H. Vaillant-Carmanne (p. 112-122).
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III. Horace.


« Oserais-je vous demander, Monsieur, si vous n’avez pas un grand plaisir à lire Horace ? — Il a des maximes, dit Pococurante, dont un homme du monde peut faire son profit, et qui, étant resserrées dans des vers énergiques, se gravent plus aisément dans la mémoire[1]. » Malherbe aurait souscrit au jugement de Pococurante, et il a « fait son profit des maximes » d’Horace. Celui-ci avait déjà fait l’admiration du XVIe siècle, et il sera encore l’un des modèles du XVIIe : mais tous les écrivains ne l’aiment pas pour la même raison.

Ne te sovient-il pas d’Oraces
Qui tant ot de sens et de grâces[2] ?

Les uns préfèrent le « sens » d’Horace, sa sagesse, ses « maximes », sa malice aussi et son bon sens bourgeois : et Malherbe, Boileau, La Fontaine sont de ce groupe. D’autres aiment surtout ses « grâces », son style élégant et aimable, les jolis tableaux qu’il sait faire, les tournures brillantes de son expression : tels sont Ronsard, qui « se rend familier d’Horace, contrefaisant sa naïve douceur »[3] Racan, l’agréable paraphraste du Beatus ille[4], et jusqu’à Musset lui-même. Entre les deux catégories de lecteurs et de disciples, il n’y a du reste pas de barrière, La Fontaine par exemple est presque autant de la seconde que de la première, et beaucoup d’autres aussi aiment tout dans Horace. Mais chacun est un peu plus de l’un que de l’autre groupe, et Malherbe, comme Voltaire, est tout à fait du premier.

On dit qu’il avait fait d’Horace son livre de chevet, « son bréviaire », Racan[5] affirme du moins qu’il l’estimait, et Ménage raconte qu’ « il blâmait souvent »[6] un vers d’Horace contenant une métaphore non continuée : on sait que Malherbe, logicien versificateur, attachait aux métaphores continuées autant d’importance que Théophile Gautier ; et s’il choisit un exemple dans Horace, c’est qu’il le lisait beaucoup. Il s’en souvient à tout moment : sous un passage de Desportes, il écrit : « il veut représenter le tinctus viola pallor amantium ; mais il n’en approche pas[7] » ; il paraphrase l’exclamation sceptique : credat Judaeus Apella, non ego[8] en écrivant à Balzac : « Vous dites que vous lui ressemblez, mais à qui le persuaderez-vous ?

Peut-être à quelque Juif, mais non pas à Malherbe[9] ».

Il met Malherbe à la place d’Horace : et c’est là sa grande habileté : de même que la raison de Sénèque est devenue la raison du gentilhomme normand, de même Lycé deviendra à un certain moment la Caliste de Malherbe, les tours des rois seront le Louvre ; et les cabanes des pauvres, la chaumière des paysans français, en attendant que Rufillus et autres deviennent l’abbé Cotin, Saint-Amand et Faret. Alors que Desportes paraphrasait très longuement, avec mièvrerie, Audivere Lyce…[10], Malherbe ne prend qu’un trait d’Horace, et, parlant en termes généraux, il ne met que quatre vers pour le rendre :

Voici venir le temps que je vous avois dit,
Vos yeux, pauvre Calisto, ont perdu leur crédit,
Et leur piteux état aujourd’hui me fait honte
D’en avoir tenu compte[11].

De même il se souvient du Linquenda tellus… et placens uxor en deux vers où il dit, comme les poètes du temps, « nos amours », terme dont on reprochera encore la « fade galanterie » à Racine :

Et de toutes douleurs la douleur la plus grande,
C’est qu’il faut laisser nos amours[12].

Mais il emprunte à Horace des expressions et des pensées plus graves. Le poète latin avait écrit à Quinctius :

Oderunt peccare boni virtutis amore ;
Tu nihil admittes in to formid ne pœnœ
[13],

et l’on avait fait de ces termes un nouveau vers :

Oderunt peccare mali formidine pœnœ.

Malherbe, qui a plus de confiance dans les gendarmes de Henri IV que dans l’amour du bien, dit dans la Prière pour le roi allant en Limousin :

Tous, de peur de la peine, auront peur de faillir[14].

Ainsi il applique aux Français les expressions dont le poète latin se servait en parlant des bons et des méchants. C’est aux Français aussi, et aux Français de 1600, que Malherbe applique la fameuse sentence d’Horace sur la mort :

Pallida mors æquo pulsat pede pauperum tabernas
Regumque turres
[15].

