Mémoires secrets de Bachaumont/1771/Juillet

Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome III (1769-1772)p. 306-322).
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Juillet 1771

2 Juillet. — *M. le comte de Lauraguais a déjà donné, en plusieurs occasions, des marques du zèle patriotique dont il est échauffé. Ce seigneur n’a pu doutenir le spectacle des malheurs de la France, et a pris le parti d’aller à Londres, jusqu’à ce que des jours plus sereins lui permissent de revenir à Paris ; mais, pour être loin d’eux, il n’en est pas moins attaché à ses concitoyens. Son génie actif ne l’a pas laissé oisif dans la fermentation générale des têtes ; et quoique, n’étant pas encore due et pair, il n’ait point été appelé spécialement pour s’expliquer sur la question importante qui divise la nation, il ne s’est pas moins cru obligé de consigner ses sentimens dans un ouvrage propre à éclairer les gens peu instruits. On assure qu’il a pour titre : Droit des Francs[1]. Il avait expédié une voiture qui en devait apporter quinze cents exemplaires ; un homme à cheval l’escortait pour être à même de rendre compte à son maître du sort de cet envoi. Le secret a été éventé ; on a arrêté la charrette ; le cavalier a disparu, et l’on a saisi cette précieuse denrée littéraire. Le charretier était en outre chargé, dit-on, de manuscrits du même auteur, qu’on a surpris aussi ; en sorte qu’on parle beaucoup de la brochure en question, et l’on ne trouve personne qui atteste l’avoir vue et lue.

4. — *Il court deux manuscrits très-précieux par les détails qu’ils contiennent : l’un, intitulé : Remontrances de la Bazoche, en date du 1er juillet 1771 ; et l’autre, Observations sur les officiers du Châtelet, restés en place depuis l’Édit de suppression, etc. On parlera plus au long de ces deux pièces.

7. — La comédie de l’Homme dangereux, du sieur Palissot, n’est qu’une mauvaise copie du Méchant. L’auteur a suivi servilement l’intrigue et les caractères de cet ouvrage, mais malheureusement n’en a pu imiter le style et les détails charmans. L’accessoire aurait mieux valu que le principal, et la vraie comédie qui aurait résulté de l’incognito de l’auteur, s’il eût pu le garder, aurait été beaucoup plus amusante que l’autre ; mais si cette tournure, de faire ainsi son portrait de la façon la plus injurieuse pour capter le suffrage de ses ennemis, est adroite et ingénieuse, elle annonce un défaut de délicatesse et de sensibilité qui ne peut faire honneur au sieur Palissot auprès des gens qui savent se respecter.

Cette comédie est précédée et suivie de diverses préfaces et autres pièces relatives à l’ouvrage, ainsi que d’une vie de l’auteur par lui-même. On y remarque une affectation de parler de soi et de se louer, qui ne peut qu’exciter encore plus la rage de ses ennemis et faire plaindre le sieur Palissot, s’il est innocent de tout ce dont on l’accuse, de n’avoir pu trouver aucun apologiste, d’être obligé de s’enivrer ainsi de l’encens dont il se parfume lui-même, ou d’emprunter le ressort usé de ces éditeurs postiches qu’on sait n’être que les prête-noms de l’écrivain.

8. — *Un nommé Moreau, appelé l’avocat des finances, connu pour auteur de différens écrits politiques dont il a été chargé par le Gouvernement, entre autres l’Observateur Hollandais[2], est un des serviteurs les plus zélés de M. le chancelier, et on l’a soupçonné d’avoir écrit le préambule du fatal Édit contre les Parlemens. M. le comte de Lauraguais l’attaque directement dans deux endroits de son livre. Dans l’avertissement, page première, il dit : « Je n’ai pas eu besoin comme les défenseurs de la liberté du commerce des Indes, de faire des Édits de Louis XIV ; de faire des chartres, comme M. Moreau… » Et dans le cours l’ouvrage, page 48, il ajoute : « Si j’ai entrepris cet ouvrage pour venger la raison humaine des sots propos de nos publicistes, et nommément des argumens victorieux de l’infidèle Moreau… »

