Mémoires secrets de Bachaumont/1764/Mai

Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome I (1762-1765)p. 280-289).
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Mai 1764

Ier Mai. — On prétend qu’on imprime séparément les notes de M. de Voltaire sur Corneille, à l’usage de ceux qui ont le Théâtre de cet auteur. Cette nouvelle jette encore plus de discrédit sur l’ouvrage, qui a peu de considération dans le monde littéraire.

M. Fréron, dans sa feuille, se fait adresser une Lettre où il relève sommairement les critiques générales qu’on a faites de cet ouvrage. Elles sont justes, mais on voudrait que la défense de Corneille fût entre les mains d’un homme plus honnête.

5. — Les Contes de Guillaume Vadé. Ce nouveau volume, fait pour servir de suite aux Œuvres de M. de Voltaire, contient toutes sortes de rogatons. Outre les Contes, qui sont peu de chose, il y a des débauches d’esprit en tout genre, où l’auteur établit des paradoxes comme bon lui semble. Ce volume est un des plus médiocres sortis de sa plume. C’est un homme d’esprit qui ne fait que ruminer aujourd’hui.

6. — On est indigné non-seulement de la critique amère et dure que M. de Voltaire a faite de P. Corneille, mais de ce que, sans nécessité, il suppose qu’on a désiré voir joint à son Commentaire les deux pièces de Thomas restées au Théâtre, Ariane et le Comte d’Essex. Il les enveloppe dans sa critique, les dissèque, les pulvérise, et réduit presque à rien ces deux ouvrages admirés jusqu’à présent.

7. — Il se répand sur la destruction des Jésuites l’épigramme suivante, qui, quoique grossière, mérite d’être conservée comme anecdote caractéristique.


Ils sont f….. les bons apôtres,
Et l’on ne les plaint pas beaucoup,
Car avant ce malheureux coup
Ils en avaient bien f… d’autres.

9. — Une nouvelle Muse femelle se met sur les rangs : madame Guibert vient de publier ses amusemens poétiques[1], en un petit volume in-8o, avec son portrait à la tête. C’est un recueil de pièces en tous genres. Il y a entre autres un drame en cinq scènes, intitulé la Coquette corrigée, tragédie contre les femmes ; une comédie en un acte et en vers libres, intitulée les Rendez-vous. Ce qu’il y a de plus piquant dans tout cela, c’est un ton hardi, agaçant, que tout le monde ne prendra pas pour le ton philosophique. Madame Guibert parait avoir trop secoué les préjugés.

10. On sait que M. Vanloo, premier peintre du roi, a peint, il y a quelque temps, mademoiselle Clairon en Médée, tenant d’une main un flambeau et de l’autre le poignard encore teint du sang de ses enfans, insultant a la douleur de Jason, et bravant sa colère. Le roi ayant ordonné que ce tableau fût gravé, l’habile peintre en a fait un second, propre à faire plus d’effet en gravure. L’estampe a été exécutée par MM. Laurent Cars et Jacques de Beauvarlet, graveurs du roi et de son Académie de Peinture. La tête de Médée, c’est-à-dire de mademoiselle Clairon, est l’ouvrage de M. de Beauvarlet.

11. — Les changemens faits à la nouvelle salle d’Opéra sont médiocres et n’en réparent point les défauts. On a seulement reculé ces loges immenses qui offusquaient tout le reste.

12. — Il paraît dans le monde une lettre datée de Neufchâtel, du 15 mars 1764, qui a pour titre : Jean-Jacques Rousseau, citoyen de Genève, à Jean-François de Montillet, archevêque et seigneur d’Auch, primat de la Gaule novempopulaire et du royaume de Navarre, conseiller du roi en tous ses conseils[2]. Cet écrit, in-12, de vingt-deux pages d’impression, est pour répondre à la Lettre soi-disant pastorale de l’archevêque d’Auch, par laquelle ce prélat s’élève contre Émile, et en prend occasion pour invectiver M. de Voltaire et les auteurs du siècle qui se sont écartés des maximes de l’Église, et qui n’ont pas respecté, comme ils devaient, les dogmes de la religion. L’auteur, qui emprunte le nom de Rousseau, réfute assez bien la Lettre pastorale, quant au fond, mais il est bien éloigné du style qu’il veut imiter. On ne singe jamais bien un auteur aussi original que Rousseau.

