Mémoires secrets de Bachaumont/1764/Juillet

Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome I (1762-1765)p. 299-305).
◄  Juin
Août  ►
Juillet 1764

2 Juillet. — À mesure que le jour des Triumvirs approche, les bruits sourds se multiplient sur les différens auteurs auxquels on attribue cette tragédie. On met sur les rangs M. de Chabanon, dont on a déjà parlé, M. le marquis de Ximenès, M. Poinsinet de Sivry ; d’autres prétendent qu’elle est d’un ex-Jésuite. À l’œuvre on reconnaîtra l’ouvrier, si c’est d’un homme déjà auteur.

3. — Il paraît un roman, prétendu traduit de l’anglais, intitulé Histoire de Julie Mandeville, ou Lettres traduites de l’anglais de madame Brooke, par M. B***. On assure qu’il est de M. Bouchaud, agrégé en droit et déjà connu par une traduction du Théâtre Italien. Cet ouvrage fait honneur à son cœur, et indique une âme sensible.

5. — On a donné aujourd’hui la première représentation des Triumvirs. Cette pièce n’a point eu de succès. Ce drame est dénué même de l’intérêt que fournit le fait historique. Le caractère des Triumvirs, dont on ne voit que deux, est absolument manqué ; celui de Lépide est tracé avec force : mais il est plus aisé de peindre graphiquement qu’en action. Cette scène du partage du monde, qu’on annonçait comme si magnifique, si auguste, est le dialogue de deux brigands qui divisent entre eux les dépouilles des passans qu’ils ont détroussés. Nulle adresse, nulle dignité ; le style est ou trop emphatique ou plat ; on y remarque surtout des comparaisons, figure absolument proscrite de la tragédie. Ce dernier trait pourrait fortifier le soupçon que la pièce est de M. de Chabanon, le seul auteur tragique qui ait osé faire des comparaisons.

7. — On voit dans le London Chronicle, ouvrage périodique de Londres, un Dialogue entre M. Frugalité et M. Vérité. Notre ambassadeur, M. de Guerchy, est désigné sous le premier nom ; le chevalier d’Éon de Beaumont sous le second. On sait que le mot de frugalité annonce la parcimonie sordide que le dernier reproche à l’autre dans son ouvrage, et que les lettres de M. de Guerchy ne confirment que trop la justesse de l’imputation.

9. — Il paraît dans le public une brochure, en deux parties, qui a pour titre : Recherches sur quelques points d’histoire de la Médecine[1]. Cet ouvrage est rempli de beaucoup de personnalités contre différens médecins, de faux raisonnemens, d’idées absurdes, et élève le charlatanisme et l’empirisme fort au-dessus de la médecine rationnelle. Tel est le jugement qu’en portent les gens de l’art. Il peut être d’autant plus suspect, qu’on attribue cette singulière et bizarre production au docteur Bordeu.

10. — La Fortune en couche, allégorie de près de quatre cents vers. Dans cet ouvrage on suppose la fortune courant le monde, ayant un amant, qui est l’Orgueil. De cet accouplement naît un populo. De toutes parts s’empressent les courtisans pour rendre hommage au nouveau-né. Cela donne lieu à une procession, dans laquelle on passe en revue à peu près les mêmes personnages déjà célébrés dans les couplets[2] ; au moyen de quoi, cet ouvrage-ci n’a de nouveau que la forme. Il était susceptible d’être beaucoup plus piquant. Il faut convenir, à la louange de l’auteur, qu’il n’est pas méchant. Les vers, en général, sont assez bien frappés.

12. — Il court dans le monde un manuscrit d’un volume assez considérable, qui a pour titre la Religion, tragi-comédie en cinq actes et en prose, soi-disant traduite de l’anglais de M. R. par M. S. M… 1764. Dans ce prétendu drame sont personnifiés la religion, le fanatisme, la cruauté, l’imbécillité, la crédulité, la philosophie, l’ombre de Jésus-Christ, etc. Et l’on met en action ces êtres moraux avec aussi peu d’esprit que de sens. Il est d’autant moins dangereux, qu’il n’a point le charme séducteur d’une diction élégante[3].

