Mémoires secrets de Bachaumont/1772/Mai

Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome III (1769-1772)p. 466-484).
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Mai 1772

1er Mai. — Il est arrivé depuis peu à Paris un nouveau conte manuscrit de M. de Voltaire, ayant pour titre la Bégueule, conte moral, par le R. P. Nonotte, prédicateur. Il y a joint un envoi à madame de Florian, en date du 19 avril.

3. — Feu M. Rouilley de Meslay, ancien conseiller au Parlement de Paris, ayant conçu le noble dessein de contribuer aux progrès des sciences et à l’utilité que le public en pouvait retirer, a légué à l’Académie royale des Sciences un fonds pour deux prix qui doivent être distribués à ceux qui, au jugement de cette compagnie, auront le mieux réussi sur deux différentes sortes de sujets, qu’il a indiqués dans son testament, et dont il a donné des exemples.

Les sujets du premier prix regardent le système général du monde et l’astronomie physique. Le prix devait être de deux mille livres, aux termes du testament, et se distribuer tous les ans ; mais la diminution des rentes avait obligé de ne le donner que tous les deux ans, afin de le rendre plus considérable, et on l’avait porté à deux mille cinq cents livres. De nouveaux retranchemens dans les rentes ont forcé l’Académie de le réduire. Elle annonce en conséquence, dans son programme du sujet proposé pour le prix de l’année 1774, qu’à commencer de la présente année 1772 il n’est plus que de la somme de deux mille livres.

Les sujets du second prix regardent la navigation et le commerce : il ne se donnera aussi que tous les deux ans, suivant le même avertissement, et ne sera que de deux mille livres.

4. — Les fêtes célébrées au sujet de la canonisation de la baronne de Chantal ne se sont point passées sans fournir aux fidèles un nouveau sujet d’édification, et un spectacle bien propre à raffermir la foi de ceux qui sont assez heureux pour croire. Une malade de l’Hôtel-Dieu, impotente de jambes et se servant de béquilles, pleine de confiance en la nouvelle sainte, s’est fait transporter à Sainte-Marie, et, au milieu de sa prière, elle a lancé des cris perçans, comme s’il se passait quelque chose d’extraordinaire en elle : en effet elle s’est levée, à ce qu’on assure, et a marché, pas bien loin, car entourée de la foule elle en était comme soutenue. Il a fallu la soustraire à l’empressement des curieux. Bien des gens disent que c’est une pieuse imposture, et prétendent que les miracles ne s’opèrent point par douleur. Les chrétiens plus dociles attendent que le fait soit constaté, et que l’Église ait parlé. Quant aux philosophes et incrédules, dont cette ville abonde, ils en rient d’avance. On ne sait si les béquilles, premier monument du pouvoir de la sainte, seront suspendues dans la chapelle, suivant la coutume.


6. — M. l’abbé Delille et M. Suard ont été élus hier membres de l’Académie Française, pour occuper les deux places vacantes. M. le duc de Richelieu, qui présidait et qui favorisait en apparence le dernier, dont l’élection semblait devoir être très-critique, a voulu profiter de la prépondérance de voix qu’il connaissait pour lui, et, quoique la règle soit de ne faire qu’une élection dans une séance, il a proposé de procéder tout de suite à la seconde, ce qui a été fait. Il y a eu huit voix pour M. Lemière, quatre pour M. de Chabanon, une pour M. Laujon, et quatorze pour M. Suard. Ils étaient vingt-sept votans, et dix-neuf candidats sur les rangs. On n’a pas été peu surpris de voir celui-ci l’emporter, lui dont tout le mérite consiste à avoir fait de très-mauvaises Gazettes de France, et avoir traduit de l’anglais une Histoire de Charles-Quint par Robertson.

7. — C’est M. Watelet qui est reconnu l’auteur des paroles de l’opéra de Deucalion et Pyrrha. Rien de plus misérable que ce poëme, indigne à tous égards d’un membre de l’Académie Française.

10. — Hier samedi, comme l’Académie Française était prête à se séparer, est arrivée une lettre de M. le duc de La Vrillière, qui lui annonçait que non-seulement le roi ne confirmait pas les deux élections du 6, mais les improuvait, comme ayant été faites dans la même séance, contrairement aux statuts. On prétend que la lettre ajoutait aussi que les sujets ne lui étaient point agréables, le premier comme trop jeune, et comme exerçant les fonctions incompatibles avec sa nouvelle place ; c’est l’abbé Delille, qui est régent au collège de La Marche : et le second, comme ayant été renvoyé de la direction de la Gazette pour mécontentement de la cour. Quoi qu’il en soit, il est sûr que les élections sont à refaire ; ce qui occasione une fermentation considérable parmi les gens de lettres et surtout parmi les candidats.