M. Bertin, secrétaire d’État et ministre, a remis au sieur Moreau, aujourd’hui homme de cour et bibliothécaire de madame la Dauphine, un exemplaire du livre de M. de Lauraguais, en le chargeant d’y répondre. On croit que cette réponse ne regarde cependant que les assertions avancées contre lui, Moreau, et que, quant au grand objet de l’ouvrage de M. de Lauraguais, on a déjà détruit d’avance tout ce qu’il pourrait dire, trouver et citer, en déclarant que « le roi ne tient sa couronne que de Dieu seul, » ainsi que Sa Majesté l’a annoncé dans son fameux discours au Parlement du 3 mars 1766 et dans le préambule de son Édit enregistré au Lit de justice, le 7 décembre 1770 ; et comme l’ont reconnu différens Parlemens, et notamment la Cour des Aides dans ses dernières Remontrances.

9. — *La Correspondance secrète et familière de M. de Maupeou et M. de Sorhouet[3], est en forme de lettres. Ce dernier, disposé à être le champion du chancelier, lui déclare ingénuement tous les divers griefs que l’on a contre lui dans le monde, et demande quelles sont les réponses qu’il doit y faire ? L’autre lui dévoile, en conséquence, sa façon de penser, détaille les motifs de sa conduite, et fournit toutes les armes nécessaires pour sa défense. Il paraît que l’auteur de cet ouvrage a choisi pour modèle les Lettres Provinciales. Il est écrit en style socratique, c’est-à-dire avec cette ironie fine et soutenue qui était la figure favorite du philosophe grec. Le développement du génie du chef de la magistrature est fait avec une adresse et une vérité singulière. On y fouille jusque dans les replis de son âme. L’affaire de M. le duc d’Aiguillon et la destruction du Parlement sont les deux points principaux sur lesquels roule son apologie. Pour l’appuyer, M. de Maupeou remonte jusqu’aux principes de sa morale, qui n’est pas toujours la vraie et la saine, celle des honnêtes gens. Au reste, l’écrivain, avec la même impartialité, fait porter contre le Parlement les accusations les plus graves, les reproches les mieux fondés, sous prétexte de faire voir le tort de cette compagnie, d’avoir imaginé, ou voulu faire croire que ses membres étaient les représentans de la nation, et qu’elle pouvait suppléer aux assemblées d’États ; il en prouve la nécessité, et que tout ce qui a été fait sans ce concours est une infraction des droits des Francs. On termine la brochure[4] par une Lettre de M. Sorhouet à M***, ancien conseiller du Grand-Conseil, où, d’après les lumières qu’il a reçues sur la marche de l’administration de M. de Maupeou, il l’exhorte à bénir avec lui « cet excellent citoyen, digne de l’ancienne Rome, ce chancelier si vertueux, si sage, si attentif au bien de la patrie et à la conservation de ses droits. » La dernière pièce est un court billet de M. de Maupeou. Ce chef de la magistrature, fondé sur les principes qu’on lui a fait établir pour opérer la condamnation du Parlement et sa destruction, promet de ne jamais « sceller un Édit d’impôt, adressé à un Parlement quelconque, sans qu’il lui ait apparu préalablement du libre consentement de la nation, légitimement assemblée. » C’est ainsi que, par une supposition fictive, on lui montre ce qu’il devait faire, et on lui suggère les grands torts, les fautes réelles du Parlement, qui ne sont pas d’avoir assimilé sa puissance à celle du souverain, mais, au contraire, d’avoir osé enchaîner avec lui la nation, en la laissant écraser sous une multitude énorme d’Édits ruineux, au point que, par sa facilité à tout enregistrer, il se trouve « que Louis-le-Bien-Aimé a mis, lui seul, plus d’impôts sur ses peuples que ses soixante-cinq prédécesseurs pris collectivement. » C’est une des assertions du livre, qui, sans doute a été vérifiée. Quoique cette Correspondance soit absolument imaginaire, M. le chancelier et son panégyriste y sont si bien dépeints, elle est soutenue d’anecdotes si sûres et si vraies, le ton même des interlocuteurs est si bien observé, qu’on doit regarder l’ouvrage en question comme le plus propre à désoler les personnages qu’on y traduit en ridicule, en les dévouant en même temps à l’exécration publique. Ce Sorhouet est désigné sous le nom du grand raccoleur dans la liste du Parlement[5], comme un des principaux séducteurs de ses confrères du Grand-Conseil.

