Mémoires secrets de Bachaumont/1764/Mars

Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome I (1762-1765)p. 265-270).
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Mars 1764

Ier Mars. — Macare et Thélème, allégorie par M. de Voltaire, in-8o de huit pages. L’auteur, dans un mot de lettre à M. le duc de La Vallière, lui apprend que Macare signifie bonheur, et Thelème volonté, en grec. Si ce grand poète a voulu contraster avec les allégories de Rousseau, il a le dessous. Cette pièce est très-médiocre, et n’a ni la chaleur, ni la légèreté, ni le coloris des poésies fugitives de M. de Voltaire.

3. — On a donné aujourd’hui aux Français la première représentation de l’Amateur, comédie en un acte et en vers de M. Barthe. Un homme versé dans les arts revient d’Italie avec la manie des antiques. Un de ses amis se propose de lui faire épouser sa fille, qu’il n’a pas vue depuis long-temps. Il fait faire la statue de la jeune personne, lui fait donner tous les caractères propres à en attester la vétusté. L’amateur en devient fou et est fâché qu’on ne trouve plus de figures pareilles. Quand il est bien épris, on fait paraître la jeune personne, et il l’épouse. Ce drame, susceptible des détails les plus gracieux et de la plus douce poésie, est dénué même de ce faible mérite, et n’a que celui d’avoir été joué par des acteurs supérieurs.

8. — Blanche et Guiscard, tragédie de M. Saurin, après avoir ennuyé la scène pendant quelque temps, est actuellement imprimée. L’auteur ne dissimule pas l’obligation qu’il a à mademoiselle Clairon : c’est le pivot sur lequel roulent aujourd’hui toutes nos pièces modernes. Pour mieux célébrer cette héroïne, M. Saurin, en lui envoyant un exemplaire de sa pièce, lui a adressé le quatrain suivant :


Ce drame est ton triomphe, ô sublime Clairon :
Blanche doit à ton art les larmes qu’on lui donne ;
BlancEt j’obtiena à peine on fleuron,
BlancQuand tu remportes la couronne.

10. — Avant-hier jeudi les Italiens ont donné la première représentation de Rose et Colas, pièce en un acte mêlée d’ariettes. La musique est de M. Monsigny, les paroles sont de M. Sedaine. Le poème, suivant l’usage, est peu de chose ; il est trivial et d’une nature peu choisie. Une jeune fille amoureuse voit son amant à l’insu de son père, qui s’oppose à leur mariage de concert avec celui du jeune homme. Les parens les trouvent trop jeunes. Le gars ardent élude l’œil vigilant du bon homme. Un accident imprévu trahit les deux amans et force les parens à conclure un hymen déjà bien avancé. Tel est le fond sur lequel le musicien a adapté une musique agréable, mais peu piquante quant à la nouveauté.

11. — On a déjà parlé[1] de la Dunciade ou la Guerre des Sots ; c’est un poëme satirique en trois chants : la Lorgnette, le Bouclier, le Sifflet. La fiction n’en est pas ingénieuse. Il y a quelques détails très-bons, et le coloris en est quelquefois d’une grande vérité. On ne peut que détester le méprisable auteur qui a fait une pareille capitolade. C’est une Saint-Barthélemy littéraire, où tout est immolé, à la réserve de quelques personnes protégées du gouvernement : les femmes mêmes sont citées à cet infâme tribunal. Parmi les héros de l’auteur, que le respect, la crainte ou des circonstances particulières l’avaient obligé de ménager, on voit un Le Brun, un de Sivry ; celui-ci beau-frère de l’auteur, son associé et son prôneur. Une pareille accolade fait jeter les hauts cris du petit nombre que Palissot loue M. de Saint-Foix surtout, dont il a craint la justice militaire, dédaigne un encens ainsi prostitué.


Mieux te vaudrait perdre ta renommée,
Que los cueillir de si chétif aloi[2] !

13. — Les Comédiens Français se disposent à jouer incessamment Olympie, tragédie de M. de Voltaire, déjà imprimée. Cette pièce, à grandes machines, exige beaucoup de spectacle. La troupe a fait pour 10, 000 francs de frais en habits et en décorations. Il est à craindre que toute cette pompe ne puisse soutenir la pièce, d’un échafaudage bizarre, monstrueux, et d’un coloris lâche et faible.

14. — M. Restant, l’auteur d’une grammaire qui a déjà eu plusieurs éditions, est mort le 14 du mois dernier. Cet avocat estimable, sans être d’une métaphysique aussi profonde que M. Dumarsais, a cependant rendu quelques services à la langue, et peut être d’un grand secours aux étrangers et à ceux qui veulent apprendre à parler ou à écrire correctement.

15. — De l’autorité de Locke dans la science de l’âme, surtout relative à l’enfance, etc. Discours prononcé à l’Académie de Berlin le 8 janvier 1764, par M. de Prémontval.