12. — L’affaire de l’Encyclopédie s’est entamée aujourd’hui au nouveau tribunal. M. Luneau de Boisjermain a cherché d’abord à se concilier ses juges par un exorde tiré des circonstances ; il a fait de son avocat adverse, Me Gerbier, l’éloge le plus complet ; il est convenu de son insuffisance dans une carrière où il n’était jamais entré ; il a paru ne s’appuyer uniquement que sur l’intégrité de ses juges, et il est entré en matière : il l’a divisée en sept époques, et il n’a encore parcouru que la première ; ce qui annonce qu’il doit occuper plusieurs audiences. La cause est remise au jeudi 18. Les magistrats et les spectateurs ont paru prévenus de la façon la plus avantageuse pour l’orateur. La foule n’était pas encore considérable à cette première audience, parce que l’on ignorait l’ouverture de la cause, qui avait été renvoyée au 25 mai, à raison de la maladie de M. Luneau. La macération de son visage a parfaitement secondé la commisération qu’il a voulu exciter, et son organe d’ailleurs, quoique affaibli par la douleur, s’est prêté au volume de voix nécessaire pour le vaisseau de la Grand’Chambre où il parle.

13. — La fermentation de l’Académie Française, à l’occasion de l’improbation de ses deux élections, n’est point calmée : on est très-mécontent de M. le maréchal de Richelieu, qui a joué le parti encyclopédique dans cette occasion. Comme faisant fonctions de directeur, il avait donné à tous les votans ce jour-là un grand dîner. Voyant que la cabale pour les récipiendaires était trop forte, il a paru se ranger de ce côté, et a demandé lui-même, ainsi qu’on l’a dit, la double élection pour le jeudi, quoiqu’elle ne dût se faire qu’en deux séances, Mais dans le compte qu’il est allé rendre ensuite au roi de ce qui s’était passé, il a provoqué la réponse de S. M. survenue à l’assemblée le samedi. Sur quoi il a été arrêté et fait des représentations, dont M. de Nivernois a été chargé. S. M. y a répondu qu’elle ne s’opposait point à l’élection de l’abbé Delille, lorsqu’il aurait l’âge compétent ; qu’à l’égard de M. Suard, elle se ferait rendre compte des motifs d’exclusion personnelle, mais qu’elle voulait qu’on procédât à une nouvelle élection. L’Académie a arrêté d’itératives représentations.

Le samedi on fit des reproches à M. de Richelieu sur la perfidie dont il avait usé ; on lui dit qu’il aurait bien dû prévenir l’Académie sur les volontés de S. M., les sonder, etc. « Moi, Messieurs ? répondit le maréchal persifleur, le roi me parle, mais je ne parle point roi ; je ne puis interroger S. M. sur ses goûts. Demandez au sieur Nestier, qui a fourni peut-être vingt mille chevaux au roi, s’il n’est pas encore à savoir celui qui a plu d’avantage à ce monarque. »

— *On écrit de Bretagne que M. le duc de Chartres a été reçu partout avec les plus grandes démonstrations de joie, que la noblesse de toutes les villes où il a passé est montée à cheval pour aller au devant de lui, que les dames se sont parées, et se sont rendues aux endroits où il relayait, qu’enfin on lui a adressé, à Brest, le discours suivant au nom de la noblesse.

« L’hommage que vient rendre à V. A. S. la noblesse de Bretagne est l’expression des sentimens les plus chers à son cœur. Ne lui serait-il pas permis de faire éclater sa joie, lorsque votre arrivée dans une province qui s’est toujours distinguée par son zèle et sa fidélité, semble être le présage des événemens les plus heureux ? Tout concourt, Monseigneur, à fonder les douces espérances que nous osons former, le respect sans bornes pour l’auguste sang des Bourbons, notre vénération pour les qualités éminentes et patriotiques de V. A. S. et notre juste confiance dans les bontés paternelles d’un roi bien-aimé. »

Quelques phrases de ce discours ont fort déplu à la cour, comme ayant trait aux circonstances. On n’est point à se repentir d’avoir laissé aller en Bretagne, dans le moment, un prince chéri, dont la présence n’est propre qu’à faire fermenter les têtes de ce pays-là d’une façon dangereuse, surtout aux approches des États qui doivent s’assembler l’automne prochain. C’est M. le duc de Penthièvre qui en a demandé au roi la permission pour son gendre, et S. A. S. pourrait bien en essuyer des reproches.

