Mémoires secrets de Bachaumont/1764/Septembre

Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome I (1762-1765)p. 312-322).
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Septembre 1764

2 Septembre. — Mercredi, 29 août, la Faculté de Médecine assemblée, M. de L’Épine, l’ancien des douze commissaires nommés pour rendre compte sur le fait de l’inoculation, a lu un Mémoire qui a tenu deux heures et un quart de lecture du texte, non compris les notes qu’il n’a pas eu le temps de reprendre. Ce Mémoire conclut à défendre provisoirement l’inoculation, sauf à l’admettre, si elle se perfectionne par la suite dans les pays étrangers, au point d’être exempte de tous les inconvéniens très-grands qu’il lui reproche. Les commissaires, au nom desquels M. de L’Épine parlait, sont MM. Astruc, Bouvart, Cochu, Baron, Verdelham et Macquart. Mercredi prochain il y aura une assemblée sur le même sujet, pour écouter le Mémoire en faveur de l’inoculation.

4. — M. le marquis de Paulmi a été élu hier honoraire de l’Académie des Sciences, à la place de feu M. le comte d’Argenson.

— Il paraît un livre, intitulé des Passions[1], qu’on attribue à madame de Boufflers[2]. L’auteur les réduit à deux classes, l’amour et l’ambition. Elle traite la première avec toutes les grâces dont son sexe peut embellir un sujet digne d’elle. Le développement de cette passion dans le cœur d’une jeune personne est rendu d’une façon neuve, avec une touche de pinceau également ingénieuse et sensible.

5. — La Faculté de Médecine s’est assemblée ce matin pour entendre la lecture du Mémoire favorable à l’inoculation. Il a été lu par M. Petit, qu’on appelle communément l’anatomiste. MM. Geoffroy, Lorry, Thiery et Malouart l’avaient signé. La matière mise en délibération, il a été arrêté la tolérance de l’inoculation. Cet avis a passé à la pluralité de cinquante-deux voix contre vingt-cinq.

6. — Le roi s’est rendu aujourd’hui à Sainte-Geneviève, accompagné de M. le Dauphin et de plusieurs seigneurs de la cour. La cérémonie[3] s’est faite sur les onze heures et demie. M. de Coste a présenté les médailles : MM. de Marigny, Souflot et Gabriel entouraient le roi. Le Père Bernard avait préparé une Ode relative à la fête ; il l’a présentée au roi, qui est allé voir la bibliothèque de Sainte-Geneviève, où il est resté trois quarts d’heure à se faire rendre compte des principaux ouvrages qu’elle renferme.

7. — Le Cercle, ou la Soirée à la mode, de M. Poinsinet, a été joué aujourd’hui avec peu d’affluence ; la réputation de l’auteur ne prévenant pas pour lui. La pièce a reçu de très-grands applaudissemens. Une précieuse moderne, deux petites-maîtresses subalternes, un marquis fat, un plat robin, un Suisse bonhomme, un poétereau aussi vain que bas, un médecin à la mode et un abbé musicien, composent ce joli groupe : nous ne parlons point d’une soubrette et d’une jeune personne qui y sont pour peu de chose. Il n’y a ni intrigues, ni marche théâtrale, mais beaucoup de saillies et des personnages peints avec une grande vérité. Le rôle du médecin est sans contredit le premier. On prétend que c’est Lorry ; l’abbé de La Croix est le prototype du musicien ; le poète se désigne par mes Dix-neuf Ans, ouvrage de M. De Rosoy : enfin la femme est connue pour être madame la comtesse de Beauharnais. Malgré son succès prodigieux, le sujet pouvait être mieux traité, et l’on sent que l’auteur n’a vu la bonne compagnie que de loin ; il n’a pas cette touche fine et légère qui désigne l’homme du grand monde.

