qu’en présence du témoignage de Muret, il est probable ici qu’Ovide est, plutôt que Guillaume de Lorris, le modèle de Ronsard, qui a du reste connu le Roman de la Rose : v. Guy (Revue d’histoire littéraire de la France, 1902, p. 143).
  44. Malh., I, 282. Ce souvenir de Mars et d’Amour est familier à Malherbe. Après la guerre de Clèves, il écrit à Peiresc : « La saison de Mars est passée ; nous sommes en celle d’Amour, qui règne fort absolument. Ils ne valent tous deux rien ; mais encore le beau-fils vaut mieux que le beau-père ». (Malh., III, 103).
  45. Malh., I, 282. Quae bello est habilis, Veneri quoque convenit aetas. (Ovide, Amores, I, IX, 3-4).
  46. Ne cherchez point cette déesse (la Fortune),
    Elle vous cherchera : son sexe en use ainsi.

    La Fontaine, Fables, VII, 12.
  47. L’orage en est cessé ; l’air en est éclairci (Malh., I, 157).

    Protinus ex illa parterisit, et aether
    Protinus ex illa parte serenus erat
    (Ov., Fastes, IV, 6).

  48. Malh., I, 297.
  49. Ite triumphales circum mea tempora, lauri.(Amores, II, XII, 1)
  50. Malh., I. 70. On a rapproché de ce passage celui d’Ovide :

    Frangit et altollit vires in milite causa ;
    Et nisi justa subest, excutit arma pudor.

    On avait depuis longtemps trouvé des idées graves dans Ovide ; on sait que l’imitation de Jésus-Christ lui emprunte une sentence.