Mémoires secrets de Bachaumont/1772/Avril

Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome III (1769-1772)p. 445-466).
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Avril 1772

1er Avril. — On prétend aujourd’hui que l’Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes, est un ouvrage entrepris ici, et imprimé même avec permission tacite, mais resté sans voir le jour, par des considérations politiques ; que M. le chancelier y a trouvé des choses répréhensibles contre la religion, les prêtres et les rois. On l’attribue à divers encyclopédistes, comme Duclos, Diderot, d’Alembert, etc.

2. — On a donné hier, aux Italiens, un opéra comique nouveau en un acte et en prose, mêlé d’ariettes, intitulé le Bal masqué. Pour exciter la curiosité du public, on avait annoncé sur l’affiche que la musique était de M. Darcy, âgé de douze ans, élève du sieur Grétry. On a fait grâce à l’ouvrage en faveur de l’enfant, mais rien de plus plat que le poëme. La musique est agréable, mais destituée d’harmonie et sans aucune chaleur.

3. — *À Me Jacques de Vergès et aux donneurs d’avis[1], brochure nouvelle, avec cette épigraphe :

Exoriare aliquis nostris ex ossibus ultor.


C’est une facétie très-ingénieuse et très-gaie, où l’on turlupine, le plus joliment du monde, M. le chancelier et ses émissaires, sur toutes les peines qu’ils se donnent pour découvrir l’auteur de la Correspondance, et arrêter le cours de cette brochure. On y sème en passant des anecdotes très-piquantes et bien propres à aiguillonner d’une part la curiosité du public, et de l’autre à irriter la fureur du parti adverse.

4. — *L’Arrêt du nouveau tribunal, en date du 14 mars, contre la troisième partie de la Correspondance et le quatrième Supplément à la Gazette de France, semble être devenu le signal d’une guerre plus vive de la part des patriotes. On annonce différentes brochures foudroyantes. Jusque-là on escarmouchait. On a parlé du pamphlet À Me Jacques de Vergès, etc. Il paraît aujourd’hui une autre facétie, intitulée : Arrêt de la Cour du Parlement, du 3 avril 1772. C’est une parodie de celui du 14 mars, où, sous prétexte d’ordonner la brûlure de la brochure À Me Jacques de Vergès et aux donneurs d’avis, on cherche à imprimer un nouveau ridicule sur ces Messieurs. Ledit Arrêt est précédé d’un Réquisitoire supposé dudit avocat-général, où l’on emprunte les expressions de cet orateur pour dénoncer le libelle furtif, production d’une cabale obscure de dix-huit millions d’âmes, complices de l’auteur, etc. On y trouve quelques bonnes plaisanteries, comme celle-ci ; mais, en général, il est lourd, et c’est peut-être la seule misérable production qu’ait enfantée ce parti.

5. — Le Mémoire pour les adversaires de M. le comte de Morangiès commence à paraître ; il est intitulé : Pour demoiselle Geneviève Gaillard, femme séparée, quant aux biens, du sieur Nicolas Romain, officier invalide, fille et héritière légitime de Marie-Anne Regnaux, veuve du sieur Marie-François Véron, banquier ;

Et sieur François Liégard Dujonquay, docteur ès lois, petit-fils de ladite dame Véron, et son légataire universel, ayant repris en cette qualité les plaintes et accusations intentées à la requête de ladite dame Véron.

Son objet est de prouver, 1° que le comte de Morangiès, dépouillé de ses biens par le contrat d’abandon qu’il en a fait à ses créanciers en 1768, et obligé d’obtenir, au mois d’août 1771, un arrêt de surséance pour se soustraire aux contraintes par corps, a abusé de l’ascendant que son âge et son rang lui donnaient sur un jeune homme de vingt-cinq ans, sans expérience, arrivé depuis peu de la province où il avait été élevé, pour se faire prêter par lui, sur ses simples billets, une somme de trois cent mille livres, appartenant à la dame Véron, sa grand’mère ;

2° Que, pour se soustraire aux créances résultantes de ses propres engagemens, le comte de Morangiès a eu l’indigne barbarie d’employer la voie de la surprise et des mauvais traitemens par le ministère d’agens subalternes, pour arracher de la dame Romain et de son fils des déclarations contraires à la vérité du prêt ;

3° Que, non content de ces délits, il est coupable d’avoir machiné la perte des enfans de la dame Véron, en les accusant de lui avoir escroqué pour plus de trois cent mille livres de billets, en les précipitant dans les horreurs de la prison, et en provoquant contre eux des condamnations afflictives et infamantes ;

4° Qu’enfin la nature de ces accusations et la nécessité de punir le coupable, quel qu’il soit, exigeant une instruction rigoureuse par récolement et confrontation, cette instruction doit être faite à la requête des parties pour lesquelles est écrit le Mémoire.