Cette sentence, il y avait longtemps que les Français l’avaient traduite : nul ne l’avait fait avec le même succès que Malherbe. Déjà au moyen âge, le moine Hélinand avait dit dans son Vers de la mort (qu’édita au XVIe siècle un jurisconsulte fort soucieux d’éloquence française, Loisel) :

Mors, tu abas a. I. seul jor
Ainsi le roi dedens sa tor
Com le povre dedens son toit.

C’était la pensée la plus banale du monde, et les vers d’Horace étaient le modèle le plus connu des imitateurs : du temps de Cervantes on ne pouvait parler de la mort sans les citer[16].

Et qu’une âme impériale
Aussi tost là bas dévale
Dans le bateau de Charon
Que l’âme d’un bûcheron[17],

c’est ce qu’avaient répété Ronsard et tous les poètes français. Comme tous les grands écrivains qui dans tous les genres ne réussissent qu’en suivant les chemins foulés déjà par beaucoup d’autres, Malherbe a fait oublier en ce point tous ces prédécesseurs : c’est qu’en réalité il a dit quelque chose de plus qu’eux tous en parlant de la mort :

Le pauvre en sa cabane, où le chaume le couvre,
Est sujet à ses lois ;
Et la garde qui veille aux barrières du Louvre
N’en défend point nos rois[18].

Il ne s’agissait donc plus du roi dans sa tour, ni d’âme impériale : c’était de nos rois que parlait le poète, c’était des barrières du Louvre, c’était du pauvre en sa cabane, que Malherbe avait regardé avant La Bruyère : ici, encore une fois, il nationalisait la poésie antique comme il avait fait la philosophie. Et comme une idée ne nous intéresse[19], et qu’une belle expression ne nous frappe que si elles éveillent en nous des souvenirs immédiats, personnels ou nationaux, les Stances à Du Périer disaient ce que la poésie française n’avait pas encore dit. Ce qu’elles ajoutaient de neuf, c’est ce qu’ajoutera chaque fois le classicisme à la conception de l’antiquité telle que se l’était faite, par exemple, le moyen âge, et aussi à la conception du XVIe siècle — de laquelle, du reste, le classicisme aura à retrancher plus encore qu’à ajouter. Voyez ce qu’Horace devient de Jean de Meung à Boileau :

Oraces dist, qui n’est pas nices :
Quant li fol eschivent les vices
Il se tornent à ler contraire
[20].

Qu’est-ce que cela peut nous faire ? Mais que Boileau dise :

Souvent la peur d’un mal nous conduit dans un pire,
et voilà une leçon qui nous est donnée, à nous autres,

sans plus être présentée sous l’étiquette d’Horace, sans plus être non plus suspendue entre deux crochets comme un écriteau sur un mur, ainsi que faisait le XVIe siècle.

Seulement Malherbe, atteignant la bonne façon d’imiter, ne savait pas s’y tenir, ou plutôt ne savait pas que c’était la seule bonne. Vauquelin qui « suit la trace d’Horace » et le copie de façon agaçante, Régnier qui, aux yeux de Malherbe, égalait les anciens dans la satire, et qui traduisait beaucoup trop les Satires d’Horace, Malherbe enfin, tous payent avec usure leur dette au poète latin. Pour lui avoir pris l’idée de l’Art poétique, Vauquelin de la Fresnaye[21] se croit autorisé à repeindre le monstre du début de l’Épître aux Pisons pour avoir brillamment imité les Satires, Régnier croira bien faire en traduisant tout, jusqu’au Demitto auriculas quasi asellus[22] ; pour avoir appris à parler de la mort, Malherbe récitera sa leçon jusqu’au bout, et n’oubliera ni Tithon, ni Hippolyte, ni le nectar des dieux ; avec lui l’imitation française d’Horace a appris quelque chose, elle n’a pas assez oublié. Parce qu’Horace a dit :Occidit Tithonus remotus in auras[23], et longa Tithonum minuit senectus[24], le consolateur de Du Périer dira :

Tithon n’a plus les ans qui le firent cigale[25]
Et Pluton…


et Pluton est le voisin de Tithon dans les stances comme dans les vers latins, se montrant de la même façon inexorable et insensible aux larmes des Romains et du président de Verdun[26]. Il arrive même à Malherbe de mentionner plus explicitement que le spirituel épicurien les controverses mythologiques : alors que ce dernier faisait une allusion discrète et ironique aux versions nouvelles qui admettaient la résurrection d’Hippolyte[27], le consolateur du président de Verdun dit :

Et quoi qu’on lise d’Hippolyte,
Ce qu’une fois il tient jamais il ne le rend[28].