14. — Il court une épigramme en forme d’énigme sur M. de La Harpe, assez plaisante ; elle roule sur son nom :

J’ai, sous un même nom, trois attributs divers :
Je suis un instrument, un poète, une rue :
Rue étroite, je suis des pédans parcourue ;
Instrument, par mes sons je charme l’univers ;
InstRimeur, je l’endors par mes vers.

15. — *Justice gratuite. Tel est le titre d’un nouveau pamphlet qui consiste dans les doléances d’un plaideur à la veille d’être ruiné par la justice gratuite, et dans une réponse de son ami, qui sent tous les grands avantages que M. le chancelier nous fait. Après les deux lettres on en trouve une troisième, où l’on développe encore plus la matière.

16. — Les Comédiens Italiens ont donné, avant-hier, la première représentation de l’Ami de la maison. Cette comédie a été assez bien accueillie ; le troisième acte surtout a été applaudi singulièrement. On a trouvé dans la musique du sieur Grétry de la richesse, de la variété dans sa composition, des accompagnemens de la plus grande beauté, une magnificence d’harmonie merveilleuse.

18. — *On parle d’un nouvel écrit, intitulé Requête des États généraux au Roi ; mais il est encore très-rare et a peine à percer. Il paraît émané d’un autre arsenal que celui où se fabriquent les diverses brochures politiques dont on a rendu compte. On le croit même imprimé en pays étranger.


— On a publié dans plusieurs papiers publics une Lettre de Me Linguet à M. le vicomte de Bombelles[1], qui ne pouvait que déshonorer cet avocat, par le soupçon qu’elle donnait sur l’honnêteté de sa conduite et sur son peu de délicatesse à se charger de la cause de la femme, après avoir brigué celle du mari comme bonne et excellente. Il a profité de l’occasion du Mémoire qu’il vient de publier pour l’enfant, dont il a plaidé la cause, et a donné une explication de cette Lettre, dont il attaque d’abord quelques parties comme fausses. Le surplus n’est, suivant lui, qu’une effusion de politesse vague qu’on ne doit pas prendre à la lettre.

— Quoique le Gouvernement se soit opposé à la suite représentations des Druides et à l’impression de cette tragédie, par une inconséquence qui est son caractère, comme celui de la nation, on la voit paraître en détail dans le journal des Éphémérides, où l’on en lit un très-long extrait. Les prêtres sont de nouveau en mouvement à cette occasion ; ils regardent la tournure comme d’autant plus scandaleuse, que cet ouvrage périodique n’est pas d’une nature à comporter des ouvrages de poésie, et moins encore des pièces dramatiques ; ce qui annonce un dessein prémédité et réfléchi de la cabale de l’auteur pour se soustraire aux défenses de la police et aux censures ecclésiastiques.

19. — M. le prince de Beauvau étant capitaine des gardes de service, et de l’Académie Française, a eu le courage de rapporter personnellement au roi le tort que portait à la liberté des suffrages de cette Compagnie l’exclusion que S. M. venait de donner à deux membres élus. Il lui a cité l’exemple de Louis XIV, dont la religion surprise lui fit autrefois rejeter le choix de Lafontaine, et qui, mieux instruit, leva sa défense. Sur quoi le monarque lui a répondu : « Je ne savais pas ce trait-là, mais ce qui est fait est fait. » Messieurs de l’Académie voyant qu’ils ne pouvaient se flatter d’avoir justice à cet égard, sur l’insinuation même qu’ils ont reçue qu’on ne cherchait qu’à exciter une résistance de leur part, pour avoir un prétexte de dissoudre ce corps, se sont humiliés sous la main qui les frappait, et ont fixé une nouvelle élection pour le samedi 23.

Quelques-uns des candidats ont fait acte de générosité et ont écrit à M. d’Alembert, le secrétaire actuel de l’Académie, qu’ils se désistaient de leur concurrence pour cette fois, ne voulant pas profiter de la disgrâce de deux gens de lettres désignés par un choix libre, contre lequel il ne leur appartenait pas d’aller. M. de Chabanon, M. Dorat, sont de ce nombre.