Cette affaire, une des plus importantes qui aient jamais été portées au barreau, est mise dans le jour le plus lumineux, tant par l’ordre avec lequel les faits sont établis, que par le développement des moyens : les preuves s’y soutiennent, et s’y enchaînent avec un art qui les fait toujours croître par degrés, jusqu’à l’évidence.

On ne saurait trop exalter la louable fermeté de Me Vermeil, qui a osé prendre en main la cause de malheureux opprimés, de l’innocence desquels, suivant le devoir d’un avocat délicat, il a commencé se convaincre par toutes les précautions que peut employer la prudence. Le courage de cet orateur est d’autant plus grand, plus noble, plus épuré, que, même en gagnant sa cause, il ne pouvait envisager pour récompense que le plaisir touchant et délicieux d’une belle action, puisque toute la fortune de ses cliens se trouvait entre les mains d’un homme dérangé, qui peut-être ne serait jamais en état de restituer cette somme ; mais il paraîtra bien plus héroïque encore, lorsqu’on saura le déchaînement des roués de la cour contre lui, avec quelle audace trois cents seigneurs, ou chevaliers de Saint-Louis, ou militaires, se rendaient aux audiences, s’emparaient en quelque sorte du barreau, voulaient par les discours les plus insolens, des menaces ou des gestes de mépris, intimider l’orateur, et poussaient l’indignité jusqu’à cracher sur sa robe. Heureusement son éloquence, victorieuse de tous ces obstacles, a paru n’en acquérir que plus de force, et ses plaidoyers, ainsi que son Mémoire, passeront aux yeux gens sensés et impartiaux pour des chefs-d’œuvre. Dénués de tout le bavardage, si en vogue au barreau, de ce faste de déclamation nécessaire au mensonge pour s’envelopper, ils sont écrits avec toute la sagesse qu’exigeait la position délicate de Me Vermeil, et il a prouvé à Me Linguet son adversaire, qu’on pouvait montrer la vérité dans toute sa vigueur sans invectiver nécessairement son ennemi.

Au surplus, M. le comte de Morangiès a, dit-on, fait l’impossible pour faire évoquer au Conseil cette affaire ; on assure que le roi s’y est opposé.

7. — *On prétend que madame Adélaïde étant allée voir madame la duchesse de Mazarin à Chilly, l’a trouvée dans une coiffure singulière, et lui a demandé ce que c’était que cette nouvelle mode ? Celle-ci a répondu que cela se nommait à la Correspondance ; c’est un bonnet à deux becs, qui sont en cornes. Nouvelle curiosité de la princesse. Madame de Mazarin l’a satisfaite en lui rendant compte de l’anecdote, et de la plaisanterie qu’on faisait, dans le livre qui porte ce nom, sur la perruque de l’avocat Gin[2]. Ces détails ne font que redoubler l’intérêt de madame Adélaïde ; c’est ce que voulait la duchesse : pour mieux mettre Madame au fait, elle fait venir le livre qu’elle a, dit-on, lu à cette princesse en entier ; ce qui afflige beaucoup M. le chancelier.

8. — M. Duclos était revêtu d’une place d’historiographe de France, qu’avait eue M. de Voltaire, et qu’il a perdue en s’expatriant ; elle est conférée aujourd’hui à M. Marmontel. On prétend qu’il n’a que l’honorifique, ainsi que son prédécesseur, et que le philosophe de Ferney, en renonçant au titre, s’est conservé la pension[3]. Cette place est en outre très-jolie, par les agrémens qu’elle procure, comme un logement dans les maisons royales, une entrée libre à toutes les fêtes, etc.

M. de Foncemagne va mieux ; il est sorti de l’état d’hypocondrie où il était tombé, et a repris ce qu’on appelait la Conversation. C’est une assemblée, qui s’établissait chez lui tous les soirs, de gens d’esprit qui s’y rendaient régulièrement ; il n’y a ni jeu, ni femmes, et l’on y disserte philosophiquement, comme on faisait à Athènes au Lycée ou au Portique.

La réception de son lecteur, M. Dacier, à l’Académie des Belles Lettres, n’a pas peu contribué à mettre du baume dans le sang de M. de Foncemagne ; il prenait un intérêt très-vif à l’événement. En effet, la faveur pure a influé sur l’élection de ce sujet, qui ne l’a emporté que d’une voix sur son concurrent, M. l’abbé Leblond, savant connu, couronné à cette Académie, et qui avait des titres littéraires bien supérieurs à ceux de l’autre candidat[4] : il n’a eu que seize voix contre dix-sept. M. Dacier n’a encore rien fait que la traduction des Histoires diverses d’Élien, et cet ouvrage n’était pas même imprimé lorsqu’il a été nommé.

