Mémoires secrets de Bachaumont/1764/Août

Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome I (1762-1765)p. 305-312).
◄  Juillet
Septembre  ►
Août 1764

Ier Août. — On voit depuis quelques semaines, au palais des Tuileries, le portrait en grand de feu madame la marquise de Pompadour, par Drouais, peintre de réputation. La ressemblance est des plus frappantes, et la composition du tableau est aussi riche que bien entendue. Cette dernière partie n’a été terminée que depuis la mort de cette femme célèbre.

2. — Les Comédiens Français ont donné hier Timoléon. Cette tragédie ne répond point aux espérances que le public avait conçues des talens dramatiques de M. de La Harpe : la charpente en est absolument défectueuse. L’amour, qui en fait la cheville ouvrière, est dénué des grands ressorts qu’il doit faire jouer pour être tragique. Les trois premiers actes ont été reçus avec de grands applaudissemens. L’auteur a paru trop sacrifier aux détails, et s’être départi des principes qu’il avait établis dans sa lettre à M. de Voltaire[1]. La catastrophe, trop ressemblante à l’histoire, laisse contre Timoléon une impression odieuse que ne peut contre-balancer tout son étalage patriotique : en un mot, les reins ont absolument manqué à l’auteur. Dès le troisième acte, il n’a pu suffire à son fardeau dramatique ; la pièce a paru détestable dans tout le quatrième et encore plus dans le cinquième. On remarque une tête pleine de réminiscences et profondément empreinte de son Racine. Il s’est fait à la fin une scission dans le parterre ; on applaudissait et l’on huait alternativement.

5. — On vient de rendre public, par la voie de l’impression, un manuscrit très-singulier, intitulé Causa Societatis Jésus, contra novum magistratum ad gubernationem provinciarum Galliæ petitum anno 1689. Il a été trouvé par les commissaires du parlement de Guienne, dans la maison professe des Jésuites de Bordeaux. Il a été déposé au greffe dudit parlement en manuscrit, pour y servir de preuve perpétuelle des vues de l’institut et des constitutions de la Société de Jésus#1.

9. — On lit dans le numéro 27 de la Gazette littéraire un sonnet de Crudeli, un des meilleurs poètes qu’ait eus l’Italie, et qui paraît avoir échappé aux recherches de ses éditeurs, puisqu’il ne se trouve dans aucun recueil de ses ouvrages. Il est si heureux et si naturel, qu’il mérite une distinction particulière. C’est une espèce d’épithalame. La virginité s’adresse à la nouvelle mariée :


Del letto marital questa è la sponda :
Più non lice seguirti : io parto : addio.
Ti fui custode dall’età la più bionda,
E per te gloria accrebbi al regno mio.

Sposa e madré or sarai, se il ciel seconda
L’Insubra speme, ed il comun desio ;
Già vezzeggiando ti carpisce, e sfronda
I gigli amor, che di sua mano ordio.

Disse, e disparve in un balen la Dea,
E in van tre volte la chiamo la bella
Vergine, che di lei pur anche ardea.

Scese fratanto, e sfolgorando in viso
Fecondità, la man le prese, e diella
Al caro sposo, e il duol cangiossi in riso.

TRADUCTION.


De ton lit nuptial s’entr’ouvre le rideau :
Il faut nous séparer : nécessité cruelle !
Tu perds de tous tes pas la compagne fidèle ;
De mon règne je perds l’ornement le plus beau.

[2]

Épouse et mère enfin, tu vas d’un dieu nouveau
Éprouver désormais la puissance et le zèle ;
L’Amour qui te caresse, éparpille de l’aile
Les lis dont il se plut d’embellir ton berceau.

Elle dit et s’enfuit, comme un éclair rapide.
La nymphe, dont le cœur en est encore épris,
Jusqu’à trois fois, en vain, la rappelle à grands cris.

Le seul Hymen descend, de sa conquête avide ;
À la main de l’époux il joint sa main timide,
Et bientôt à ses pleurs ont succédé les ris.

11. — La ville de Reims ayant proposé une espèce de concours pour la meilleure inscription à mettre au bas de la statue du roi, qu’elle fait exécuter depuis longtemps par le fameux Pigalle, voici les vers qu’on a jugés les plus dignes de Louis XV. On doit se rappeler que c’est à Reims que le roi est sacré.