10. — Samedi dernier, 10 du courant, les Comédiens Français ont donné une pièce nouvelle en prose et en trois actes, ayant pour titre : les Amans sans le savoir. Cette comédie, assez bien écrite, est un tissu de dialogues et de tracasseries, où l’on a enchâssé quelques portraits et quelques détails faits avec esprit. Il y a parfois des saillies et de la finesse, mais le total de l’ouvrage est extrêmement faible, quant à la partie de l’intrigue et la contexture du fonds. La galanterie du public pour l’auteur femelle a empêché que la nouveauté en question ne fût plus mal reçue. Le sieur Désormeaux, historien connu, l’a présentée aux Comédiens, en déclarant pourtant qu’elle ne lui appartenait pas. On est parfaitement instruit que c’est une composition de madame la marquise de Saint-Chamond, ci-devant mademoiselle Mazarelli, fille non moins connue par ses aventures romanesques que par son goût pour la littérature. On sait qu’elle a concouru plusieurs fois pour les prix de l’Académie Française ; mais il y a loin de ce genre au genre comique.

11. — On a élevé depuis peu, à Saint-Eustache, paroisse où M. de Chevert est enterré, un monument à son honneur, mais dans une simplicité convenable à ce grand homme. Il consiste en son médaillon, sans aucun ornement. Au bas est une pierre noire, sur laquelle est inscrite l’épitaphe suivante[6] :

« Ci-gît François Chevert, commandeur, grand’croix de l’Ordre de Saint-Louis, chevalier de l’Aigle-Blanc de Pologne, gouverneur de Givet et de Charlemont, lieutenant-général des armées du roi.

« Sans aïeux, sans fortune, sans appui, orphelin dès l’enfance, il entra au service à l’âge de onze ans ; il s’éleva, malgré l’envie, à force de mérite ; et chaque grade fut le prix d’une action d’éclat. Le seul titre de maréchal de France a manqué, non pas à sa gloire, mais à l’exemple de ceux qui le prendront pour modèle.

« Il était né à Verdun sur Meuse, le 2 février 1699. Il mourut à Paris, le 24 janvier 1769.

« Priez Dieu pour le repos de son âme. »

On voit avec plaisir que cette épitaphe ait été composée en français, pour que tout le monde puisse la lire et accorder à cet illustre guerrier la reconnaissance que lui doit tout bon citoyen[7].

14. — M. le duc de La Vrillière et madame la marquise de Langeac continuent à couvrir de la protection plus éclatante les entrepreneurs du Colysée, ou à retarder leur ruine absolue autant qu’il sera possible. Ils viennent d’employer toute leur autorité pour procurer à ces entrepreneurs une ressource, qui sera très-grande pour le moment, mais ne peut durer long-temps. Ils ont engagé la fameuse Lemaure à chanter au concert du 15 de ce mois. On se rappelle que cette actrice a eu la plus belle voix de l’Europe, et a fait autrefois les délice de toute la France ; mais elle a aujourd’hui près de soixante-dix ans ; elle est retirée du théâtre depuis vingt-huit ans ; elle n’est point au courant de la musique moderne ; le vaisseau énorme où elle doit chanter, affaiblira nécessairement sa voix, eût-elle le volume qu’elle a toujours eu. Toutes ces considérations font douter que la virtuose en question soutienne son antique réputation. Malgré cette défiance générale, les amateurs et les curieux se disposent à se rendre en foule au Colysée pour voir une pareille rareté. On assure que mademoiselle Lemaure, dont on connaît, ou dont on ne peut connaître les caprices étonnans, a mis à son marché les conditions les plus plaisantes. Du reste, on veut qu’elle se soit essayée dans le lieu où elle doit chanter, et que sa voix y ait eu un jeu merveilleux.