— *Il paraît une troisième Lettre manuscrite datée de Versailles, le 25 mars ; elle a pour titre : Réponse de M. de Maupeou à M. Sorhouet[5]. Elle contient des anecdotes nouvelles : on ne sait si ce commerce manuscrit durera long-temps, mais on parle déjà d’une quatrième Lettre.

9. — Extrait d’une lettre de Choisy, du 8 avril.

« Sa Majesté est venue passer deux jours ici avec une certaine quantité de seigneurs et quatre dames, madame la comtesse Du Barry, madame la maréchale de Mirepoix, madame la comtesse de L’Hôpital et madame la duchesse de Mazarin. C’est la première fois que cette dernière se trouve à de semblables parties ; son attachement pour les Choiseul l’avait toujours rendue peu agréable depuis leur disgrâce.

« Madame la comtesse Du Barry, qui cherche tous les moyens de dissiper le roi, que l’ennui gagne aisément, avait imaginé de faire venir Audinot jouer à Choisy avec ses petits enfans. C’est la première fois que ce directeur forain paraît devant Sa Majesté. Il aura pu mettre sur ses affiches de la Foire : « Les Comédiens de bois donneront aujourd’hui relâche au théâtre, pour aller à la cour. » On a exécuté trois pièces sur notre théâtre, et les petits enfans n’ont été nullement déconcertés ; ils ont joué à merveille.

« On a donné d’abord Il n’y a plus d’enfans, petite comédie en prose du sieur de Nougaret, où il y a de la naïveté et des scènes d’une morale peu épurée. La Guinguette, ambigu comique de M. de Pleinchêne, a plu davantage : c’est une image riante et spirituelle de ce qui se passe dans les tavernes ; c’est un joli Téniers. On a fini par le Chat-Botté, ballet pantomime du sieur Arnould. Au reste, ce ne sont point des nouveautés : vous devez avoir vu cela depuis long-temps à la Foire Saint-Germain. On n’a pas même oublié la Fricassée, contre-danse très-polissonne. Madame la comtesse Du Barry s’amusait infiniment et riait à gorge déployée, le souriait quelquefois ; en général, ce divertissement n’a pas paru l’affecter beaucoup.

9. — Il y avait autrefois quatre pensions affectées pour l’Académie Française ; le malheur du temps les avait fait supprimer ; on vient d’en rétablir deux, l’une en faveur de M. de Foncemagne, l’autre pour l’abbé Batteux.

10. — *On vient d’imprimer un Supplément aux Étrennes supérieures de Normandie[6]. Il n’a que six pages, mais contient une multitude d’anecdotes infamantes pour la plupart des membres : on cite différens Arrêts du Parlement de Normandie, condamnant à différens supplices plusieurs personnages du même nom, et qu’on ne manque pas de donner pour parens des nouveaux magistrats.

11. — Aujourd’hui, dès le grand matin, le Palais s’est trouvé rempli de curieux, pour entendre le plaidoyer de M. l’avocat-général de Vergès dans l’affaire de la veuve Véron et héritiers contre le comte de Morangiès. Tous les roués de la cour n’ont pas manqué de s’y rendre avec plus d’affluence que jamais : on comptait beaucoup d’officiers-généraux et nombre de militaires de grades inférieurs, dans le dessein, sans doute, de s’emparer de la Tournelle, d’assiéger, pour ainsi dire, les juges, et de les gêner dans leurs suffrages par leur présence.

Cependant Me Jacques de Vergès n’a point paru intimidé de cette bruyante et redoutable assemblée ; il a parlé depuis sept heures et demie jusqu’à deux heures avec la plus grande présence d’esprit.

Lorsque l’avocat-général a rendu ses conclusions, qui tendaient à la prise de corps contre le comte de Morangiès, Me Linguet, son avocat, est venu l’avertir qu’il était temps de s’en aller. Ce seigneur est devenu pâle, a perdu la tête ; le marquis de Poyanne a été obligé de l’emmener, et le peuple l’a suivi jusqu’à son carrosse, avec des huées, l’appelant escroc, voleur, etc. Ce procès nous rappelle en petit les fameuses divisions des Romains, entre les plébéiens et les patriciens ; on ne connaît, de mémoire d’homme, affaire qui ait occasioné une scission aussi générale.

