Mémoires secrets de Bachaumont/1764/Avril

Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome I (1762-1765)p. 270-280).
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Avril 1764

Ier Avril. — L’éclipse tant annoncée pour aujourd’hui, et qui avait attiré l’attention de tout Paris, n’a pas fait une sensation considérable. L’obscurité a été de peu de durée et très-médiocre, à peu près comme lorsqu’il va pleuvoir. Toute la cour était à l’Observatoire. M. de Cassini s’était persuadé que la nuit serait épaisse ; en conséquence, l’heure venue et le jour pâlissant un peu, il a demandé des bougies, sons prétexte qu’on ne voyait plus clair. Tous les spectateurs l’ont assuré qu’on voyait très-bien : lui d’insister et d’assurer qu’il ne voyait goutte, et le monde de rire, et l’astronome d’être hué.

2. — M. Dorat continue à employer ses revenus en belles impressions ornées de gravures. Il vient de nous donner, à ses frais, ce qu’il appelle le Pot pourri, Épître à qui l’on voudra. Cet ouvrage, qui n’a que le titre de singulier, est une description en vers d’un voyage que ce poète a fait l’année dernière à la terre de son ami Pezay. Cela est versifié agréablement, plus fort de mots que de choses. On sent qu’après le voyage de Chapelle, celui de M. de Pompignan, et tant de poésies légères qui existent sur de pareils sujets, on ne peut rien dire de bien neuf. À la suite est une Épître à M. Dorat par M. de Pezay : c’est l’auteur de Zélis au bain. On ne peut refuser à ce dernier le talent assez commun aujourd’hui de dire agréablement des riens, de ressasser tout ce qu’on a épuisé depuis long-temps sur le sentiment. Il célèbre avec raison son amitié pour M. Dorat, et finit par lui dire que « le hasard fait les frères, et la vertu fait les amis. »

3. — Depuis quelque temps la fureur d’écrire sur les matières de finance avait passé comme une maladie épidémique. Une Déclaration du Roi du 28 mars, enregistrée le 31 du même mois par la grand’chambre, semble chercher à ranimer cette rage, par les défenses de rien publier sur cet objet. On ne peut que rire d’une autorité aussi mal employée. On motive cette démarche sur la nécessité de réprimer les auteurs obscurs qui se servent d’un pareil prétexte pour répandre des calomnies et jeter l’alarme dans les esprits. La police, chargée en tout temps de veiller sur la librairie, suffisait pour arrêter les ouvrages imprimés avec permission. Quant aux autres, que peut y faire une défense aussi absurde ? On voit avec peine cette Déclaration signée L’Averdy. On croit y entrevoir l’empreinte d’un génie petit, étroit, minutieux et tendant au despotisme.

4. — Il paraît imprimé dans le public un Bref[1] du pape au roi de Pologne Stanislas, en date du 24 août dernier, par-lequel Sa Sainteté réclame le secours et la protection de ce monarque en faveur des clercs réguliers de la Compagnie de Jésus. Elle l’invite, lorsqu’il verra le roi très-chrétien, son gendre, de le conjurer d’unir son autorité à la sienne, pour confirmer les établissemens qu’il a formés en Lorraine en faveur de cette Compagnie, dont l’objet est la sanctification des âmes et leur salut éternel.

5. — Le Corneille tant attendu, est enfin arrivé dans ce pays-ci. Il est en douze volumes in-8o, coûte deux louis de souscription, trois livres pour le transport, et trente-six francs pour la brochure. On voit en général que M. de Voltaire a visé à faire un ouvrage volumineux. Il n’a rien omis de toutes les pièces qui avaient un rapport direct ou éloigné à celles de Corneille. On en parlera plus amplement quand on aura discuté ce long ouvrage : il est dédié à messieurs de l’Académie Française.

6. — M. Palissot, de son exil de Joinville, a prématurément célébré la convalescence de madame la marquise de Pompadour. On se doute bien qu’un satirique aussi effronté est un adulateur servile.


Pour Vous êtes trop chère à la France,
Pour Aux dieux des Arts et des Amours,
Pour redouter du sort la fatale puissance :

Pour Tous les Dieux veillaient sur vos jours,
Tous étaient animés du zèle qui m’inspire ;
Pour En volant à votre secours
Pour Ils ont affermi leur empire.