— Le sieur Boutin, receveur général des finances, frère de l’intendant des finances, si fameux dans l’histoire de la Compagnie des Indes, fait beaucoup parler de lui aujourd’hui, mais d’une façon plus glorieuse que le dernier. C’est un virtuose renommé par son goût pour les arts. Il a entrepris de créer dans un faubourg de Paris un jardin singulier, où il rassemblera tout ce que la nature agreste et cultivée peut fournir de productions et de spectacles, en quelque genre que ce soit. Il a nommé le lieu Tivoli, et quoique l’entreprise de ce chef-d’œuvre ne soit pas à son point de perfection, on en parle avec emphase : la curiosité l’exalte ; on se presse de l’aller voir, mais on n’y peut entrer que par billet. On veut que M. Boutin ait déjà répandu un million dans cet établissement.

15. — *Les partisans de M. de Voltaire annoncent, comme certain, son retour en cette capitale. Ils prétendent que c’est M. le chancelier qui a engagé madame la comtesse Du Barry à obtenir du roi une faveur désirée depuis long-temps par ce poète. Ils ajoutent que le chef de la magistrature n’a pu se refuser au zèle que l’illustre proscrit a montré pour la bonne cause, qu’il a jugé, par les petits échantillons que l’on connaît lui[8] sur cette matière, de quelle utilité il lui pourrait être pour subjuguer les esprits ; et que, le philosophe de Ferney a promis de renoncer à écrire contre la religion, et de s’attacher uniquement aux objets politiques, sur lesquels on veut qu’il s’exerce. Toute la littérature est dans l’attente d’un tel événement. Ses amis s’en réjouissent, et ses ennemis en tremblent. Le sieur Fréron craint fort l’interruption de ses feuilles.

16. — La Dunciade, qui n’avait d’abord paru, en 1764, qu’en trois chants[9], est aujourd’hui en dix. On ne peut nier que l’auteur n’ait beaucoup de facilité, que son poëme ne soit rempli d’images, et que ses critiques ne soient justes à bien des égards ; malgré cela, la lecture en devient nécessairement fastidieuse, par le retour continuel de quelques noms, dévoués par l’auteur au ridicule et au mépris. Les sieurs Diderot, Marmontel et Fréron sont les principaux héros de son poëme. Au surplus, il y a y a très-peu de mérite à avoir fait un pareil pamphlet, et il y a une audace et une présomption impardonnable à s’afficher ainsi pour le vengeur du goût. L’ouvrage, toujours censé publié par des éditeurs, est accompagné de préfaces, de lettres, d’avertissemens, de vers, de notes relatifs au poëme : on conçoit aisément que le plus grand nombre a été dicté par l’auteur. On y voit avec plaisir plusieurs lettres de M. de Voltaire, qui, par son inconséquence ordinaire, en réprimandant le sieur Palissot de ridiculiser quelques personnages, amis du philosophe de Ferney, se déchaîne avec une fureur sans égale contre les écrivains, plastrons habituels de ses épigrammes, qui blâme la satire, et se permet en même temps les injures les plus atroces.

Le sieur Palissot est aujourd’hui à Argenteuil, et n’est point expatrié comme on l’avait dit[10]. On ne remarque pas que son libelle contre les gens de lettres, ses confrères, excite le grand scandale qu’il s’en promettait cette nouvelle édition tombera bientôt dans l’oubli comme la première, et grossira la foule des écris obscurs qu’il reproduit en lumière pour l’instant.

À la suite de la Dunciade, le sieur Palissot a fait imprimer un volume ayant pour titre : Mémoires pour servir à l’histoire de notre littérature, depuis François 1er jusqu’à nos jours. Ils embrassent cent quatre-vingt-sept notices. Il paraît que l’auteur a pris pour modèle le petit catalogue mis par M. de Voltaire à fin de son Siècle de Louis XIV[11], mais il n’a pu imiter le goût, la légèreté et la concision de ce grand maître. Il y règne, d’ailleurs, une partialité bien sensible, et parcourant ce panthéon littéraire, où parmi les auteurs vivans, les sieurs de La Harpe, Le Brun et Poinsinet de Sivry sont désignés comme autant de grands hommes du jour, l’auteur ne s’est pas oublié non plus ; il s’y place avec une impudence suffisante pour démentir tout le bien qu’il dit de lui-même, et dont il a rempli les trois volumes nouveaux de ses œuvres. Ils ne tarderont pas à aller rejoindre les autres dans la poussière où elle sont ensevelies.