La veille, Me Linguet avait donné un nouveau mémoire, intitulé Réplique ; c’est le plaidoyer débité dans une audience extraordinaire qu’il avait demandée pour le lundi, et qui se tient l’après-dînée avec l’appareil ordinaire des autres. Il était important pour sa partie de détruire les impressions fâcheuses restées dans l’esprit des juges et des auditeurs après la réplique de Me Vermeil du samedi. Celui-ci, de son côté, a répandu une réplique au plaidoyer du comte de Morangiès ; elle était signée d’un autre avocat, nommé La Croix ; elle contient des faits graves contre le comte, et la suppression demandée par l’avocat-général n’était motivée que sur une raison de forme, c’est-à-dire sur ce que le mémoire n’était pas signé des parties, et non sur ce qu’on y avançât rien de calomnieux.

12. — M. d’Alembert a été élu secrétaire de l’Académie Française, à la place de M. Duclos, qui vient de mourir.

— Le sieur Duchanoy, élève de M. Petit, a répandu l’année dernière une Lettre à M. Portal, lecteur du roi, professeur de médecine au collège royal, dans laquelle pénétré d’un louable enthousiasme pour son maître, il le défend sur la critique qu’il (M. Portal) a faite des ouvrages anatomiques de M. A. Petit dans son Histoire de l’anatomie et de la chirurgie ; mais poussant trop loin sans doute, il attaque M. Bouvart même, ennemi plus redoutable et plus déclaré encore de son héros. Il se permet une satire directe, et, ce semble, étrangère à la question, et fait une accolade de M. Portal et de M. Bouvart très-injurieuse. Voici le passage :


« Dans le peu que vous dites, Monsieur, touchant la manière dont M. Petit a défendu son opinion sur les naissances tardives contre M. Bouvart, il est aisé de s’apercevoir de la liaison qui règne entre ce dernier et vous. Jamais couple ne fut mieux assorti : simile simili gaudet, même goût pour la vérité, même respect pour les bienséances, même politesse, même justesse dans le raisonnement ; érudition aussi bien choisie de part et d’autre ; égale légèreté dans le style ; si gens de votre espèce pouvaient être amis, c’en serait sans doute assez pour le devenir : au moins cela suffit-il pour vous rapprocher et vous tromper mutuellement en feignant de l’être. Je ne vois qu’un point où votre ami M. Bouvart l’emporte sur vous, c’est par l’illustration que l’excellence de son âme et ses bons procédés envers ses confrères, etc., lui ont acquise ; mais, euge, puer, avec les dispositions que vous montrez, vous passerez votre modèle. »

Quand il a été question de recevoir docteur le sieur Duchanoy, M. Bouvart, lors de l’assemblée pour juger de l’information de vie et de mœurs du sujet, a fait rapporter un statut de la Faculté, par lequel tout candidat, convaincu d’avoir écrit contre un docteur de la Faculté, doit être exclu. La cabale du médecin outragé a fait valoir cette loi, et il a été arrêté que le candidat serait tenu de faire une lettre d’excuse à M. Bouvart ; il l’a fait d’une façon très-humiliante. Cependant celui-ci, traitant la chose peu généreusement, a renvoyé la lettre à la Faculté, en ajoutant qu’il la regardait comme une nouvelle injure, et qu’il s’opposait toujours à la réception du sieur Duchanoy. M. Petit, intéressé à la défense de son protégé, y a mis toute la chaleur possible. On exige aujourd’hui une rétractation formelle, précise, authentique du sieur Duchanoy, et c’est le point de difficulté. Il y a beaucoup de cabales pour et contre, et ces deux chefs divisent tout le collège de médecine.

— On a rendu compte, dans le temps[7], d’une partie d’ouvrage lue par M. Thomas à une assemblée de l’Académie Française, tirée d’un Essai sur le caractère, les mœurs et l’esprit des femmes dans les différens siècles. Celui-ci paraît imprimé. L’auteur y veut faire voir ce que les femmes ont été, ce qu’elles sont, et ce qu’elles pourraient être. Il traite la première partie, qui est historique, d’une façon intéressante et curieuse ; sa marche même est assez rapide, et c’est sans contredit le meilleur morceau de l’ouvrage. La seconde est un tableau de nos mœurs actuelles relativement à cette partie de l’espèce humaine, mais contenant moins de faits que d’observations, et dans ces dernières l’écrivain est souvent diffus, entortillé et trop minutieux. Quant à la troisième, elle est fort courte, et paraît uniquement destinée à caractériser, sous les traits d’une femme parfaite, madame Necker, l’héroïne de l’auteur, qu’il a déjà célébrée précédemment dans un portrait sous lequel les gens au fait reconnaissent parfaitement que c’est elle qu’il a eu en vue.

Madame Necker est une Génevoise qui tenait une espèce d’école dans la ville ; M. Necker, banquier de cette république, et aujourd’hui son ministre, en est devenu amoureux, et l’a épousée. Elle rassemble chez elle des philosophes et des beaux esprits, et c’est dans un de ces comités qu’a été conçu, ainsi qu’on l’a dit dans le temps, le projet d’élever une statue à M. de Voltaire[8].