L’acharnement du Gouvernement contre les encyclopédistes et ceux qui leur sont attachés, est d’autant plus inconséquent aujourd’hui, que tout récemment on vient d’accorder la place d’historiographe de France à M. Marmontel, un des grands héros de cette cabale, un homme qui gémissait, il y a peu d’années, sous les anathèmes, de l’Église, à l’occasion de son Bélisaire, le sujet d’un scandale général parmi les docteurs, et sur lequel il fut obligé de recevoir la correction, et de donner des désaveux dans le sens qui lui fut prescrit.

21. — Les Comédiens Français ont donné hier la première représentation de Pierre-le-Cruel, que des plaisans, par dérision, depuis l’apparition de cette tragédie appellent le Cruel Pierre. En effet, elle semble le comble de la déraison, par la conduite extravagante de tous les acteurs, toujours débitant de belles maximes et se comportant comme des fous ou des sots. Ce sont autant de matamores, de capitans, de héros romanesques, institués aux mêmes écoles, soutenus des mêmes maximes. Le Maure, le Castillan, l’Anglais, le Français y pensent, y parlent de même, sauf Pierre-le-Cruel, qui ne leur ressemble que par les bravades et l’imbécillité. Du reste, c’est un monstre plus abominable encore que ne le peint l’histoire, et de ce genre qu’Horace veut qu’on ait grand soin d’écarter des yeux du spectateur, bien loin d’en faire le centre d’une pièce. Tout cela, soutenu du style flasque, rocailleux, gigantesque de l’Académicien, a présenté un composé si extraordinaire et si révoltant, que le public a enfin ouvert les yeux et sifflé l’auteur à peu près depuis le commencement jusqu’à la fin. On n’a pas osé annoncer une seconde représentation ce jour-là, mais on a eu l’impudence de l’afficher le lendemain, qui est aujourd’hui. C’est une suite de l’amour-propre du poète, fort naturel, et de celui des Comédiens, qui avaient déclaré hautement que c’était le plus beau chef-d’œuvre de M. de Belloy. Au reste, après la reprise des Druides rien ne doit étonner. Le parterre avait été fort tumultueux ce jour-là, et la pièce avait eu peine à finir. La sentinelle, pour faire acte de zèle, crut devoir offrir une victime à son corps-de-garde ; elle arrêta le premier venu, suivant l’usage de ces gens-là, c’est-à-dire un jeune homme fort tranquille. Me Linguet, témoin de cet outrage, oubliant qu’il n’était pas au Palais, voulut prendre chaudement la défense de l’opprimé. L’alguasil ayant trouvé cela mauvais, l’arrêta aussi et le conduisit au corps de-garde. Ce dernier a été relâché, mais est allé porter ses plaintes au maréchal de Biron.

22. — *Il est à craindre que l’Histoire philosophique politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes ne soit arrêtée incessamment par le bruit qu’elle occasione. On y trouve des réflexions si fortes, si hardies, si vraies, si contraires aux principes sur lesquels on voudrait établir le despotisme actuel, qu’il est difficile qu’on en tolère long-temps la vente publique. C’est ce qui engage l’abbé Raynal, assez décidément reconnu aujourd’hui pour l’auteur du livre, à le renier. Cependant on veut que la plupart des digressions qui s’y trouvent insérées ne soient effectivement pas de lui, comme trop vigoureusement frappées et trop énergiquement exprimées, trop contraires à sa manière de penser, petite, mesquine, à sa touche mignarde et léchée.

23. — M. de Fleury, interprète du roi pour les langues occidentales, âgé de quatre-vingt-deux ans, a été trouvé, il y a huit jours, dans son appartement, éventré de plusieurs coups de couteau qu’il s’était donnés. Heureusement pour ses domestiques, il vivait encore ; on a envoyé chercher le commissaire, le confesseur, etc. Il a dit qu’il ne fallait imputer ce meurtre à personne ; qu’il s’était défait lui-même, sans autre motif qu’une satiété de la vie insurmontable.