17. — Mademoiselle Lemaure a effectivement paru au Colysée. La foule des spectateurs était immense, et cette actrice convient avoir été intimidée à la vue d’une pareille assemblée. Elle a chanté le monologue Sylphe, et a joué la scène avec le sieur Legros. Son début en a singulièrement imposé, et le silence universel qui s’est formé, annonçait la sensation qu’elle a faite par la sublimité de son chant. Malheureusement il ne s’est pas soutenu, et dans le dialogue avec l’acteur, le sieur Legros a absolument couvert sa voix et l’a écrasé ; en sorte que ceux qui ont autrefois entendu mademoiselle Lemaure, n’ont plus trouvé que les restes du plus bel organe, et ceux qui n’ont jamais eu ce plaisir, n’ont pu juger qu’imparfaitement, et n’ont point été émerveillés. Au surplus, on lui a prodigué les applaudissemens les plus longs et les plus soutenus. On comptait qu’elle chanterait un second morceau, mais elle s’est trouvée trop fatiguée.

18. — *Un certain abbé Dubault[12], curé d’Épiais, à fait aux Théatins, le dimanche de l’octave de la Fête-Dieux, un discours sur le respect que le chrétien doit à Dieu dans la sainte eucharistie en l’assimilant à celui d’un sujet envers son roi, et, par ce parallèle continu, il a trouvé moyen de faire une satire sanglante de l’ancien parlement, une apologie du nouveau, un éloge pompeux de M. le chancelier, et d’avancer les maximes les plus contraires à la liberté des Français, en les réduisant à la qualité de simples esclaves, et en annonçant clairement que le roi était maître des biens, de la personne et de la vie de ses sujets. Heureusement que l’auditoire n’était composé que de gens du peuple, de laquais, de femmes de chambre. Cependant quelques abbés s’étant trouvés là par hasard, en ont été fort scandalisés : cela a fait bruit insensiblement, et est parvenu aux oreilles de M. de Sartine qui a mandé le supérieur des Théatins. Celui-ci n’avait point été spectateur, mais, sur les informations prises dans sa communauté, n’est pas disconvenu qu’il n’y eût quelque chose de trop zélé dans ce prédicateur de campagne : l’abbé Dubault, instruit de l’orage qui se formait, a pris le parti d’écrire à M. le chancelier, de lui envoyer son discours, en lui marquant qu’il voyait avec douleur qu’on lui fit crime d’être trop royaliste. M. le chancelier, flatté sans doute de l’éloge non suspect d’un prêtre obscur, a donné les ordres nécessaires pour qu’il ne soit pas inquiété, et il continue à prêcher de la même manière. Heureusement, cet orateur, digne du seizième siècle, est plus propre à faire rire par son style burlesque, son ton baladin, et ses convulsions d’énergumène, qu’à exciter une fermentation dangereuse. C’est vraisemblablement ce qui fait que M. le chancelier ne l’a pas traité plus favorablement, et s’est contenté de conserver un tel apologiste parmi le peuple, tandis que des bouches plus disertes le prônent dans le grand monde.

19. — Les Italiens donnent depuis peu une pièce en deux actes et en vers, mêlée d’ariettes, intitulée les Jardiniers[13]. Cette comédie, jouée pour la première fois le jour où mademoiselle Lemaure chantait au Colysée, parut presque incognito, et, par cette raison, elle n’éprouva aucune contradiction. Depuis elle a été représentée avec plus d’affluence.