15. — Une lettre attribuée au P. Beauvais, ci-devant soi-disant Jésuite, expose trop bien la position où se trouvent les différées membres qui croient ne pas devoir déférer an serment, pour ne la pas rapporter ici : elle est adressée à un de ses parens.

« C’est hors du royaume, mon cher parent, qu’il faut que j’aille ; j’ai passé trente-cinq ans à faire des citoyens, et je cesse de l’être. Il me faut, à soixante ans, chercher une retraite et finir dans un pays étranger une vie dont les ans ont été consacrés au service de la patrie. Dans l’alternative rigoureuse, de l’exil, ou d’un serment que je crois ne pouvoir faire, je ne balance pas, et je pars, victime de la fidélité que je dois aux saints engagemens que j’ai contractés, plein de respect pour la main qui frappe, soumis à celle qui permet, et n’implorant que celle qui soutient. »

16. — À mesure qu’on avance dans la lecture de Corneille commenté par M. de Voltaire, on découvre son acharnement à rabaisser le grand homme. On lit, à la fin de Sertorius, une protestation des plus adroites et des plus cruelles, où le commentateur, en faisant sa profession de foi à l’égard du père du théâtre, ne s’humilie lui-même que pour le dégrader davantage. Il résulte de la lecture de son ouvrage, qu’il a moins prétendu nous faire voir le grand que le vieux Corneille. Pour comble de cruauté, il a fait précéder sa Bérénice de celle de Racine. Quelle étrange disparate, quand on sort du style onctueux de Racine, et que l’on tombe dans les barbarismes, les aspérités, les fadeurs de son rival !

18. — Le Jeune Homme n’a pas été accueilli hier comme l’auteur et les Comédiens l’espéraient ; la pièce n’a pu aller que jusqu’à la deuxième scène du troisième acte. Dès la deuxième du premier, le ridicule a éclaté au point d’occasioner un rire universel. Le parterre s’est mis en gaieté, et s’est soutenu sur ce ton jusqu’au moment ou un éternument épouvantable est parti des troisièmes loges. Cet incident a été comme le coup de foudre ; les éclats ont recommencé avec plus de fureur ; et les acteurs ont fait leur révérence. De mémoire d’homme, on n’a point vu de pièce aussi rare pour le ridicule et l’impertinence du style : on en cite plusieurs vers qui sont devenus proverbes. Le Jeune Homme ayant menacé une espèce de maître-Jacques d’une femme qu’il aime, de le jeter par la fenêtre, Celui-ci se retranche à dire : « par la porte, à la bonne heure. » Il philosophe ensuite ; il prétend qu’on n’est pas vil quand on a une âme. Enfin, l’autre insistant, il lui répond avec emphase :


Quand on fait son devoir, on sort par l’escalier.

Dans une autre scène, le Jeune Homme, à qui l’on reproche qu’il va brouiller deux femmes, s’écrie, dans l’excès de sa joie :


· · · · · · · · · · · · · · · tant mieux !
La haine est à mes yeux un vrai feu d’artifice.

On cite, pour exemple de la logique de l’auteur, un vieillard qui dit au Jeune Homme :


J’ai soixante ans passés et je vous aime encore.

Le théâtre étant resté vide pendant une demi-heure, un acteur est revenu, et a annoncé qu’on allait donner Zénéide et la Jeune Indienne ; ce qui a été exécuté au grand contentement des spectateurs.

On eût voulu que les Comédiens eussent fait des excuses très-humbles de leur bêtise d’avoir reçu une pièce aussi indigne de l’attention du public, et tout au plus supportable aux parades des boulevarts.

19. — On ne peut revenir du peu de goût, ou, pour mieux dire, de l’imbécillité des Comédiens ; on ne conçoit pas que cet aréopage si difficile et si impertinent à l’égard des auteurs, qu’il fait valeter plusieurs années de suite, ait donné les mains à recevoir un drame aussi complètement ridicule que celui du Jeune Homme. On sait que l’auteur ne s’en est mêlé en rien, et que les Comédiens étaient engoués de cette comédie.