13. — Il paraît un cinquième Supplément à la Gazette de France[9], plus long que les précédens. L’auteur a étendu sans doute ses correspondances, et donne des nouvelles des principales villes du royaume. Il prend consistance de plus en plus ; c’est aujourd’hui une gazette scandaleuse très en règle, mais dont les retours périodiques ne sont pas encore assurés.

Supplément au Roman comique, ou Mémoires pour servir à la vie de Jean Monnet. Rien de si plat que cette brochure ; les Mystifications même de Poinsinet, si susceptibles d’une plaisanterie gaie et caustique, n’ont aucun caractère risible sous le pinceau de ce fade barbouilleur ; en un mot, c’est un livre bleu dans toute la valeur du terme, un vrai poisson d’avril que ce bateleur littéraire a donné au public.

14. — L’affaire de M. le comte de Morangiès est plus que jamais le sujet des conversations de Paris ; son évasion de la Tournelle lui a aliéné ses partisans honnêtes, qui étaient persuadés de son innocence et de sa probité. On rapporte qu’un chevalier de Saint-Louis, présent, lui a crié dans ce moment : « Monsieur de Morangiès, qui quitte la partie la perd. » Madame Godeville, femme renommée pour ses galanteries et ses escroqueries, et fort liée avec M. de Morangiès, présente aux conclusions de l’avocat-général, dit bêtement au sieur Linguet, lorsqu’il fut annoncer à sa partie qu’elle eût à se retirer : « Monsieur Linguet, offrez mon appartement au Temple à M. de Morangiès. » L’enclos du Temple est un endroit privilégié où se retirent les banqueroutiers. Enfin, le sieur Vermeil n’a pas manqué de se prévaloir de la circonstance, de demander acte de la fuite de M. de Morangiès, comme un indice de sa frayeur et des remords qu’il éprouvait. Il a fait remarquer, au contraire, avec quelle sérénité ses cliens avaient entendu les conclusions de l’avocat-général, et étaient disposés à se constituer prisonniers pour l’éclaircissement de la vérité ; ce qu’ils ont offert eux-mêmes sur-le-champ. Enfin l’avocat Linguet a perdu la tête comme le comte ; pendant que les juges délibéraient, il a voulu balbutier quelques phrases qu’on ne lui a pas laissé finir. Il a eu l’audace d’entrer dans la chambre où les magistrats s’étaient retirés pour délibérer entre eux ; mais on l’a mis à la porte, et l’on a fait poser deux sentinelles pour que personne ne pût approcher et écouter les opinions.

14. — Dans l’affaire des Vérons on distingue surtout un mémoire signé de Me La Croix, jeune avocat qui donnerait les plus grandes espérances s’il en était le vrai père. Il est précis, rapide, plein de sarcasmes, mais décens, et d’ailleurs placés dans la circonstance relativement à celui de l’avocat Linguet qu’il réfute, et dont l’ironie est la figure favorite. Ce La Croix a fait quelques ouvrages de littérature ignorés.

Il paraît un autre Mémoire dans la même affaire pour le nommé Gilbert, l’ami fidèle du petit-fils de la veuve Véron, dont la fermeté fournit des traits d’une générosité très-rare aujourd’hui, et qu’on ne chercherait pas dans un cocher ou piqueur de M. de Mailly, tel que l’était ce Gilbert. Le mémoire est de Me Courtin.

14. — *Depuis le Réquisitoire du 14 mars, il semble que les écrivains patriotiques aient repris plus d’activité, et comme pour marquer l’impuissance de la police et du ministère, les brochures se multiplient en foule. Depuis le cinquième Supplément il paraît un autre pamphlet intitulé : L’Auteur du Quatrième supplément à M. de Maupeou, chancelier de France. De Paris, ce lundi 13 avril 1772[10]. Il y a apparence que c’est antidaté, et que cela ne s’est pas imprimé depuis hier. L’auteur en question turlupine, de son côté, le chef suprême de la justice, et maître Jacques de Vergès sur certaines expressions de son Réquisitoire. Il rappelle des anecdotes atroces contre le sieur Breuzard, conseiller, qui a fait la dénonciation du quatrième Supplément au nouveau tribunal, et peint ce magistrat non-seulement comme assassin de son frère, mais comme empoisonneur de sa première femme. Suit une prétendue Copie d’une lettre volée à l’éditeur de la quatrième Correspondance, (elle est la trente-sixième, et de M. de Maupeou à M. Sorhouet) datée de Paris le 24 mars, où l’on dévoile les inquiétudes du chancelier et ses projets secrets pour opérer efficacement les liquidations.