13. — Outre les différens hommes qu’on cite comme concurrens à la production des Triumvirs, on ne s’attendait pas à M. Portelance, l’auteur d’Antipater. Après avoir fait cette pièce étant très-jeune, il avait paru abandonner la carrière dramatique depuis long-temps. Un amateur de la Comédie prétend lui avoir entendu lire, il y a trois ans, trois actes de cette même pièce et avoir reconnu la coupe et les situations.

14. — On parle depuis quelques jours d’un ouvrage qu’on attribue à M. de Voltaire : il a pour titre ' Dictionnaire philosophique portatif. C’est un volume in-8o de plus de trois cents pages. La liberté qui règne dans cet écrit et le nom imposant de son auteur, le font rechercher avec autant de soin qu’on en prendra sûrement pour en empêcher la distribution.

15. — M. de Voltaire, dont la plume rapide ne peut s’arrêter, vient de donner une suite de son Discours aux Welches[4]. Quoique le premier ne soit pas trop bon, celui-ci est encore inférieur.

Nous savons de bonne part que M. de La Dixmerie, auteur des contes du Mercure, se proposait de réfuter cette impertinente satire contre la nation.

16. — On prétend que les Recherches sur l’histoire de la Médecine, attribuées à M. Bordeu, ne sont autre chose que les Anecdotes sur la Médecine, dont nous avons déjà parlé[5]. Pour lui donner un air de nouveauté, on y a substitué une nouvelle feuille avec ce frontispice nouveau : Recherches sur quelques points de l’histoire de la Médecine et sur la tolérance de l’inoculation. L’auteur a lardé ce livre de plusieurs anecdotes scandaleuses contre son ennemi juré, M. Bouvart. Le livre est dénoncé à la Faculté de Médecine.

17. — On écrit de Londres, du 13 de ce mois, que l’affaire de M. d’Éon a été jugée au Banc du roi le 9 ; que les jurés ont unanimement déclaré M. d’Éon coupable et son ouvrage libelle ; mais que, suivant les formes de ce pays-là, la sentence et la peine ne seront prononcées contre lui qu’au terme prochain, c’est-à-dire dans le mois de septembre ; qu’en attendant, quoiqu’il ait fait courir le bruit qu’il avait décampé de Londres, il continuait à régaler le public d’écrits qu’il fait insérer dans les gazettes, et où il n’y a ni rime ni raison.

20. — On vient d’imprimer à Londres un recueil de Pièces relatives aux Lettres, Mémoires et Négociations particulières du chevalier d’Éon, ministre plénipotentiaire auprès du roi de la Grande-Bretagne, contenant la Note, Contre-Note, Lettre à M. le duc de Nivernois, et l’Examen des Lettres, Mémoires, etc. Cela forme un volume in-12 de près de trois cents pages. Ces écrits éternisent une affaire misérable.

21. — Il paraît un ouvrage qui a pour titre : Considérations sur les Gouvernemens ancien et présent de la France, par M. le marquis d’Argenson, volume in-8o de plus de trois cents pages. Cet écrit, dont Rousseau parle avec éloge dans son Contrat Social[6], traite des intérêts de la France avec ses voisins, et propose un plan de gouvernement intérieur qui obvie aux abus qui règnent dans l’administration. Cette œuvre posthume d’un homme qui a été à même d’en connaître les vices par les places qu’il a remplies, paraît être du plus grand sens et présente un tableau que tout autre que lui aurait eu peine à tracer ; mais il part de la paix de 1748. Quelle différence d’époque à celle d’aujourd’hui ! On ne doit la publication de cet ouvrage qu’à une infidélité.