L’Esprit de l’Arrêt du Conseil du 13 avril 1772 C’est le titre d’une petite feuille de vingt-trois pages in-12. Elle est en deux colonnes ; d’une part elle est le texte de cette prétendue loi qu’on veut n’avoir point été délibérée au Conseil du roi, et qu’on regarde comme émanée purement des bureaux du chancelier ; de l’autre est le commentaire, où l’on développe le faux, l’injuste et l’atroce de l’Arrêt, tantôt par des louanges ironiques tantôt par des censures directes et lumineuses ; partout on y suit l’auteur pied à pied, on le combat, on le démasque, et l’on cherche à détruire l’impression que pourraient faire ou ses menaces ou ses caresses. On y a joint quelques anecdotes relatives, et il est fort à craindre qu’un tel récit, s’il parvient aux exilés, ne les confirme dans leur résolution, et ne les rende plus inébranlables que jamais.

— Malgré la chute complète de la tragédie de Pierre-le-Cruel, dont on n’avait osé annoncer une seconde représentation le même jour, le public avait vu avec indignation qu’elle osait reparaître sur l’affiche du lendemain ; cependant l’auteur, mieux conseillé, n’a pas osé soutenir une autre chute ; elle a disparu tout-à-fait. Il dit que c’est pour se donner le temps d’y faire des corrections, ou même de la refondre. On croit qu’il ferait beaucoup mieux d’en fabriquer une autre, ou plutôt de n’en plus composer ; car aujourd’hui que les yeux sont dessillés, il est à craindre que ses enthousiastes ne veuillent se venger de la sotte admiration qu’ils affichaient pour ce poète barbare.

24. — *Les Œufs rouges de Monseigneur étaient attendus avec impatience ; depuis long-temps on pressentait leur arrivée ; ils étaient annoncés pour le 15 mai, et ils auraient effectivement été distribués ce jour-là, si l’on eût pu les faire passer le 13, jour de la revue, comme on l’espérait, à la faveur du tumulte d’un tel spectacle ; mais les défiances de la police, qui avait redoublé ses suppôts, ont rendu vains les préparatifs, et il a fallu avoir recours à quelque autre ruse. Enfin ils se répandent, n’importe comment. C’est un petit volume de soixante-quatre pages, ayant pour titre : Les Œufs rouges, première partie. Sorhouet mourant à M. de Maupeou, chancelier de France[2]. Le discours est précédé de trois estampes.

La première, allégorique, représente « le temple de la Justice qui s’écroule par les efforts d’un nouveau Samson, aidé du démon de la Discorde, avec ses ailes de chauve-souris, un bonnet et un collet à la Jésuite. Le Samson français a un bandeau sur les yeux. La colonne sur laquelle le globe des armes de France est élevé, s’écroule aussi ; on n’y aperçoit plus que des traces d’anciens trophées à demi effacés ; on lit : Vestigia gloria deleta. La statue de Thémis a les bras cassés ; ses balances tombent par terre ; des femmes renversées représentent les principales Villes qui venaient demander justice ; l’écusson d’une d’entre elles marque la bonne Ville de Paris. Au bas se lit cette inscription : Alterius Samsonis vires. »

La seconde allégorie est une « allusion à la métamorphose d’Hécube en chienne enragée, poursuivie à coups de pierres par les Thraces.

« Le chancelier, en simarre, a la tête déjà changée en celle d’un chien, une patte fermée avec laquelle il croit pouvoir encore donner des coups de poing, de l’autre portant à sa gueule la lettre à Me Jacques de Vergés[3]. On lit sur l’adresse ce mot terrible : Correspondance La Vérité, d’une main, lui présente un miroir pour lui faire voir que la métamorphose ne lui a rien fait perdre des agrémens de son ancienne figure. À ses pieds on voit un ballot ouvert, duquel sortent avec impétuosité les Protestations des Princes, le Maire du Palais et les différentes parties de la Correspondance qui se changent en pierres. Quelques Français ramassent ces brochures, et les jettent à ce vilain dogue. Le fond représente la partie d’un temple, sur le frontispice duquel est Thémis entourée de nuages ; sur les marches on voit une foule de spectateurs qui lèvent les mains au ciel pour rendre grâces de la juste punition exercée contre le Maupeou. Au bas on lit cette inscription : Canis infandi rabies. »

Telle est l’explication que l’auteur donne lui-même des deux caricatures. La troisième est le frontispice ; il représente l’éditeur de la Correspondance recevant des mains de l’auteur les Œufs rouges de Monseigneur. Le premier a un masque sur le visage ; le second a l’air moribond, et se soulève avec peine sur son lit. Un Génie pleurs tient un cadran. Au bas de l’estampe on lit :

Épitaphe de l’illustre défunt.