15. — La licence est poussée au point qu’il n’est pas de plaisanteries qu’on ne se permette, et qui ne trouvent à s’imprimer. On répand ici l’annonce suivante :

« Messieurs, vous êtes avertis qu’il est arrivé pour la Foire Saint-Germain un personnage intéressant.

« Le sieur Fiquet de Normanville, dit le vil Normand, fils d’un aubergiste, devenu le receveur de la duchesse de La Force, petit-fils d’un valet d’écurie devenu aubergiste, président parjure et intrus au Conseil Supérieur de Rouen, est venu en cette ville avec beaucoup de prétentions. Il s’agit de traiter la réunion des deux Conseils en un Parlement, d’être premier président du Conseil de Rouen actuel ou du futur Parlement postiche à la place de M. de Crosne qui ne s’entend à rien, ou même d’obtenir une place méritée parmi messieurs les maîtres des requêtes.

« Le sieur Fiquet est reconnaissable à sa tête à perruque, sa face pleine, son nez large, ses yeux noirs, ses sourcils châtains, son cou court, sa taille fournie de cinq pieds quatre pouces, sa démarche rustique, son propos burlesque.

« On le verra souvent à la porte de M. de La Michaudière, dans l’antichambre de M. le chancelier, chez des filles, à la Comédie Italienne.


« Ceux qui apprendront de ses nouvelles sont priés d’en donner à M. ***, faubourg Bouvreuil, à Rouen ; ils recevront récompense. »

16. — *La quatrième Lettre manuscrite se répand ; elle est de M. de Sorhouet à M. de Maupeou[11]. Sa date est du 1er avril ; elle roule sur les petites brochures nouvelles de M. le chancelier ; elle est peu de chose, et semble un passage seulement à la cinquième où doit être vraisemblablement un entretien de M. de Machault.

17. — On ne saurait assez s’étonner de l’audace de certains avocats à avancer les faits les plus faux dans les plaidoyers, et à les soutenir, malgré la facilité de les convaincre. C’est ce qui vient de se passer au Châtelet tout récemment encore de la part de Me Linguet, dont la réputation est des plus mauvaises du côté de l’exactitude et de la véracité. On a repris à ce tribunal le procès en séparation entre madame de Gouy et son mari, dont les plaidoieries avaient été interrompues par la maladie du sieur Gerbier, avocat de la femme ; Linguet est celui du mari. Il s’agissait du nombre des marches d’un escalier, que ce dernier n’évaluait qu’à trente environ et l’autre à plus de quatre-vingts. Tous deux ont prétendu les avoir montées et comptées.

18. — L’auteur des Druides est fort intrigué pour l’impression de sa pièce, à laquelle la cabale des dévots s’oppose. Le docteur Bergier surtout, qui l’a approuvée, excédé par les importunités de M. de Trudaine, souhaiterait fort qu’elle ne passât point, ou tout au moins qu’il ne fût pas fait mention de sa signature.


19. — M. Duclos était historiographe de France, et le duc de La Vrillière a envoyé, en conséquence, à la levée du scellé du défunt, un commissaire du roi pour retirer tous les cartons relatifs à cette partie de son travail. Il s’est élevé une contestation à ce sujet entre les officiers de justice et ledit commissaire du roi ; celui-ci voulant indistinctement emporter tout ce qui se trouverait étiqueté de cette manière, les premiers prétendant, au contraire, qu’ils doivent visiter auparavant lesdits cartons et les inventorier, pour examiner s’il n’y aurait aucun papier de famille. On ne sait pas encore la décision de la querelle.

On présume que l’objet du ministre était de soustraire tous les papiers qu’on pourrait trouver concernant l’affaire de MM. de La Chalotais avec qui l’Académicien était extrêmement lié, et les remettre à son neveu, M. le duc d’Aiguillon.

20. — *Le Point de vue, ou Lettres de M. le président à M. le duc de N***, soixante-huit pages in-12[12]. L’objet de ce nouvel écrit est de faire connaître que les premiers instigateurs des troubles actuels sont les Jésuites ; que ce sont eux qui les fomentent dans l’espoir de ménager leur retour plus ou moins prochain, et qu’ils ne peuvent finir que par l’extinction de l’Ordre.

21. — Le procès pendant entre les libraires et M. Luneau de Boisjermain doit recommencer à se plaider après la Quasimodo. Le sieur Gerbier, nouveau défenseur des premiers, a demandé le retard de cette cause, qui devait avoir lieu après la Saint-Martin, pour avoir le temps de s’instruire ; elle doit attirer encore beaucoup de monde au Palais : c’est toujours M. Luneau qui parle pour lui-même.