22. — Il paraît une brochure de trente-une pages in-12, intitulée : Réflexions sur les Arrêtés du Parlement séant à Paris, du 29 mars et 7 juin 1764. Son but est de faire voir que les termes de cour première, de cour capitale, de justice, de capitale de France, de cour métropolitaine, de siège unique de la pairie, etc., employés dans les arrêtés, supposent que les autres classes du parlement sont des cours secondes, suffragantes d’une métropole, des cours qui ne sont pas des sièges de la pairie, ce qui paraît contraire à l’unité essentielle des parlemens, d’autant que les qualifications que la classe séant à Paris s’attribue, ne conviennent qu’à la collection de toutes les classes ; qu’il s’ensuivrait de cette prétention de la classe séant à Paris, que les prérogatives dont elle jouit principalement, parce que le roi habite dans son ressort, seraient perdues pour elle, si le souverain établissait ailleurs un domicile permanent, ce qui la priverait d’un droit qu’elle partage et doit partager avec toutes les autres classes.

Amusemens philosophiques. Ce livre, en deux volumes, est la production de M. de Montagnac, ci-devant capitaine au régiment de Bresse. Ils contiennent des réflexions sur l’état militaire, quelques anecdotes romanesques, des morceaux d’histoire, enfin la Fille de Seize ans, ou la Capricieuse, comédie en vers et en trois actes. Cet ouvrage fait honneur à l’âme de ce militaire ; il annonce de la bonne volonté. Comme littéraire, il est médiocre. Son pinceau est mou, trivial et sans chaleur, son style froid et languissant ; ses vers sont pitoyables et prosaïques.

24. — Nous apprenons de Portugal que M. Freire, prêtre de l’Oratoire, déguisé jusqu’à présent sous le nom de Candido Lusitano, vient de faire paraître à Lisbonne une traduction de l’Athalie de Racine, avec un commentaire. Cette production, qui fait honneur au traducteur, est une des meilleures preuves des efforts que fait ce savant ecclésiastique contre le mauvais goût qui déshonore cette littérature étrangère. On lit à la tête de l’ouvrage une préface excellente, où toutes les beautés de ce drame sont approfondies et développées. Une remarque singulière, et qui paraît assurer à jamais la supériorité à Racine sur Corneille, c’est que les étrangers ne balancent pas entre ces deux auteurs. Ils disent que les tragédies de Racine sont mieux organisées : c’est le mot dont se servent les Italiens, les Espagnols et les Portugais, c’est-à-dire quelles remplissent mieux leur objet, qui est de remuer, de pénétrer, de faire fondre le cœur.

26. — Les Italiens ont donné aujourd’hui la première représentation des Amans de village, comédie en deux actes et en vers, mêlée de musique. Les paroles sont de M. Riccoboni, la musique de M. Bambini, homme qui n’a encore rien donné.

31. — Fréron, dans sa vingtième lettre, fait une sortie très-vive contre M. de Voltaire. Il attaque son nouveau volume de Contes, et profite de tous les avantages que ce grand poète donne contre lui dans cette agréable, mais volumineuse rapsodie. Fréron ne peut pas lui pardonner un certain chant, accessoire à la Pucelle, où, dans une bande de galériens que rencontre Charles et sa troupe dorée, se trouve Jean Fréron. Il relève avec raison la critique injuste que M. de Voltaire fait de La Fontaine. Il dévoile une jalousie basse, bien indigne d’un aussi grand homme. Il n’est pas jusqu’à Molière que Fréron est obligé de venger.

  1. Par Bordeu, fils. Liège, 1764, in-12. — R.
  2. Voy. 31 décembre 1763. — R.
  3. Ce manuscrit fait aujourd’hui partie de la riche collection de pièces de théâtre de M. de Soleinne. — R.
  4. Supplément du Discours aux Welches, avec une lettre du libraire de l’Année littéraire à M. V. et la réponse de M. V. à cette lettre, 1764, in-8o de 21 pages. — R.
  5. V. 25 mai 1762. — R.
  6. Voy. 3 septembre 1762. — R.