Mémoires secrets de Bachaumont/1764/Juin

Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome I (1762-1765)p. 289-299).
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Juin 1764

Ier Juin. — On a imprimé à Londres un in-4o de six cent quatre-vingt onze pages, qui a pour titre : Examen des Lettres ; Mémoires et Négociations particulières du chevalier d’ÉoN, ministre plénipotentiaire de France auprès du roi de la Grande-Bretagne, dans une Lettre à M. N*******. Cet écrit paraît avoir été fait en vue de venger les personnes compromises dans l’ouvrage publié par M. d’Éon ; mais il ne sert qu’à éterniser le ridicule que la maladresse de lgauteur remet sous les yeux avec aussi peu de choix que de talent. Pour y répondre, il se livre à des injures grossières. On peut dire, en général, que ceux dont il voulait prendre la défense n’ont pas à se louer de son zèle, plus indiscret qu’éclairé.

2. — Il paraît que l’on veut employer tous les moyens possibles pour avoir raison de l’inconduite de M. d’Éon, et que la cour de Londres s’y prête. On assure qu’elle fait intervenir le corps diplomatique pour demander son extradition ; que tous les ministres étrangers, conjointement avec M. de Guerchy, ont remis un Mémoire à ce sujet au lord Halifax, secrétaire d’État, pour qu’il soit traduit au ban du roi ; mais tout cet éclat ne peut avoir de suite et se réaliser pour l’objet qu’on se propose, qu’autant qu’il sera autorisé par un bill du parlement.

3. — Il court une Lettre imprimée de J.-J. Rousseau[1], citoyen de Genève, où il désavoue authentiquement celle prétendue écrite par lui à M. l’archevêque d’Auch[2]. Il n’était rien moins que besoin de prendre la plume pour cela, et tous les gens de goût lui avaient déjà rendu justice.

4. — Ode sur un Incendie, par une tête chaude du temps présent. Ce titre annonce le goût fatal et dépravé du siècle, où l’on parodie les événements les plus sinistres et les plus malheureux. L’incendie dont il est question est celui du Palais-Royal. L’auteur débute par la strophe la plus ridicule et la plus bouffonne……… Il parle ensuite plus sérieusement ; il adule M. le duc d’Orléans ; il peint son âme tendre et sensible, ses inquiétudes à la première nouvelle de cet événement ; il fait dire à ce prince :


Je ne perds point de serviteurs,
Pour moi la perte est donc petite.
Pour de l’argent l’on en est quitte :
Ce ne sont point là des malheurs.

L’enthousiaste prétend que ce sont les propres mots du prince, et qu’ils n’ont pas besoin d’être parés des vains ornemens de la poésie.

7. — Les Comédiens ordinaires du roi ont donné aujourd’hui la première représentation de Cromwell tragédie, par M. Duclairon. Il a choisi le jour de sa mort. Ce sujet, tout impraticable qu’il ait paru jusqu’à présent, n’a point rebuté notre auteur. On a trouvé, dans les trois premiers actes, des morceaux qui ne seraient point désavoués par les maîtres de l’art ; ils ont été unanimement applaudis : on prétend que la matière a manqué au poète dans les deux suivans. On convient que le caractère de Cromwell est fortement dessiné ; mais le vrai défaut de la pièce est que l’auteur n’y ayant mis aucune action historique, on pourrait en changer le titre, et y substituer indifféremment le nom de tout autre tyran.

9. — Nous avons lu un ouvrage de l’abbé Galiani, espèce de dissertation sur l’Art Poétique d’Horace, dans lequel ce savant relève avec jugement une infinité de balourdises des différens traducteurs, interprètes et commentateurs du poète romain. Il prétend, par l’étude profonde qu’il a faite de la langue latine, par ses connaissances réfléchies du local où Horace écrivait, avoir découvert beaucoup d’erreurs. Il n’a encore travaillé que sur les Satires, les Épîtres et l’Art Poétique ; il se propose d’étendre ses observations sur tous les ouvrages de ce beau génie. Comme il ne connaît pas complètement toute la force de notre langue, M. Diderot s’est chargé de jeter un vernis sur la première partie qui doit paraître.