Il conçoit l’autre vie aussi d’après les modèles latins, et s’il ne parle pas autant que Ronsard « des flots du lac oblivieux[29] », et s’il trouve que le Léthé est une pédanterie chez Desportes, il ne se lasse pas de nectar et d’ambroisie. C’était une image d’écolier, et Malherbe était à peine sorti des classes quand, traduisant en vers français l’épitaphe latine de Geneviève Rouxel, il rendait caeli dulcedine capta par « affriandée au nectar doucereux[30] », et quand, dans ses Larmes sur la mort de la même jeune fille, il rappelait

La sucrée Ambroisie et le nectar miéleux[31].

Mais le poète de Henri IV est resté toute sa vie un écolier en ce point ; et il dit encore de son roi mort :

… Henri de qui la gloire
Fut une merveille à nos yeux,
Loin des hommes s’en alla boire
Le nectar avecque les dieux[32].

Il avouait, nous apprend Balzac, qu’en faisant ces quatre vers il avait visé à ceux d’Horace :

Quos inter Augustos recumbens
Purpureo bibit ore nectar[33].

Malherbe ne trouvait pas de paroles pour parler du ciel, pas plus que pour parler de la nature ; il jugeait avec une admirable raison le monde et la fragilité de la vie : pour s’élever plus haut il en était réduit à copier ses auteurs, jusque dans les détails les moins appropriés à la pensée française. À force de lire les mores aureos et images analogues, il parle de « l’or de cet âge vieil », en quoi Ménage lui-même reconnaît qu’« il n’est pas à imiter[34] »; comme Ronsard il dit « les meurtres épais[35] » d’après le densentur funera d’Horace[36]. Chez lui comme dans les Épodes[37]

Le centième Décembre a les plaines ternies[38],


et « nos pâturages

Battus depuis cinq ans de grêles et d’orages[39] »


se ressentent sans doute du Jam satis terris nivis atque dirae grandinis[40] et des verberatae grandine vineae[41] que Montaigne citait quand il avait à parler des désagréments que lui causaient les intempéries[42]. Enfin Malherbe reprend à Horace l’image de la lune qui brille au milieu des étoiles pour l’appliquer à Marie de Médicis[43]. Les expressions heureuses d’Horace ont frappé tous les classiques, et Racine s’en servira avec adresse pour créer « mourir tout entier » d’après le non omnis moriar, et d’autres tournures brillantes. À ce point de vue, Malherbe continue donc une tradition qui devait encore se développer après lui.

En général, Horace, qui était, si l’on peut ainsi dire, le plus français des poètes classiques, et aussi « celui que la Pléiade a le mieux connu, le mieux senti, le plus aimé[44] », est celui que Malherbe a imité avec le plus de succès. Mais, si le consolateur de Du Périer a trouvé parfois le secret des adaptations permises à propos de ces réflexions philosophiques qui sont l’essence même de sa poésie, il lui arrive, comme à ses prédécesseurs du XVIe siècle, de demander encore trop à Horace : et tout ce décor de mythologie qu’il lui emprunte paraît même plus artificiel que chez Ronsard, qui du moins se faisait l’esprit antique d’un bout à l’autre. L’erreur de Malherbe sera d’ailleurs en partie celle de Boileau, dans un autre ordre d’idées : Boileau fera des satires morales à l’imitation d’Horace, oubliant que la satire doit être inspirée par les événements du présent, et qu’il aurait fallu avoir autant d’indignation contre les vices français que contre les mauvais livres. Tous les imitateurs sont un peu les mêmes : et qu’ils empruntent ou l’art et la « douceur » d’Horace, ou sa raison, ou son goût de critique, ils regardent trop longtemps leur modèle, ou font trop d’efforts pour lui ressembler. C’est à Horace que la poésie moyenne devait le plus ressembler en France ; les élèves du spirituel poète sont les premiers en date à qui Boileau accorde les grands éloges, et avec autant d’admiration que Musset en aura pour Mathurin Régnier — autre disciple d’Horace — La Fontaine salue en Malherbe et en Racan

Ces deux rivaux d’Horace, héritiers de sa lyre,
Disciples d’Apollon, nos maîtres pour mieux dire[45].