Cet ouvrage, original pour le ridicule et les assertions impertinentes, ne fait honneur ni à l’auteur ni à l’Académie. Selon ce discours, Locke est un sot, un sophiste pitoyable, un déraisonneur, un homme sans expérience, sans lumières, sans jugement, un ignorant enfin, qui joint à l’obscurité une infidélité condamnable. Que penser d’un philosophe qui avoue avoir lu et relu pendant vingt-cinq ans Locke, et qui en parle ainsi !

16. — On a imprimé depuis quelque temps le Rossignol, comédie en un acte et en vaudevilles de M. Collé, auteur de Dupuis et Desronais. Il y a plus de douze ans que ce drame avait été représenté avec succès chez M. le comte de Clermont. Le conte du même nom, inséré dans ceux de La Fontaine, quoiqu’il ne soit pas de cet auteur, est le canevas de cette pièce peu susceptible d’être jouée sur un théâtre public.

17. — Les Comédiens Français ont donné aujourd’hui la première représentation d’Olympie. Cette pièce n’a fait effet que sur les yeux : à deux ou trois scènes, près, tout le reste a paru long, ennuyeux, languissant. Il y a très-peu de changemens, quelques vers ajoutés, d’autres retouchés. En général, la versification a été trouvée éteinte et l’on n’y a pas reconnu ce coloris qui caractérise tous les ouvrages de. M. de Voltaire.

19. — M. de La Harpe a cru devoir célébrer sa reconnaissance envers mademoiselle Dumesnil par une Épître peu considérable, mais fort bien faite, ou le jeu de cette actrice est dépeint avec les couleurs les plus vraies et les plus sublimes.

20. — Olympie, dont on ne se promettait rien samedi, a eu le plus grand succès hier. On a prodigieusement élagué ce drame languissant ; on a changé quelque chose aux décorations, enfin elle a monté aux nues. On prétend que mademoiselle Clairon a fait en grande partie la dissection.

22. — Malgré le silence littéraire observé sur la Dunciade, quelques personnalités ont engagé plusieurs personnes, surtout des femmes, à se plaindre criminellement de ce libelle calomnieux. Il paraît que madame Riccoboni, que l’auteur appelle plaisamment Rubiconi, n’a pas peu contribué à mettre en mouvement le ministère public. M. le duc de. Choiseul, instruit de ces menées, a cru devoir interposer ses bons offices. Protecteur de l’auteur dont l’ouvrage paraît s’être produit sous ses auspices, il a demandé qu’on lui laissât le soin de punir le calomniateur. Il est exilé à cinquante lieues, et ce scélérat, qui devrait être mis au cabanon pour le reste de ses jours, reçoit une nouvelle illustration de son châtiment.

24. — Lettre à la Grecque[3]. Cette plaisanterie est dans le genre de l’abbé Coyer. L’auteur suppose un projet fou de salle de spectacle, pour avoir le plaisir de le tourner en plaisanterie et de s’égayer en passant sur plusieurs de nos ridicules. Elle est légèrement écrite et porte l’empreinte d’un esprit agréable.

28. — Le ministère veille de très-près à ce qu’il ne se répande pas d’ouvrages capables d’entretenir les esprits portés à favoriser les ci-devant soi-disant Jésuites. Il en paraît un fort estimé : Lettre à M.**, conseiller au parlement de Paris, où on lui rend compte de quelques entretiens, dans lesquels un docteur en théologie découvre par quels moyens le livre des Assertions a surpris la sagesse des magistrats ; volume in-12 de trois cent soixante-dix-huit pages. Cet écrit, fait avec beaucoup de modération et avec tout l’art possible, pourrait séduire les gens mal instruits, car il n’est pas sans réplique pour ceux véritablement au fait de la matière.

29. — Les Baladins[4], et Réponse aux Baladins. Le premier ouvrage est un persiflage contre le goût moderne, le deuxième une justification : l’un et l’autre est fort superficiel, et n’a que le mérite d’une légère et agréable critique.

30. — Vers à M. Bernard sur son opéra de Castor et Pollux, par M. le M. de V***.


Les deux jumeaux de la fable
Font le charme de Paris,
Ils retirent tout Leur prix
Des vers d’une Muse aimable.
Elle avait chante l’Amour,
Son ivresse et son délire,
De la beauté qui soupire,
Les plaisirs et le retour.
L’Amitié monte la lyre,
Elle donne un nouveau tour
Aux transports qu’elle respire ;
Elle chante, et tour à tour
Les éprouve et les inspire.

  1. V. 29 février 1764. — R.
  2. J. -B. Rousseau. — R.
  3. À l’île de Ténedos, 1764 ; in-12 de 24 pages. — R.
  4. Les Baladins, ou Melpomène vengée ; Amsterdam, 1764, in-8o. Grimm attribue cet opuscule à un nommé Duransot. Nous le croyons de Durosoy. V. 24 avril 1765. — R.