8. — Il court dans Paris des copies d’un Bref[2] du pape à M. l’archevêque de Paris, en date du 15 février dernier, à l’occasion de son Instruction pastorale, où dit le Saint-Père, il venge la divine autorité de l’Église avec cette force, cette solidité, qui lui assurent les suffrages et les éloges de tous les gens de bien. Après l’avoir loué de sa constance et de sa fermeté, et prié le Seigneur de le soutenir dans ses bonnes dispositions, il ajoute que le roi très-chrétien, en lui donnant le choix d’une retraiter, a moins voulu lui prescrire un exil que lui assurer un asile contre la tempête qui le menaçait.

9. — On a déjà parlé[3] de M. d’Éon de Beaumont, ex-ministre plénipotentiaire de France à la cour de Londres. On a parlé de son aventure singulière. L’asile qu’il s’est procuré lui assurant l’impunité, il vient de publier un in-4o[4] contenant les instructions et lettres particulières de M. le duc de Praslin à M. de Nivernois, à lui adressées, et toute la correspondance relative au traité de paix. Il y a joint des notes et des portraits qui rendent cet écrit très-précieux. Il n’y en a que très-peu d’exemplaires à Paris : il porte pour épigraphe ces vers de Sémiramis de M. de Voltaire :


Pardonnez, un soldat est mauvais courtisan :
Nourri dans la Scythie, aux plaines d’Arbazan,
J’ai pu servir la cour, et non pas la connaître.

11. — On répand depuis quelques jours une plaisanterie assez plate ; elle a pour titre Décalogue du Dieu du Goût : on la peut juger d’un partisan du sieur Palissot.


I. Au Dieu du Goût immoleras
Tous les écrits de Pompignan.
II. Chaque jour tu déchireras
Trois feuillets de l’abbé Le Blanc.
III. De Montesquieu ne médiras,
Ni de Voltaire aucunement.
IV. L’ami des sots point ne seras,
De fait ni de consentement.
V. La Dunciade tu liras,
Tous les matins dévotement.
VI. Marmontel le soir tu prendras,
Afin de dormir longuement.
VII Diderot tu n’achèteras,
Si ne veux perdre ton argent.
VIII. Dorat en tous lieux honniras,
Et Colardeau pareillement.
IX. Le Mière aussi tu siffleras,
À tout le moins une fois l’an.
X. L’ami Fréron n’applaudiras,
Qu’à l’Écossaise seulement.

12. — M. Garnier, professeur royal d’hébreu et membre de l’Académie royale des Inscriptions et Belles-Lettres, vient de publier un livre intitulé l’Homme de Lettres, en deux parties in-12. Cet auteur le dessine en grand, remonte aux principes, et paraît imbu de son Platon. Si, pour être homme de lettres, il fallait réunir l’assemblage des qualités de toute espèce et surtout les vertus rares qu’exige M. Garnier, quel homme aujourd’hui serait digne de ce titre ?

13. — Madame la marquise de Pompadour a fait présent, il y a quelques jours, à M. de L’Averdy, contrôleur-général, dont on attend tant de merveilles, d’une boîte de carton enrichie du portrait de Sully. Elle a assaisonné cette galanterie de toutes les grâces dont elle est capable, en disant à ce ministre que, présumant trop de sa modestie pour croire qu’il se fût fait tirer, elle lui envoyait son portrait véritable. Ces vers étaient dans la tabatière :


De l’habile et sage Sully
Il ne nous reste que l’image :
Aujourd’hui ce grand personnage
Va revivre dans L’Averdy.

14. — Le livre de M. d’Éon de Beaumont fait une sensation très-vive dans ce pays-ci. On y voit des lettres attribuées à MM. de Praslin, de Nivernois, de Guerchy, avec des notes de l’infidèle et perfide rédacteur. Elles ne donnent pas une idée avantageuse du génie, de l’esprit et de la politique de ceux qui les ont écrites. Il y en a de si extraordinaires, que malgré leur apparente authenticité, on serait tenté de croire qu’elles sont supposées. On est surtout fâché de voir M. de Nivernois, dont on avait une idée avantageuse, montrer la corde dans tous les points. Cet écrit est précédé d’une préface, dans laquelle M. d’Éon expose les motifs qui le forcent à publier ces lettres. L’indignité de son procédé, les disparates de sa conduite et de son style dans ses récits, dénotent un méchant homme et un fou.

15. — Ce soir est morte madame la marquise de Pompadour. La protection éclatante dont elle avait honoré les lettres, le goût qu’elle avait pour les arts, ne permettent point de passer sous silence un si triste événement. Cette femme philosophe a vu approcher ce dernier terme avec la constance d’une héroïne. Peu d’heures avant sa mort, le curé de la Madelaine, sa paroisse à Paris, étant venu la voir ; comme il prenait congé d’elle, « Un moment, lui dit la moribonde, nous nous en irons ensemble. »

18. — On a fait l’épigramme suivante sur un Jésuite qui s’est marié :


Uxorem ducis qui cornua trina gerebas ;
Pondus erit levius, cornua bina geres.