24. — Mademoiselle Lemaure n’ayant point voulu chanter lundi dernier, il n’y a pas eu de concert, ni de Colysée. Il faut connaître jusqu’où vont les caprices de cette fille-là, pour croire les conditions plaisantes qu’elle a imposées, à leur bizarrerie. Au reste, elle n’a pas voulu qu’il fût question d’honoraires : elle a refusé tout marché à cet égard. Elle est si mécontente du sieur Legros, qu’elle a exigé qu’il ne chanterait plus avec elle et qu’elle paraîtrait seule. Madame la marquise de Langeac et M. le duc de La Vrillière sont depuis lors aux petits soins auprès d’elle, et lui font une cour très-servile. Au surplus, les entrepreneurs du Colysée sentant bien que cette ressource ne peut être que momentanée, et que le public, après avoir satisfait sa curiosité, ne suivra pas cette chanteuse long-temps, ont imaginé un nouveau genre de spectacle. Ils sont décidés, dit-on, à faire venir des coqs d’Angleterre[14], et à donner des combats de ces animaux, si courus dans le pays ; mais on doute qu’un pareil genre de plaisir en fasse beaucoup à Paris : les femmes y sont d’un caractère plus susceptible d’émotions vives ; l’effusion du sang leur répugne trop : elles se refuseront à coup sûr à ce spectacle, et l’on sait qu’ici les hommes ne vont point où il n’y a pas de femmes.

27. — C’est une madame de Vaudoncourt qui a fait élever à ses frais le monument dont on a parlé, en l’honneur de M. de Chevert[15]. Cette femme vivait depuis long-temps avec lui dans l’union la plus intime et la plus respectable ; elle faisait la consolation de sa vieillesse, et il l’avait instituée sa légataire universelle, d’où il résultait un bien-être d’environ vingt-cinq mille livres de rentes ; mais elle n’a pu voir achever ce monument, et n’a pas survécu long-temps à la perte de son bienfaiteur. L’épitaphe a été composée par M. l’abbé Tricot[16], l’homme de confiance et l’ami de cœur de M. de Chevert. C’est lui qui a suivi l’entreprise et a eu le bonheur de la voir terminer. En sorte qu’on peut dire que l’amour et l’amitié y ont également concouru. Le médaillon est la composition du sieur Vassé, un de nos plus de plus fameux sculpteurs. Il est rendu dans toute la simplicité dont on l’a annoncé, et a la qualité la plus essentielle, c’est-à-dire une grande vérité et une parfaite ressemblance.

29. — On ne parle qu’avec la plus grande admiration des soins que M. le duc de Chartres prend de son auguste épouse depuis qu’elle est grosse, et qu’elle avance vers son terme. Il ne la quitte point ; il redouble de tendres caresses, et bien loin de se livrer aux écarts de sa première jeunesse et qui paraîtraient plus excusables dans les circonstances présentes, où les passions devraient le dominer davantage, il est avec la princesse sur le ton le plus bourgeois et le plus respectable ; ce qui cause une joie extrême à M. le duc d’Orléans, et surtout à M. le duc de Penthièvre.

30. — Le sieur Doyen est un des peintres d’histoire les plus estimés aujourd’hui ; il travaille actuellement à réparer les peintures du dôme des Invalides très-endommagées. Depuis quelque temps madame la comtesse Barry a envoyé chercher cet artiste et lui a témoigné son envie d’avoir un tableau de sa composition ; mais elle a déclaré qu’elle ne le voulait pas dans le genre de dévotion. Le sieur Doyen lui a répondu qu’il était à ses ordres, et qu’il ne faisait pas toujours des corps de saints : elle l’a laissé maître du choix, et il lui a proposé pour sujet le trait, qu’il prétend historique, de cette Thessalienne que les ignorans accusaient de magie, et qui ayant paru devant l’empereur pour répondre sur l’imputation de ce crime, n’eut qu’à se montrer pour décider la question : c’était la plus belle créature qu’œil humain pût envisager. Madame la comtesse a senti toute la finesse de ce madrigal pittoresque ; elle a adopté avec joie un sujet aussi galant, et le sieur Doyen est très-bien venu de cette dame. Elle l’a accueilli avec une bonté extrême, et sur ce que ce peintre a représenté à Sa Majesté qu’il sentait combien le bonheur d’approcher de sa personne royale, lui élevait les idées, et lui donnait du sublime dans l’imagination, qu’il lui serait infiniment avantageux de jouir souvent de cette inspiration, le roi lui a permis de se présenter à lui, quand il voudrait ; et il a ses entrées dans les petits appartemens, où il est admis dès qu’il se montre.