22. — On a reçu la neuvième partie des Questions sur l’Encyclopédie. On y trouve des Lettres de Memnius à Cicéron, de main de maître.

25. — Madame Favart, dont nous avions annoncé la cruelle maladie, a enfin succombé à ses douleurs. Ses amis ne l’ont point abandonnée jusqu’au dernier instant. Il faut distinguer entre eux M. Lourdet de Santerre et l’abbé de Voisenon. Le premier est un Maître des Comptes, qui se mêle de bel esprit, et qui passe pour avoir mis en commun ce qu’il en avait avec le mari et la femme, dont il enrichissait les ouvrages de ses saillies. Quant à l’autre, on connaît son prodigieux attachement pour le ménage en question. Depuis la mort du maréchal de Saxe, dont la passion avait commencé à rendre célèbre cette courtisane qui suivait les armées, l’abbé vivait avec elle, et mangeait tout son revenu dans la maison. Prêtre de son métier, libertin par habitude, et croyant par peur, il a fait tout ce qu’il fallait pour mettre devant Dieu l’âme de sa maîtresse. Comme elle tenait prodigieusement aux quinze mille livres de rentes que lui valait son état de comédienne, elle faisait difficulté d’accéder à la renonciation au théâtre que l’Église exigeait, ce qui annonçait au moins de la bonne foi chez elle et une constance inviolable à ne point se parjurer. Il s’est remué auprès des gentilshommes de la chambre pour qu’on lui fit accorder ses appointemens en pension, même en cas de retraite. Cette faveur a rendu l’actrice libre, et son salut n’a plus souffert de difficulté.

Le grand talent de madame Favart brillait plus dans le lit qu’au théâtre. Sur ce qu’on reprochait au Mars de la France son engouement pour cette fille peu jolie, ce héros, non moins fameux en combats amoureux qu’en exploits guerriers, répondit : « Trouvez-m’en une qui me le fasse faire comme elle ! »

26. — *Les propos se soutiennent sur le discrédit où tombe M. le chancelier, sur sa brouillerie constante avec madame Du Barry et les autres ministres, et sur les efforts que font plus ouvertement aujourd’hui contre lui les ministres de la maison de Bourbon, en sorte que-les espérances se raniment merveilleusement de toutes parts, et qu’on a toujours fait à compte la chanson suivante.


Chanson prophétique.

Sur l’air : Lon lan la derirette.

Par ma foi, René de Maupeou,
Vous devriez bien être saoul,
VoLon lan la derirette,
De tous les pamphlets d’aujourd’hui.
VoLon lan la deriri.

Votre crédit baisse, dit-on ;
Chacun vous tire au court bâton :
VoLon lan la derirette.
N’en êtes vous pas étourdi ?
VoLon lan la deriri.

L’abbé Terray, le d’Aiguillon
Méditent quelque trahison,
VoLon lan la derirette,
Le petit Saint[13] s’en mêle aussi.
VoLon lan la deriri.

Mais votre plus affreux malheur
C’est de n’être plus en faveur,
VoLon lan la derirette,
Avec madame Du Barry.
VoLon lan la deriri.

Jusqu’à ce Monsieur de Beaumont[14],

Qui vous a fait certain affront,
VoLon lan la derirette,
Sans vous en avoir averti.
VoLon lan la deriri.

Ce qui redouble encor vos maux,
Le maître vous tourne le dos,
VoLon lan la derirette,
Et bien plus, la Future en rit[15].
VoLon lan la deriri.

Voulez-vous que je parle net ?
Il faut faire votre paquet ;
VoLon lan la derirette,
Monseigneur, décampez d’ici.
VoLon lan la deriri.

Car à la Grève un beau Salve
Pour vous bientôt est réservé,
VoLon lan la derirette,
Et par dessus De profundis,
VoLon lan la deriri.

28. — La canonisation de la bienheureuse Frémyot de Chantal, institutrice de l’Ordre de la Visitation, a été célébrée aujourd’hui à Sainte-Marie, couvent de la rue Saint-Antoine, dans le cérémonial brillant que peut exiger cette apothéose chrétienne. M. l’archevêque s’y est transporté avec tout son clergé, pour ouvrir la neuvaine de jubilation qui doit y perpétuer la mémoire de ce grand événement. Les paroisses, les couvens, et les fidèles de Paris et des environs, seront admis dans cet intervalle à rendre leurs hommages à la nouvelle sainte, et à faire, pour ainsi dire, connaissance avec elle. Des familles distinguées de ce royaume prennent d’autant plus de part à la joie publique, qu’elles ont l’honneur d’appartenir à madame de Chantal, par madame de Sévigné, qui était sa petite-fille, et dont les ouvrages, quoiqu’elle ne soit pas canonisée, sont plus connus des mondains que les livres mystiques de sa grand’mère.