Le matin, M. l’abbé de Voisenon trouva Molé, qui faisait le rôle du Jeune Homme, chez madame la marquise de Villeroi, et qui tenait son cahier à la main ; il le prit, et tombant sur la scène du valet, il sentit, par l’expression de « jeter par la fenêtre, » tout le ridicule du reste de la scène. Il demande à Molé ce qu’il en pense. Ce jeune fat l’assure que son rôle est très-bon ; que cette scène est une scène d’humanité qui doit faire le plus grand effet ; et l’abbé de rire, et de dire à la marquise : « Madame, je suis bien trompé, ou ce Jeune Homme donnera bien du fil à retordre à son père. »

20. — Le roi avait souscrit pour deux cents exemplaires du Corneille commenté par M. de Voltaire. Sa Majesté n’en a pris que cinquante, et a fait remettre les autres au père de mademoiselle Corneille. L’impératrice de Russie a fait le même acte de générosité envers mademoiselle Corneille, aujourd’hui madame Dupuits.

21. — M. l’évêque d’Alais a publié, le 16 du mois dernier, une Ordonnance et Instruction pastorale au sujet des Assertions extraites des livres, thèses et cahiers des soi-disant Jésuites, et données aux évêques par le parlement. Ce prélat, bien éloigné de penser comme M. l’archevêque de Paris, déclare qu’ayant rapproché les assertions les unes des autres, et les ayant comparées avec celles des pères Hardouin et Berruyer, il s’est convaincu que ces erreurs se tiennent mutuellement, qu’elles forment un corps de doctrine, lié, suivi, systématique, et que c’est proprement un cours complet de morale nouvelle et anti-chrétienne, un nouveau corps de religion contraire à celle de l’Évangile… Que ce langage diffère de celui de M. de Beaumont ! M. de Beauteville, ainsi que l’autre prélat, accable son lecteur d’autorités qui semblent ne devoir pas souffrir la moindre contradiction.

22. — Chimerandre l’Anti-grec, fils de Bacha Bilboquet, ou les Équivoques de la Langue française[3], amphigouri où l’auteur cherche à montrer combien notre langue est susceptible de ridicule par les différentes acceptions du même mot. Rien ne prouve mieux de quel délire l’esprit humain est capable, que ce honteux excès d’un esprit tourné à la mauvaise plaisanterie.

23. — On parle d’une lettre de M. de Voltaire, où il fait dialoguer l’âme avec le corps[4]. Il appelle la première Lisette : elle se révolte contre le dernier, et lui reproche de l’asservir. On sent que c’est un matérialisme déguisé, un dessein formé de faire voir combien il est ridicule de supposer un pareil assemblage. M. de Voltaire, qui a moins que jamais des idées neuves, cherche à tout colorer de son style, et s’approprie bien des choses par le charme dont il embellit les pensées des autres.

24. — Il paraît une brochure qui a pour titre Dissertation sur l’origine et les fonctions essentielles du Parlement, sur la pairie et le droit des Pairs, et sur les lois fondamentales de la Monarchie française[5]. L’auteur y suit d’abord le plan tracé, il y a quelques années, dans des Lettres historiques sur les Parlemens[6], dont il n’a paru qu’une partie dans le, public. Il prétend qu’il n’y a de vrais pairs aujourd’hui que les princes du sang, et que les autres ne sont que des simulacres vains, des ombres chimériques des anciens pairs qu’ils représentent. Il pulvérise également le droit prétendu des pairs de n’être jugés que par la classe du parlement séant à Paris.

Ce livre, qui vient de Toulouse, a été, suivant les apparences, composé et imprimé dans ce pays-là. Il pourrait être l’ouvrage de quelque membre du parlement.

26. — Madame Bellot, cette femme qui avait vécu jusqu’à présent dans une grande pénurie et du profit très-mince de ses traductions anglaises, demeure depuis quelque temps avec le président Mesnières qui s’en est engoué ; elle mène sa maison, y fait la pluie et le beau temps. Ce phénomène est d’autant plus rare que cette dame est peu jeune : elle est laide, sèche, et d’un esprit mélancolique. Elle a renvoyé le chevalier d’Arcq, avec qui elle vivait.

28. — On assure que le chevalier d’Éon vient de faire paraître un second volume, qui sans doute fait suite au premier.