— On doit bien s’attendre que le tombeau de madame de Pompadour sera un objet d’hommages et de satires. L’épitaphe suivante remplit l’un et l’autre objet. On la suppose écrite au bas de son buste ; à côté sont l’Hymen et l’Amour en larmes, avec leurs flambeaux renversés.


FemCi-gît Poisson de Pompadour,
FemQui charmait la ville et la cour :
Femme infidèle, et maîtresse accomplie.
FemL’Hymen et l’Amour n’ont pas tort,
FemLe premier de pleurer sa vie,
FemLe second de pleurer sa mort[5].

19. — Il court des copies manuscrites de plusieurs Contes nouveaux de M. de Voltaire : les Trois Manières, Azolan, l’Origine des Métiers, l’Éducation d’un Prince. On y trouve toujours cette touche délicate qui n’appartient qu’à lui. Quoiqu’ils ne soient pas également bons, ils se font lire avec plaisir.

20. — On a fait sur madame de Pompadour une épitaphe bien différente de la première ; elle est simple, et contient l’historique de sa vie.


QuCi-gît qui fut vingt ans pucelle,
Quinze ans catin, et sept ans maquerelle.


Elle a été mariée à vingt ans, et est morte dans la quarante-troisième année de son âge.

21. — On a entendu la semaine dernière, au concert spirituel, un Cor de Chasse qui étonne tout Paris : c’est le sieur Rodolphe, de la musique du duc de Wurtemberg. Jamais cet instrument n’avait été poussé à un point si accompli : il imite tour à tour la flûte la plus douce, la trompette la plus éclatante. Ses coups de langue sont d’une rapidité, d’une variété, d’une précision incompréhensible. Il paraît exécuter avec hardiesse la musique la plus difficile et la plus rapide.

22. — Aujourd’hui, jour de Pâques, s’est passé à Versailles une scène dont le concours des circonstances fait une singularité piquante. La manie du jour est de faire tout à la grecque. L’abbé Torné, chanoine d’Orléans, qui a prêché tout le carême devant le roi, ayant oublié de faire le signe de la croix, Sa Majesté s’est retournée du côté du duc d’Ayen, son capitaine des gardes, et lui en a témoigné sa surprise : « Vous verrez, Sire, répond le plaisant, que c’est un sermon à la grecque. » L’orateur en effet commence, « Les Grecs et les Romains, etc. » Le roi ne peut retenir son envie de rire, et le prédicateur déconcerté s’est ressenti pendant tout son discours de cette plaisanterie.

23. — Le cri est général contre la nouvelle édition de Corneille par M. de Voltaire. Il paraît s’être attaché à déprimer ce grand homme, et sous le prétexte d’instruire de notre langue les jeunes gens et les étrangers, il avance sur les plus belles tragédies de ce père du théâtre des assertions qui en révoltent les partisans. Tout est croqué dans cet ouvrage de discussion ; il relève des fautes grammaticales que chacun découvre au premier coup d’œil, il se répète sans cesse ; et par une adresse qui n’est point assez cachée, il paraît adopter Racine, et le mettre au-dessus de son rival, pour le mieux écraser. En un mot, rien d’approfondi, point de vues générales, et nulle analyse réfléchie d’aucune de ces tragédies. On sent facilement que ce travail lent et coûteux ne sympathisait pas avec l’imagination fougueuse de M. de Voltaire.

25. — Le sieur Palissot a écrit au duc de Praslin pour le prier d’intercéder en sa faveur et demander son rappel : mais ce seigneur, tout débonnaire, n’a point voulu solliciter pour un pareil Scélérat.

26. — Les gazettes annoncent que le roi d’Angleterre a ordonné à son procureur général de la Cour du Banc de poursuivre M. d’Éon de Beaumont, dont il est tant question aujourd’hui, à la requête de M. de Guerchy, ambassadeur de France ; qu’en conséquence le procès a été commencé contre lui, comme auteur du libelle le plus scandaleux et des calomnies les plus atroces.

28. — Le roi a donné une pension de 2,000 livres sur l’évêché de Vabres à M. l’abbé Pluquet, docteur de Sorbonne, très-connu dans le monde littéraire par son Examen du Fatalisme, et qui a aussi donné au public un Dictionnaire des Hérésies. Quoique les matières qu’il a traitées ne soient pas à la portée de tout le monde, il a trouvé moyen de s’en rapprocher et de se faire lire avec plaisir et utilité.