31. — Lundi dernier, mademoiselle Lemaure a reparu au concert du Colysée. Elle y a chanté plusieurs morceaux, mais seule. Elle a été reçue avec des transports bien capables d’encourager son amour-propre. Sa voix a fait beaucoup plus d’impression que la première fois. Cependant, par un de ces caprices qui lui sont ordinaires, au moment où une partie de l’orchestre avait déjà défilé, où les spectateurs se retiraient, elle a voulu régaler encore le public d’un autre morceau : on s’est aperçu qu’elle faiblissait sensiblement, et que pour son honneur elle aurait dû se refuser à cet excès de zèle. On ne lui en a pas moins su gré, et l’on a tâché, par des applaudissemens réitérés, de lui dérober l’humiliation d’une disgrâce.

Au surplus, on décore son triomphe de tout l’appareil extérieur qu’on accorde aux gens de la première distinction, ou aux orateurs les plus éminens. Un suisse va la chercher à son appartement, tandis que d’autres font faire le passage et bordent la haie ; le premier la précède jusqu’à l’orchestre ; un écuyer lui donne la main ; elle a deux ou trois femmes de suite : on la reconduit de même.

  1. Extrait du droit public de la France, par Louis de Brancas, comte de Lauraguais, in-8o de 137 pages. « M. de Lauraguais, dit le rédacteur des Mémoires, dans un article du 4 juillet 1771 que nous avons cru devoir supprimer ; M. de Lauraguais n’annonce son ouvrage que comme un extrait, un prospectus d’un autre bien plus grand sur la même matière. » — R.
  2. L’Observateur Hollandais, ou Lettres de M. Van ** à M. H**, de La Haye, etc. La Haye (Paris), 1755-59, 5 vol.  in-8o. — R.
  3. 1771, in-12. Barbier l’attribue à Pidanzat de Mairobert, qui passe, comme nous l’avons dit dans la Préface, pour le continuateur de ces Mémoires. Nous ne serions pas éloignés de partager cet avis, car nous avons remarqué que plusieurs anecdotes rapportées dans la Correspondance secrète se retrouvent dans les Mémoires avec les mêmes détails, ce qui peut, il nous semble, faire supposer une origine commune aux deux ouvrages. Suivant la Biographie universelle, Chrétien François II de Lamoignon a eu beaucoup de part à cette Correspondance. — R.
  4. Cette première édition ne contenait que douze lettres ; les dernières en contiennent quarante-et-une. Cette Correspondance a été réimprimée dans les tomes II et III du Maupeouana, dont nous avons parlé ; il en existe une édition sous ce même titre de Maupeouana, ou Correspondance secrète, etc. 1773, 2 vol.  in-12. — R.
  5. On a pu voir, à la date du 14 mai 1770, des Notes secrètes sur quelques membres du Parlement, recueillies par le chancelier* : Nous ne savons de quelle liste il est ici question. — R.

    *. Sorhouet n’y est point nommé. — R.

  6. Composée par d’Alembert. — R.
  7. V. 27 juillet 1771. — R.
  8. V. 9 avril 1771. — R.
  9. V. 11 mars 1764. — R.
  10. V. 14 mai 1771. — R.
  11. Cette liste d’auteurs se trouve, dans les éditions modernes, en tête du Siècle de Louis XIV. — R.
  12. V. 18 juillet 1766. — R.
  13. Paroles de D’Avesne, musique de Prudent. — R.
  14. Cet essai ne réussit point : une tentative récente (1826.) n’a pas eu plus de succès. — R.
  15. V. 11 juillet 1771. — R.
  16. Nous l’avons attribuée à d’Alembert d’après l’autorité de M. Dulaure. — R.