  1. Voltaire, Candide, chap. XXV.
  2. Roman de la Rose, éd. Fr. Michel, v. 6470.
  3. Ronsard, t. II, p. 10, et 223, III, 285.
  4. C’est le tableau de la vie champêtre que Racan a goûté dans Horace, ou plus exactement dans une traduction d’Horace.
  5. Loc. cit., LXX. — Baillet, Jugements des savants (éd. revue par La Monnoye, Amsterdam 1725), t. IV, p. 195 (article : Malherbe) : « On peut dire après Mr. de Brieux qu’Horace étoit son unique Patron et le seul modèle sur lequel il vouloit se former. C’étoit, dit-il, l’ami du cœur de notre Poète, il ne se contentoit pas de l’avoir dans son cabinet, il l’avoit encore sous le chevet de son lit, sur sa toilette, aux champs, à la ville, et il l’appelloit ordinairement son Bréviaire, comme le racontoit souvent Mr. de Grentemesnil qui l’avoit connu particulièrement »
    (Mosanti Epist. ad calcem 2. partis Poëmatum, pag. 109).
  6. O. c., p. 469.
  7. Malh., IV, 251. (Hor., Odes, III, X, 14).
  8. Hor., Sat., I, V, 100-101.
  9. Malh., IV, 95.
  10. Desportes, p. 446.
  11. Malh., I, 318.
  12. I, 58. (Aux ombres de Damon).
  13. Épîtres, I, XVI.52.
  14. Malh., I, 71.
  15. Hor., Odes, I, IV, 13.
  16. Don Quichote, Prologue.
  17. Ronsard, II, 269.
  18. La comparaison du passage d’Horace et de la stance de Malherbe a fort occupé les critiques du XVIIe siècle ; chacun des deux poètes avait ses champions (Balzac, Entretien XXXI ; Ménage, o. c., 565 et 566). — Remarquons que Malherbe a dit dans une autre pièce (Aux Ombres de Damon, I, 58) :

    C’est un point arrêté, que tout ce que nous sommes,
    Issus de pères rois ou de pères bergers,
    La Parque également sous la tombe nous serre.

  19. Le même processus se reproduit dans tous les domaines, qu’il s’agisse des vers latins au XVIIe siècle ou des méthodes historiques au XIXe. Pourquoi les Français trouvent-ils une si grande différence entre la Vie de Jésus de Strauss traduite par Littré et la Vie de Jésus de Renan ? C’est que ce dernier a « nationalisé » beaucoup d’idées et de recherches allemandes, qu’il peint Jésus après avoir vu Lamennais et qu’il retrace la pensée des anciens Hébreux en montrant sinon « le Louvre » comme Malherbe, au moins « les Tuileries » : « Supposons un solitaire demeurant dans les carrières voisines de nos capitales, sortant de là de temps en temps pour se présenter au palais des souverains, forçant la consigne et, d’un ton impérieux, annonçant aux rois l’approche des révolutions dont il a été le promoteur. Cette idée seule nous fait sourire. Tel, cependant, fut Élie. Élie le Thesbite, de nos jours, ne franchirait pas le guichet des Tuileries ». (E. Renan, Vie de Jésus, éd. pop., 77e éd., p. 255).
  20. Roman de la Rose, v. 6473-6475.
  21. Cf. A. Kowal, L’Art Poétique des Vauquelin de La Fresnaye und sein Verhältniss zu der Ars poetica des Horaz. Programm der Stadtrealschale im III. Bezirke Wiens. Vienne 1902. Sur J. du Bellay et Horace, voyez Stemplinger, Joachim du Bellay und Horaz (Archiv für das Studium der neueren Sprachen und Literaturen, 1904, n. s., XII, 80-93).
  22. Vauquelin, Art Poétique, I (éd. Genty, p. 15). Régnier, Sat. VIII, v. 87, et XVI.
  23. Hor., Odes., l. I, XXVIII, v. 8.
  24. Ibid., l. II, XVI, v. 30.
  25. Malh., I, 40.
  26. Malh., I, 40 et 269. Panthoïden iterum Orco demissum (Hor., Odes, I, XXVIII, 10) ; illacrymabilem Plutona (Odes, II, XIV, 6-7), victima nil miserantis Orci (Odes, II, III, 24) ; Orcus non exorabilis auro (Épîtres, II, IV, 178-179).
  27. Infernis neque tenebris Diana pudicum
    Liberat Hippolytum.

    (Hor., Odes, I, IV, VII, 25 et 26).
  28. Malh., I, 270.
  29. Ronsard, II, 153. Cf. « las aguas del olvido » chez les poètes espagnols (Don Quichote, 2e  p., chap. LXIX).
  30. Gasté, o. c., p. 35.
  31. Ibid., p. 45.
  32. Malh., I, 183. Cf. Balzac, Entretien XXXI.
  33. Odes, l. III, III, 11 et 12.
  34. O. c., p. 535.
  35. Malh., I, 150. Ronsard, VII, 64.
  36. Odes, l. I, XXVIII, 19.
  37. Hic tertius December, ex quo destiti
    Inachia furere, silvis honorem decutit

    (Épodes, XI, 5 et 6).
    December pour l’année Ep. I, xx, 27
  38. Malh., I, 278.
  39. Malh., I, 229.
  40. Odes, l. I, II.
  41. Odes, III, I, 29.
  42. Essais, III, chap. 9.
  43. Malh., (I, 211) allonge cette comparaison en périphrasant longuement « les étoiles ».
  44. Chamard, Joachim du Bellay, p. 59.
  45. La Fontaine, Fables, liv. III, f. XI.