10. — Le roi de Suède vient de donner à l’Europe un exemple de la manière dont il faut honorer les lettres, qui mérite d’être consigné dans tous les fastes de la littérature. La place de chancelier de l’Université d’Upsal, la plus ancienne Université du Nord, étant venue à vaquer, cette compagnie a envoyé une députation au prince royal, pour le prier de vouloir bien accepter cette place très-distinguée, qui ne peut être remplie que par un membre du sénat. Ce prince y a consenti, avec la permission du roi. On voudrait pouvoir rapporter la lettre de S. M. Suédoise, par laquelle elle confirme la nomination de son fils. Elle y met dans le plus beau jour la nécessité pour un souverain de protéger les arts et les lettres. Cette lettre est digne, en un mot, d’un Léon X, d’un François Ier, d’un Louis XIV.

11. — M. le comte Algarotti est mort à Pise la nuit du 22 au 23 du mois dernier. Cet ami des arts et des muses a laissé, entre autres choses, un legs de huit mille écus romains à M. Mauro Tossi, peintre célèbre de Bologne. Il veut qu’on en emploie deux mille à lui élever un mausolée à Pise. Il a donné lui-même le dessin de ce monument, et a dicté son épitaphe, que voici :


Hic jacet Algarottus, sed non omnis.


On doit pardonner cette inscription peu modeste à un homme qui a aussi bien mérité de la littérature et des beaux-arts.

12. Un procès, porté au parlement de Bretagne, pour statuer sur l’état contesté d’un enfant né dix mois et dix-sept jours après la mort de son père, vient d’occasioner un Mémoire, signé de plusieurs habiles chirurgiens et rédigé par M. Louis. On y discute avec beaucoup de clarté et de précision les faits, les raisons et les autorités sur lesquels ou veut fonder cette possibilité. Il décide que le temps de la gestation, et le terme de l’accouchement dans toutes les espèces d’animaux, étant fixés par la nature d’une manière invariable, l’espèce humaine doit être soumise à ce même ordre, et que par conséquent tout accouchement qui passe le terme de neuf mois et dix à douze jours, ne peut être regardé comme naturel, et ne peut se faire sans danger pour la mère et pour l’enfant. Le Mémoire est profondément traité, et d’ailleurs est écrit avec toute l’élégance et la netteté que comporte le sujet.

13. — M. Villaret se défend vivement de l’imputation répandue dans le public qu’il était auteur du Mémoire lu par M. de Sully. Il prétend n’en avoir pas la moindre connaissance, et n’avoir même vu ce seigneur que pour combattre l’opinion établie dans ledit Mémoire : il se déclare d’un sentiment tout-à-fait opposé.

14. — Depuis quelques années, les Allemands marchent à grands pas dans la carrière de la belle poésie. MM. Haller, Gessner, Gellert, Klopstok, se sont fait connaître en France par des ouvrages dignes de nos meilleurs poètes. On vient de nous donner un poème héroï-comique, traduit de l’allemand de M. Zacharie, intitulé les Métamorphoses, que M. Zacharie publia ayant à peine dix-huit ans. Il est le prélude du Phaéton, du Matin, et de plusieurs odes dont on a donné des traductions dans le Journal Étranger, contre lesquelles M. Zacharie réclame comme infidèles. Quoi qu’il en soit, ce poème, divisé en quatre chants, est une copie de la Boucle de cheveux enlevée, inférieure, suivant l’usage, à son original. L’imitateur n’a ni les grâces, ni le goût, ni l’invention du poète anglais. Les métamorphoses sont mal amenées, ne produisent point d’effets heureux : il n’y a point d’action ; et la plaisanterie, comme généralement toutes celles des Allemands, est lourde et sans sel. La partie précieuse de cet ouvrage est une grande richesse de poésie et d’images accumulées avec profusion.