« Dans le courant de novembre 1771 est passé de vie à trépas, de facétieuse mémoire, l’auteur de la Correspondance ; il était… citoyen…, il aimait sa patrie, et gémissait de la voir dans l’oppression ; il aimait son roi avec passion ; il n’en a jamais parlé qu’avec le plus tendre et le plus profond respect ; il plaignait ce bon prince, ce prince qu’il adorait… d’être le jouet du malheureux qui abuse de sa confiance. »

Le discours de M. Sorhouet est daté du 25 avril ; il est précédé de cette épigraphe :

Qui va répondre à Dieu, parle aux hommes sans peur,


vers de la tragédie de Tancrède de M. de Voltaire. Il est dans le goût de la fameuse Lettre du Conseiller du Grand Conseil, insérée dans la deuxième partie de la Correspondance[4], c’est-à-dire plein de choses, fort et nerveux. C’est un tableau rapide des manœuvres de M. le chancelier pour opérer la destruction du Parlement. L’auteur, avec sa politique ordinaire, continue à caresser M. le duc d’Aiguillon, à le supposer innocent, et à faire regarder tout ce qui s’est passé à son égard comme médité et tramé par le chancelier pour le perdre ; il cherche par là sans doute à maintenir et accroître la division entre ces deux personnages pour les détruire l’un par l’autre, s’il est possible. Par un raffinement de politique plus grand encore, il atténue aujourd’hui les torts du contrôleur-général ; et, comme il n’ose l’excuser lui-même, contradiction trop manifeste avec ce qu’il en a dit précédemment, il met sa défense dans la bouche d’un de ses partisans, et prétend que l’abbé Terray est beaucoup moins coupable que M. de Maupeou dans les maux qu’ils a faits à la France ; que le premier pouvait du moins objecter la raison d’État, se laisser entraîner par une nécessité impérieuse, et prendre des moyens violens sur lesquels il s’est peut-être trompé ; mais que rien n’excuse le second d’avoir scellé cet effroyable Édit du vingtième à perpétuité, de l’avoir fait passer à son Parlement, et d’avoir en outre chargé l’État d’un capital de dettes énormes en capitaux par les suppressions qu’il a faites, et d’arrérages annuels. Ces détails épouvantables sont rapprochés de façon à serrer le cœur de tout Français, et peut-être de tout étranger qui les lira. On est fâché que la fin de cette philippique dégénère vils, injurieux, ou burlesques sur différens membres du nouveau tribunal dont on n’avait pas encore ressassé l’origine, les mœurs et les talens. On y trouve malheureusement des faits faux, d’autres altérés dans leurs circonstances essentielles, ce qui indique trop de légèreté dans le compilateur à adopter des méchancetés, dont quelques-unes sont plaisantes, il est vrai, mais déparent absolument le ton noble et vigoureux du reste de l’ouvrage.

On trouve à la suite de tout cela de Très-humbles et très-respectueuses Remontrances du Parlement au roi sous la date du 25 avril, qui sont d’une meilleure plaisanterie, et cachent des vérités importantes.

À la fin de ces Œufs rouges on lit : « La suite pour le bouquet de Monseigneur. »

25. — L’Académie Française a procédé samedi à l’élection annoncée ; elle a nommé aux deux places vacantes MM. de Bréquigny et Beauzée. Ces deux nouveaux membres, d’âge mûr, de talens peu brillans et très-exacts à aller à la messe, ne déplairont certainement pas à la cour. Le premier est associé de l’Académie des Belles-Lettres ; il a travaillé à des recherches sur notre histoire ; il a même été envoyé à Londres pour y fouiller dans la Tour, de l’agrément du roi d’Angleterre, et y déterrer différens monumens et chartres qu’on a cru y avoir été transférés dans le temps de l’invasion des Anglais en ce pays. Il recueille, il compile des Arrêts, genre d’occupation qui ne peut procurer ni beaucoup de gloire, ni beaucoup d’envieux. Le second est professeur à l’École royale Militaire, qualité assez semblable à celle de l’abbé Delille, mais qu’on distingue cependant et qui semble participer à la noblesse de ses élèves. Il a composé Grammaire[5], dont on aura donné une idée suffisante en disant qu’il y combat Dumarsais ; et, pour faire connaître combien il est digne d’attaquer ce métaphysicien profond et délié, on ajoutera que, pour y rendre raison de la diversité des langues, il convient qu’il faut nécessairement remonter à la tour de Babel. Cette solution, si elle ne fait honneur à son génie philosophique et de discussion, atteste sa soumission aux Saintes Écritures et la vivacité de sa foi.