C’est ici qu’un roi bienfaisant
Vint jurer d’être votre père :
Ce monument instruit la terre
Qu’il fut fidèle à son serment[3].

12. — Le Fanatisme des Philosophes[4]. Capucinade contre les grands hommes de nos jours qui cherchent à répandre les lumières de la saine philosophie et à faire germer dans tous les cœurs ces sentimens d’humanité, principes de toutes les lois, de toute religion.

13. — Les Muses Françaises, ou Tableau des Théâtres de la France, première partie[5]. Cet ouvrage contient 1° un catalogue alphabétique de tous les auteurs qui ont, écrit des pièces de théâtre, depuis les Mystères jusqu’en 1764, avec la liste de leurs pièces ; 2° un autre catalogue alphabétique des pièces de théâtre dont les auteurs sont inconnus ; 3° une table alphabétique de toutes les pièces de théâtre indiquées dans les deux premières parties. On annonce une suite à cet ouvrage.

14. — Fréron, dans son n° 22, finit par cet article : « Faute à corriger dans le n° 20, page 290, ligne 12 : François — Marie Arouer de Voltaire ; lisez François-Marie Arouet de Voltaire. »

Bien des gens, en remarquant cette pitoyable et infâme plaisanterie, l’avaient mise sur le compte de l’imprimeur. Le journaliste a eu peur qu’elle ne fût en pure perte, et par cette affectation décèle qu’il a regardé cette tournure comme très-piquante ; il fait voir jusqu’à quel point de platitude peut descendre un homme d’esprit aveuglé par la passion.

16. — Nécessité d’une réforme dans l’administration de la justice et dans les lois civiles en France, avec la réfutation de quelques passages de l’Esprit des Lois[6]. Il y a de très-bonnes et de très-sages vues dans ce livre.

19. — Tout le monde court après la nouvelle estampe de mademoiselle Clairon ; elle est gravée d’après le tableau de M. Vanloo par MM. Cars et Beauvarlet, graveurs du roi. On sait qu’elle est représentée en Médée. On a saisi dans le cinquième acte de cette tragédie l’instant où Médée vient de poignarder ses enfans et s’enfuit dans son char en les montrant à Jason. La gravure de la planche a été payée par le roi, ainsi que la bordure du tableau. Quant au tableau, madame la princesse de Gallitzin en a fait présent à mademoiselle Clairon. M. Nougaret a fait les vers suivans pour être mis au bas du portrait :


Cette actrice immortelle enchaîne tous les cœurs ;
Ses grâces, ses talens lui gagnent les suffrages
Du critique sévère et des vrais connaisseurs :
Du cEt, de nos jours, bien des auteurs
Lui doivent le succès qui suivait leurs ouvrages.

20. — Richardet, poëme[7]. L’original italien de ce poëme est de M. Fortiguerra, prélat, qui n’entreprit cet ouvrage que dans la chaleur d’un pari. Il voulait rabaisser le mérite de l’Arioste, et prétendait qu’il composerait un pareil ouvrage avec une rapidité qui prouverait combien il est facile de réussir. La semaine suivante, il lut dix chants du poëme de Richardet, et l’acheva avec la même vitesse. Il est composé de trente chants. Le traducteur a su en réunir quinze dans six. On se doute bien que ce poëme est très-inférieur à son modèle, c’est-à-dire à l’Arioste : c’est une espèce de parodie de l’autre. Le traducteur annonce beaucoup d’esprit et de facilité : il a pris le rhythme du vers de cinq pieds, et s’est assujetti à, des octaves, suivant le goût italien, très-contraire à notre langue vive et déliée. Ce même poème a été traduit en hollandais : il est dans le genre de Berni. Le docteur Manetti prétend que le bernesque est, chez les Italiens, ce qu’étaient l’atticisme chez les Grecs, et l’urbanité chez les Romains.

21. — Les Comédiens Italiens ont donné hier la première représentation d’une nouvelle pièce intitulée l’Anneau perdu et retrouvé, comédie en deux actes et en vers, mêlée d’ariettes ; les paroles sont de M. Sedaine et la musique de M. de La Borde. Les unes et l’autre ont paru plus que médiocres au public, et les acteurs n’ont pas osé l’annoncer pour une seconde fois. Elle reparaît cependant sur l’affiche.