14. — Les Comédiens Italiens ont donné aujourd’hui la première représentation de Nanette et Lucas, ou la Paysanne curieuse, comédie en un acte et en vers mêlée d’ariettes. Les paroles sont de M. Framery, et la musique de M. le chevalier d’Herbain. L’intrigue en est des plus simples, ou plutôt il n’y en a pas. Un écrin, dans lequel il y a un collier de perles, et qu’ouvre Nanette malgré la défense de son seigneur, en fait tout le fond. Cette curiosité, loin de lui être funeste, lui est pardonnée, et le mariage ne s’en conclut pas moins heureusement. Le drame finit par un vaudeville qui apprend au parterre qu’il ne faut pas être curieux. Il y a des traits fort ingénieux dans le courant de l’ouvrage, et des épigrammes de situation.

On remarque dans la musique une ariette pittoresque, où le musicien a très-bien rendu le bruit du tournebroche. C’est un tableau à la Teniers, et un exemple très-frappant de l’harmonie imitative.

17. — Bébé, le nain du roi de Pologne Stanislas, étant mort depuis quelques jours de vieillesse et de caducité, à l’âge de vingt-cinq ans, M. le comte de Tressan l’a honoré d’une épitaphe :


Hic jacet
Nicolaus Ferry, Lotharingius,
Naturæ ludus,
Struturæ tenuitate mirandus ;
Ab Antonino novo dilectus.
In juventatis ætate senex.
Quinque lustra fuerunt ipsi
sæculum.
Obiit nona junii
An M. D. C. C. LXIII

18. — Histoire de la maison de Montmorency.


Cette race est sur toutes la plus belle,
Race héroïque et antique, laquelle
De père en fils guerrier, victorieux,
À porté son renom jusques aux cieux.

C’est ainsi que s’exprimait Ronsard sur cette illustre maison qui, suivant la fameuse généalogie d’André Duchesne, était connue dès la neuf cent cinquantième année de l’ère chrétienne. M. Désormeaux, auteur de cette histoire, l’a distribuée en cinq volumes : les deux derniers contiennent une histoire, en forme, du fameux maréchal de Luxembourg. L’auteur a eu l’art de lier l’histoire générale avec l’histoire particulière. Il paraît formé sur les bons modèles. On y remarque surtout une grànde impartialité, et toute la véracité que demande le genre. On y trouve une épitaphe glorieuse de François de Montmorency, si regretté par Henri III, faite par le fameux de Thou.

ultimus hutriedum, pietate insignis et armis,
franciscus jacet hoc quoi gallia tota sepulchro !

Suivant cette Histoire, il y a actuellement six branches existantes de la maison de Montmorency.

20. — On prétend aujourd’hui que le Cromwell[3] qui passe pour être de M. Duclairon n’est pas de lui. Quelques littérateurs se rappellent en avoir entendu lire trois actes à feu M. Morand. La liaison intime qui existait entre ces deux poètes fait présumer que M. Duclairon pourrait bien s’être approprié le manuscrit de son ami : la suite justifiera s’il était en état de faire une tragédie semblable à celle-ci, telle qu’elle est. Il travaille actuellement à Tigrane.

22. — Nous apprenons par une lettre de Neufchâtel que Rousseau est toujours aux environs de cette ville. Il y fait des lacets, et dit qu’il devient femme puisqu’on ne veut pas qu’il soit homme. Il passe les soirées avec une espèce de fermier qu’il a affectionné. Quand il entre chez ce bonhomme, il souffle la chandelle de celui-ci, et la rallume à la sienne quand il veut revenir, sans doute pour faire tout au rebours des autres.

23. — On annonce incessamment pour nouveauté une tragédie intitulée les Triumvirs : il paraît que l’auteur veut garder l’incognito. On dit à l’ordinaire qu’il y a de très-belles choses, entre autres une scène pompeuse où se fait le partage du monde. Le bruit le plus vraisemblable est que cette pièce est de M. de Chabanon, l’auteur infortuné d’Éponine. Ce bel esprit, brûlant d’une soif de gloire inextinguible, veut rentrer de nouveau dans la carrière. Après avoir éprouvé que l’éclat bruyant avec lequel sa première pièce s’était annoncée n’en avait point empêché la chute, il veut essayer si le parfait incognito lui sera plus favorable. Le Kain, à qui le profit en est abandonné, a seul le secret. Il doit y avoir une belle décoration, dont l’auteur a fait les frais.