26. — Le sieur Riccoboni, connu autrefois sous le nom de Lélio, est mort il y a quelques jours. Il s’était d’abord acquis une réputation comme acteur à la Comédie Italienne ; il a en outre composé beaucoup de pièces pour ce théâtre, et a écrit sur son art avec distinction. Sa femme est encore plus connue que lui par des romans agréables et pleins d’esprit. L’inconduite du premier avait obligé celle-ci de s’en séparer, et il vivait dans la débauche et la crapule ; il était même accusé de pédérastie.

28. — M. de Voltaire, dont la manie est d’être toujours plaisant, de paraître au fait du persifflage moderne, et d’être au courant de ce qui se passe, vient d’envoyer à l’abbé de Voisenon une petite pièce ayant pour titre : Jean qui pleure et Jean qui rit. Il y fait tour à tour l’Héraclite et le Démocrite. Il faut avouer qu’on y trouve encore beaucoup de choses agréables et légères. M. l’abbé Terray y reçoit aussi son coup de patte, et par une réticence dont on doit savoir gré à la modération de ce philosophe rancunier, pour la première fois peut-être, il n’est question ni de Fréron, ni de Nonotte, ni d’aucun de ces autres cuistres de la littérature, qu’il injurie avec tant d’abondance et d’acharnement.

L’abbé de Voisenon a répondu à sa manière, c’est-à-dire d’un ton précieux, d’un style pomponné ; il y déplore la perte, qu’il craint, de ses yeux, et celle irréparable de sa chère amie Favart. L’indécence avec laquelle ce prêtre affiche aussi hautement sa douleur impudique a révolté tous les dévots, et même les honnêtes gens. Il s’y plaint aussi de la calomnie qui le poursuit à l’occasion des affronts qu’il a essuyés chez le duc d’Orléans et ailleurs pour des couplets en l’honneur du chancelier, et on voit peu de gens disposés à entrer dans ses peines. 30. — *On n’est point en général aussi content des Œufs rouges que des autres parties de la Correspondance. Les raisonnemens n’y présentent rien de neuf, et les plaisanteries ne sont pour la plupart que méchantes sans être gaies ; elles ne portent pas d’ailleurs sur des choses essentielles. On reproche à l’auteur d’avoir croqué cet ouvrage-ci, de n’avoir pas profité des contradictions, des absurdités, des suites effroyables que présentait l’œuvre de M. le chancelier, des anecdotes dont il aurait pu enrichir sa collection. Beaucoup de gens n’aiment pas non plus qu’on y ménage tant l’abbé Terray ; et les dévots jansénistes ont été révoltés de l’indulgence qu’on y témoigne pour madame la comtesse Du Barry, ainsi que pour les Jésuites qu’on semble n’oser nommer.

On a oublié de dire que dans le frontispice qu’on juge avoir été gravé par un amateur, ainsi que les estampes, l’auteur mourant de la Correspondance a auprès de lui un petit panier d’œufs rouges enluminés, très-bien fait.


31. — *Dans la Gazette de France du vendredi 29 mai, on trouve la traduction de la sentence rendue contre Struensée, les griefs qui lui sont imputés ; et la peinture des désordres qui en ont résulté, dans l’administration, dans la justice, et dans toute l’économie intérieure du Danemark, est si ressemblante à ce qui se passe ici, que la populace même en a fait l’application. On a été fort surpris des détails qu’on a donnés à cet égard, et dont on pouvait se dispenser. Les politiques veulent que cela n’ait point été fait sans dessein. Ils attribuent la méchanceté à M. le duc d’Aiguillon, qui, en sa qualité de ministre des affaires étrangères, a la principale inspection sur les papiers de nouvelles publiques, et qui méditant depuis long-temps la perte du chancelier, n’est pas fâché d’entretenir la haine générale par des applications sensibles.

  1. V. 19 janvier 1772. — R.
  2. Réimprimé dans le Maupeouana, tome III, p. 97-178. — R.
  3. V. 3 avril 1772. — R.
  4. V. 9 juillet et 14 septembre 1771. — R.
  5. Grammaire générale ou Exposition raisonnée des élémens nécessaires du langage, pour servir de fondement à l’étude de toutes les langues. Paris, Barbou, 1767, 2 vol.  in-8o. — R.