Des lettres de Londres prétendent qu’il figure mal parmi les honnêtes gens ; qu’il a eu différentes affaires, suscitées vraisemblablement, mais qui l’ont mis aux prises avec la police du pays ; que le gouvernement voit avec peine l’impunité dont il jouit, sans pouvoir s’assurer de sa personne ; qu’il n’a pu arrêter qu’en partie la distribution de son Mémoire, de ses Lettres, etc. ; ce qui les rend cependant rares en Angleterre. On dit qu’il en a vendu pour plus de 20,000 livres, et qu’il a fait passer le reste à Hambourg.

29. — Il paraît, un nouveau roman en quatre parties, de madame Riccoboni, intitulé Histoire de miss Jenny. C’est un amas d’absurdités écrit dans un style assez bon.

30. — Hier a été lu au parlement un Mémoire tendant à prouver que le roi, par sa présence et celle des princes et pairs, forme, partout où il veut se rendre, la cour essentielle des pairs. C’est M. le duc de Sully qui en a fait lecture. Cette assertion n’a pas paru prouvée, et M. Drouyn de Vaudueil, conseiller à la seconde chambre des requêtes, l’a réfutée sur-le-champ d’une façon victorieuse, et humiliante pour l’auteur, qu’il a convaincu d’ignorance et de mauvaise foi. On l’impute à un nommé Villaret, rédacteur de la suite de l’Histoire de France par feu l’abbé Velly, et que les ducs ont nommé garde de leurs archives depuis quelques années : titre de nouvelle création de leur part.

31. — Il court des vers qu’on peut regarder comme une énigme, et qui n’ont quelque sens que par leur malignité. Ils roulent sur des anecdotes scandaleuses, vraies ou fausses, mais connues à la cour, où l’on croit tout, parce qu’on s’y sent capable de tout.


Apres avoir détruit l’autel de Ganymède,
AprèVénus a quitté l’horizon :
À tes malheurs encor, France, il faut un remède :
AprèChasse Jupiter et Junon[7].

  1. Poésies et Œuvres diverses de madame Guibert ; Amsterdam, 1764, in-8o. — R.
  2. Par Firmin de La Croix, avocat. — R.
  3. Balivernopolis, 1764, in-12 de 62 pages. — R.
  4. Cette lettre se trouve dans la Correspondance de Voltaire, à la date du 10 mai 1764. Elle est adressée à M. de Cideville. — R.
  5. Par Michel Cantalauze, seigneur de La Garde, conseiller au parlement de Toulouse. Amsterdam (Toulouse), 1764, in-12. — R.
  6. Il s’agit probablement des Lettres historiques sur les fonctions essentielles du parlement, le droit des pairs, etc. (par Lepaige) ; Amsterdam, 1753, 2 parties in-12. — R.
  7. Voici de quelle manière la malignité des courtisans interprétait cette énigme : Venus désignait la marquise de Pompadour, morte depuis peu ; Jupiter, le duc de Choiseul, et Junon, la duchesse de Grammont, sa sœur, avec laquelle il vivait, s’il en faut croire la chronique scandaleuse du temps, dans une intimité plus que fraternelle. Quant au Ganymède dont Vénus-Pompadour aurait détruit l’autel, nous n’avons découvert dans la vie privée dé Louis XV, à laquelle, sans aucun doute, l’auteur de l’épigramme a voulu faire allusion, rien qui puisse donner lieu à d’odieux soupçons. Toutefois il est juste de remarquer qu’à l’époque où ce monarque sortait à peine de l’enfance, quelques jeunes seigneurs libertins tentèrent de jouer près de lui le rôle que Mazarin, au dire de La Porte, avait essayé près de Louis XIV. « Si vous me promettez, écrivait Voltaire à la présidente de Bernières, de m’envoyer bien exactement les Nouvelles à la main que vous recevez toutes les semaines, je vous dirai pourquoi M. de La Trimouille est exilé de la cour. C’est pour avoir mis très-souvent la main dans la braguette de Sa Majesté très-chrétienne. Il avait fait un petit complot avec M. le comte de Clermont de se rendre tous les deux les maîtres des chausses de Louis XV, et de ne pas souffrir qu’un autre partageât leur bonne fortune. M. de La Trimouille, outre cela, rendait au roi des lettres de mademoiselle de Charolais… Tout cela me fait très-bien augurer de M. de La Trimouille, et je ne saurais m’empêcher d’estimer quelqu’un qui, à seize ans, veut besogner son roi et le gouverner. Je suis presque sûr que cela fera un très-bon sujet. » — R.