Éloge de la guerre ; à Konigsberg, in-4o de vingt-huit pages. Cet ouvrage, qu’on dit être l’essai d’un jeune héros, est rempli de vues excellentes. On y remarque surtout, avec plaisir, que l’auteur aime l’humanité au moins autant que la gloire. Il envisage la guerre uniquement comme un moyen légitime et nécessaire, que l’Être suprême a mis dans la main des souverains pour repousser la violence, réprimer l’injustice, et ramener la paix.

25. — L’Académie Française a tenu aujourd’hui sa séance publique pour la distribution du prix : on savait d’avance que M. de Chamfort l’obtiendrait. Quatre pièces ont eu l’accessit. M. de Marmontel en a fait lecture. La première est de M. Prieur, avocat : elle est intitulée Épitre à un commerçant, qu’on suppose vouloir acheter des lettres de noblesse. Elle contient de très-belles choses, et a paru, au gré des spectateurs, emporter la préférence sur celle couronnée. La seconde, la Nécessité d’aimer, est de M. Gaillard, de l’Académie des Belles-Lettres. Ce sujet a plu à toute l’assemblée ; mais on a trouvé que l’auteur l’avait effleuré trop vaguement. Malgré tout l’onctueux qu’il prête, il paraît traité d’un ton sec et didactique. La troisième est une Épitre à Quintus sur l’insensibilité des Stoïciens, par M. Des Fontaines[8]. La quatrième est de M. de Chabanon, sur le sort de la Poésie en ce siècle philosophe. Il l’a fait imprimer avec d’autres pièces, dont nous nous réservons à parler.

M. de Marmontel a encore lu l’extrait de diverses pièces où il s’est trouvé des beautés. Épitre aux Grands, de M. Vallier, colonel d’infanterie ; puis une Épitre sur l’effet des passions, d’un anonyme, où tout le monde a remarqué ces vers caustiques. L’auteur combat le système de M. Helvétius qui attribue l’essor des grands talens à l’ennui…


L’ennui n’inspira point Platon,
N’a point produit Archimède et Milton,
Et ce n’est pas, dans le siècle où nous sommes,
Faute d’ennui qu’on manque de grands hommes.

Enfin un poëme sur la Navigation.

29. — M. de Chabanon a fait imprimer le recueil de ses opuscules, consistant en une pièce qui a remporté un accessit à l’Académie Française, son discours sur Homère, et une tragédie en un acte tirée d’Homère[9]. La pièce qui a eu l’accessit est un amas de vers boursouflés dignes des Chapelain et des La Serre. Le discours en prose est, sans contredit, excellent et plein de vues ingénieuses et savantes. Quant à la tragédie, elle ne mérite aucun détail.

31. — Clef des Mystères, brochure contre les prélats, dans le goût de l’Anti-Financier. On y trouve d’excellentes choses, et les raisonnemens de l’auteur auraient plus de poids s’ils étaient soutenus d’une plus grande modération, et s’il ne s’était pas permis des déclamations indécentes et amères.

  1. V. 19 novembre 1763. — R.
  2. Une traduction de cet ouvrage, avec le texte en regard, a été publiée en 1764 sous le titre de Griefs de la Compagnie de Jésus contre la demande d’un nouveau supérieur pour gouverner les provinces de France. — R.
  3. Ces vers de Clicquot de Blervache ne sont que la traduction d’une inscription en prose, de Diderot, que l’on trouve dans la Correspondance littéraire de Grimm, 15 janvier 1764. — R.
  4. Par Linguet. Abbeville, 1764, in-8o. — R.
  5. Par Duduit de Mézière. Paris, 1764, in-12, — R.
  6. Par Linguet. Amsterdam, 1764, in-8o. Réimprimé en 1768 avec des augmentations, sous le titre de Considérations sur l’utilité de réformer les, lois civiles de France, etc. in-8o. — R.
  7. L’auteur de cette traduction est Antoine-François-Duperrier Dumouriez, né en 1707, mort en 1769, père du général qui a illustré ce nom. — R.
  8. C’est par erreur que le rédacteur des Mémoires dit que cette pièce obtint un accessit. — R.
  9. Priam au camp d’Achille. — R.