29. — *L’annonce des Druides avait été renouvelée aujourd’hui. À une heure un exempt de police est venu signifier aux Comédiens un ordre du roi de ne pas jouer cette pièce, ce qui les a fort embarrassés. Ils voulaient, par épigramme, y substituer le Tartufe ; malheureusement ils ne se sont pas trouvés assez complets pour le jouer. Cette proscription est un nouvel effort du clergé, et surtout de l’archevêque de Paris. D’ailleurs, des raisons de politique se sont jointes à l’esprit de fanatisme, et l’allusion qu’on a cru y voir entre madame Louise, et une fille de roi qui s’y dévoue au culte d’Ésus, les applications qu’on en a faites malignement dans la brochure À Jacques de Vergès, ont engagé le ministère à se rendre, en cette occasion, aux vœux du clergé, qu’on ne veut pas mécontenter ouvertement dans le moment où il est question de l’assembler pour en obtenir de l’argent.

30. — On a donné hier, dans le Wauxhall de la Foire Saint-Germain, un concert extraordinaire au profit des écoles gratuites de dessin. L’assemblée était nombreuse et brillante, et la salle, qui est décorée de la façon la plus galante, ornée d’une multitude de jolies femmes, semblait offrir une assemblée de l’Olympe. La musique n’a point répondu à cette imagination. Le concert a commencé par deux symphonies qui avaient balancé le prix au concours établi, depuis quelques années, à la salle du concert spirituel pendant la quinzaine de Pâques. Après l’exécution M. de Meulan, fondateur de cette médaille, établi sur un théâtre particulier avec les juges, a déclaré que la seconde symphonie concertante avait été jugée la meilleure ; il a nommé l’auteur[16] qui est un musicien appartenant à l’électeur Palatin ; il a ajouté que regrettant de ne pouvoir reconnaître convenablement le mérite du second auteur[17], on avait fourni une somme de deux cents livres pour le récompenser : celui-ci est un musicien du prince des Deux-Ponts. Les deux lauréats ont paru successivement, et ont reçu leur rétribution des mains de M. de Sartine, lieutenant-général de police. On a ensuite chanté l’opéra de Deucalion et Pyrrho, mis en musique par M. Gibert. Il est en quatre actes, et n’a fait que peu de sensation ; il a d’ailleurs été fort mal exécuté. En tout, ce concert était médiocre, et ne répondait pas à son objet. Des deux nouveaux morceaux de musique couronnés, l’un a paru plus savant, l’autre plus agréable ; mais dans aucun l’on n’a trouvé de ces traits d’harmonie sublime qui caractérisent les grands maîtres et les ouvrages durables.

  1. Réimprimé dans le Maupeouana, tome III, p. 67-87. — R.
  2. Voyez dans la Correspondance secrète la lettre XXX, tome II, p. 193 du Maupeouana. — R.
  3. Ce qu’on dit ici de cette pension conservée à M. de Voltaire est destituée de toute vérité. — W.
  4. M. Dacier semblait, malgré son mérite réel, destiné à ne devoir qu’a l’intrigue son entrée dans les corps littéraires. Ainsi nous l’avons vu, en 1823 disputer à M. Casimir Delavigne une place vacante à l’Académie Française et ne l’emporter sur son jeune concurrent qu’à l’aide d’une coterie qui, à cette époque, était toute-puissante à l’Académie. — R.
  5. Elle manque au Maupeouana et a été recueillie dans le Journal historique à la date du 11 avril 1772. — R.
  6. V. 31 mars 1772. — R.
  7. V. 14 mai 1771. — R.
  8. V. 19 juin 1770. — R.
  9. Recueilli dans le Maupeouana, tome V, p. 101-116. — R.
  10. On trouve dans le Maupeouan. (tome III, p. 87-89) un pamphlet portant ce titre, mais il est daté du lundi 6 avril 1772 et il n’y est point parlé du sieur Breuzard. L’assassinat et l’empoisonnement dont on accuse ce personnage sont rappelés dans la trente-septième lettre de la Correspondance secrète. — R.
  11. Non recueillie dans le Maupeouana on la trouve dans le Journal historique à la date du 22 avril 1772. — R.
  12. Réimprimé dans le Maupeouana, tome V, p. 12-45. — R.
  13. Saint-Florentin, aujourd’hui duc de La Vrillière.
  14. On prétend que l’archevêque s’était opposé à la publication des monitoires.
  15. La Dauphine. — R.
  16. Le sieur Canapick. — R.
  17. Le sieur Eischer. — R.