24. — M. Jolivet, directeur du Journal de Trévoux, depuis l’expulsion des Jésuites, est mort ces jours-ci. Ce triste médecin avait jeté dans cet ouvrage une sécheresse, une insipidité, qui lui avait donné beaucoup de discrédit. Aussi grave, aussi raide que les premiers auteurs, il n’avait pas su y joindre une aménité de style dont le père Berthier parait son pédantisme. Un abbé Mercier, Génovéfain, s’est mis sur les rangs pour la continuation.

25. — Il paraît un roman en six parties, intitulé : L’homme, ou le Tableau de la vie ; Histoire des passions, des vertus et des événemens de tous les âges. On le donne pour un ouvrage posthume de M. l’abbé Prévôt. C’est un amas d’aventures bizarres, extraordinaires, fruit d’une imagination déréglée, et qui ne peut avoir été composé que dans les accès d’une fièvre brûlante[4].

26. — Il est arrivé ici, de Vienne, quelques exemplaires d’un livre intitulé Méditations chrétiennes[5]. Ce livre n’était point destiné à devenir public. C’est le fruit des retraites de l’auteur, qui édifiait une auguste famille par une piété tendre et éclairée, ainsi qu’elle en faisait le bonheur par ses autres vertus. Le ton de douceur, de candeur, de raison, de charité, qui anime pour ainsi dire chaque ligne de cet ouvrage, aurait seul fait connaître l’esprit et le cœur dont il est une image aussi fidèle que touchante. Voici un quatrain qui se trouve écrit à la main en tête de ce livre :


D’unL’auguste auteur de cet ouvrage
D’un monde séducteur connut la vanité,
D’unEt dans le printemps de son âge
Fut cueilli comme un fruit mûr pour l’éternité.

27. — Mémoire historique et critique sur les masques. Ce mémoire, fait en Hongrie où les bals masqués sont absolument défendus, recherche l’origine de l’usage des masques et la manière dont il s’est perpétué. La dissertation est divisée en deux sections : la première contient l’histoire des masques et des déguisemens. L’auteur dit que Satan en fut le premier inventeur avant le déluge. Dans la seconde, il rapporte les argumens pour et contre, et il finit par en proscrire l’usage, soit sur les théâtres, soit au carnaval.

28. — Lettres du marquis de Rosette, par madame E. D. B, deux volumes in-12. Cette madame E. D. B. est madame Élie de Beaumont ; femme d’un avocat. L’auteur paraît avoir eu pour but d’employer la fiction pour passionner et mettre en action une excellente morale. L’artifice des courtisanes de nos jours, les mouvemens d’un cœur facile, ardent, impétueux, qui s’ouvre pour la première fois au sentiment de l’amour, le caractère de la vraie et de la fausse amitié, les soins adroits et inquiets d’une tendresse profonde, éclairée et délicate, sont peints dans cet ouvrage avec autant d’esprit que de vérité. On reproche à l’auteur femelle de s’être trop étendue sur des matières qu’une femme devrait s’interdire.

29. — Il paraît un Mémoire sur la liberté de l’exportation et de l’importation des grains, qui fait grand bruit. Il est plein de vues profondes, philosophiques, et très-propres à l’encouragement de l’agriculture, à l’accroissement de la population, à remonter la marine, enfin à la prospérité insensible et permanente de l’État ; il est d’ailleurs écrit fortement. On l’attribue à M. Lemoyne de Belle-Isle, secrétaire des commandemens de M. le duc d’Orléans.

  1. On la trouve dans ses Œuvres complètes. Elle était adressée au libraire Duchesne. — R.
  2. Voy. 12 mai 1764. — R.
  3. V. 7 juin 1764. — R.
  4. Cet ouvrage est d’un nommé Baret. — R.
  5. Par la princesse Élisabeth de Bourbon-Parme, femme de l’archiduc Joseph. Vienne, 1764, in-8o. — R.