29. — Racine à M. de Voltaire, des Champs-Élysées. Tel est le titre d’une Epître qu’un anonyme[6] adresse au commentateur de Corneille. C’est une plaisanterie facile et légère sur l’affectation avec laquelle M. de Voltaire oppose sans cesse ce rival à Corneille, pour le déprimer, le dégrader, le mettre au-dessous de rien. Quant au style, cette fiction ingénieuse vaut toutes les dissertations qu’on pourrait faire sur cette matière. On y donne en passant différens coups de patte aux écrits les plus répréhensibles de l’auteur. Celui d’une pareille facétie paraît avoir du talent pour ce genre d’ouvrages.

30. — Les Comédiens Français ont ouvert aujourd’hui leur théâtre par un compliment très-suranné et très-fastidieux qu’a prononcé le sieur Auger. On a ensuite joué Héraclius, suivi de la petite pièce annoncée, la Jeune Indienne. Ce drame, très-prôné avant la représentation, n’a que huit scènes. Le sujet est tiré du Spectateur Anglais. M. Dorat vient d’en faire une Héroïde intitulée Lettre de Zeïla à Valcour.

L’auteur, M. Chamfort, né s’est pas donné la peine de rien changer. La jeune Indienne débite froidement tout ce qui est en action dans Arlequin sauvage. Le Quaker, principal personnage de la pièce, n’est qu’une très-faible et très-mesquine copie de Freeport de l’Écossaise : enfin tout le pathétique des reproches que fait la jeune étrangère à son amant qui l’abandonne, outre la ressemblance avec quantité de situations pareilles, soit en tragédie, soit en comédie, en a une plus directe et plus immédiate avec l’Héroïde de M. Dorat. Les acteurs se trouvent exactement les mêmes. Ajoutez qu’il n’y a pas le mot pour rire dans ce drame, pas la moindre intrigue, la moindre péripétie, la moindre entente du théâtre. Le style a été goûté assez généralement. On dit que l’auteur n’a que vingt-un ans.

Une circonstance qu’il ne faut point omettre, c’est que la pièce ayant été très-légèrement et très-médiocrement applaudie, pendant la représentation et surtout à la fin, les partisans de l’auteur se sont avisés de le demander. Cette puérilité ne paraissant pas convenable dans la circonstance, quelques autres voix s’y sont jointes par dérision. Le murmure plus grand a paru mériter l’attention du public : les loges, l’amphithéâtre, l’orchestre, tout est resté en suspens pour voir le dénouement. Les sages ont alors pris le parti de hurler avec les loups et de demander l’auteur à grands cris, pour sortir de là. Le tumulte est devenu si grand, que messieurs les Comédiens, qui d’abord ne tenaient pas grand compte des demandes du parterre, ont cru devoir y faire attention ; ils ont fait semblant de se donner quelques mouvemens pour chercher l’auteur. Celui-ci, à qui sa conscience reprochait intérieurement son ineptie et son peu de mérite pour être digne de l’attention du public, s’est bien donné de garde de prendre ce persiflage pour un empressement véritable. Enfin le sieur Molé a paru seul, comme pour annoncer que l’auteur n’y était pas. Les brouhahas ont redoublé, et cet acteur ayant fait différentes révérences, ayant ouvert plusieurs fois la bouche pour parler, sans être entendu, il s’est lassé et a disparu. Les clameurs ont continué, et les Comédiens ont fait tomber la toile. Ce coup de théâtre a terminé cette scène indécente et pitoyable, et l’imbécile parterre s’est tû, ainsi vilipendé par les histrions.

  1. Bref de Notre Saint-Père le Pape Clément XIII au roi de Pologne et à M. l’archevêque de Paris, in-12 de 27 pages, sans millésime, ni nom d’imprimeur. — R.
  2. V. 4 avril 1764. — R.
  3. V. 21 décembre 1763. — R.
  4. Il est intitulé : Lettres, Mémoires et Négociations particulières du chevalier d’Éon ; Londres, 1763-64, 2 parties. — R.
  5. L’épitaphe suivante, quoi qu’un jeu de mots fasse tout son mérite, nous semble digne d’être conservée.

    D. D. Joannis Poisson Epitahium.
    Hic Piscis regina jacet, quæ Lilia succit
    Pernimis. An mirum si floribus occuhat albis ?
     — R.

  6. Dorat. — R.