12. — Rameau, sans contredit un des plus célèbres musiciens de l’Europe, et le père de l’école française, est mort aujourd’hui d’une fièvre putride, accompagnée de scorbut. Il avait quatre-vingt-trois ans. Le roi lui avait accordé des lettres de noblesse pour le mettre en état d’être reçu chevalier de Saint-Michel ; mais il était si avare qu’il n’avait pas voulu les faire enregistrer, et se constituer en une dépense qui lui tenait plus à cœur que la noblesse. Il est mort avec fermeté. Différens prêtres n’ayant pu en rien tirer, M. le curé de Saint-Eustache s’y est présenté, a péroré long-temps, au point que le malade ennuyé s’est écrié avec fureur : « Quel diable venez-vous me chanter là, M. le curé ? vous avez la voix fausse. »

13. — Poésies choisies d’Anne-Louise Karsch ; Berlin, 1764, in-4o. Cette femme singulière est née en 1722 sur les frontières de la Basse-Silésie, dans un état d’indigence. Quoique n’ayant pu avoir d’autre éducation que celle d’apprendre à lire et à écrire, et accablée de malheurs, son génie a percé de bonne heure. La nature n’agit en elle que par inspiration. Les seules pièces où elle réussit sont celles qu’elle produit dans la chaleur de l’imagination. Quand un objet l’affecte vivement, soit au milieu de la société, soit dans la solitude, son esprit s’échauffe tout à coup : c’est une pythonisse sur le trépied. Depuis quelque temps elle réside à Berlin, et jouit des bienfaits d’un gentilhomme silésien, qui l’a tirée de son indigence et de ses malheurs. Par la traduction d’une pièce intitulée l’Orage pendant la nuit du 3 août 1761, on juge que c’est effectivement un génie très-poétique, mais destitué de goût et de cette philosophie qui est nécessaire même aux poètes. Au reste, cette femme doit tenir sans contredit un des premiers rangs parmi les improvisateurs.

14. — Dissertations sur Élie et Énoch, sur Ésope fabuliste, et Traité mathématique sur le bonheur[4]. On donne cet ouvrage pour servir de suite au Despotisme oriental. L’auteur, par une discussion très-savante, prouve que ces personnages ne sont que des êtres très-chimériques, ou du moins jette des doutes très-fondés sur leur existence.

16. — On parle beaucoup du mariage secret de mademoiselle Clairon avec M. de Valbelle, son amant intime. On prétend que cette actrice doit se retirer à Pâques, et que ce sera l’époque de la publication de son hymen. En attendant, elle a toujours en titre un Russe, qui se contente de lui baiser la main, et l’on assure que c’est ce qu’il peut faire de mieux.

C’est une fureur pour courir après l’estampe de cette célèbre héroïne ; on assure qu’elle a déjà fait cinq cents louis.

18. — Mademoiselle De Miré, de l’Opéra, plus célèbre courtisane que bonne danseuse, vient d’enterrer son amant. Les philosophes de Paris, qui rient de tout, lui ont fait l’épitaphe suivante, qu’on suppose gravée en musique sur son tombeau :


Mi. Ré. La. Mi. La.


19. — Les Italiens donnent depuis quelques jours[5] une comédie française, intitulée le bon Tuteur. Elle est de M. de La Grange, en trois actes et en vers. C’est une pièce italienne de Goldoni, que le premier a voulu accommoder à notre théâtre ; il paraît qu’il a manqué son objet. La pièce de Goldoni, sans être la meilleure qu’il ait faite, a de l’intérêt, du naturel, et quelques incidens heureux. Le second glace tout de son froid mortel, et l’auteur est lui-même très-mécontent de son traducteur.

21. — M. Barthe a lu ces jours-ci aux Français une nouvelle pièce en un acte, intitulée les Deux Cousines. La pièce a paru froide et n’a eu que trois voix : celles de mademoiselle Doligny, de madame Préville et de Molé ; l’une parce que c’est son héroïne, et qu’il lui fait sa cour ; l’autre parce qu’elle se flattait de jouer un rôle considérable dans la pièce, et l’acteur, parce qu’il est l’ami intime du poète. M. Barthe ne se regarde point comme battu, et prétend en rappeler tôt ou tard.

22. — Nous venons de lire le Dictionnaire Philosophique portatif de M. de Voltaire. C’est un réchauffé de tout ce qu’on a écrit contre la religion. Quelques articles sont raisonnés et soutenus d’argumens forts et difficiles à résoudre, mais empruntés de différens philosophes dans plusieurs endroits. Le controversiste s’est servi du ridiculum acri, et l’on sait que ce sont les armes que manie le plus adroitement M. de Voltaire. Cet ouvrage fait encore plus d’honneur à sa mémoire qu’à son jugement.

23. — M. Rochon de Chabannes a donné une suite à sa première pièce de la Matinée à la mode. L’Avant-Coureur du 17 de ce mois, en rendant compte de la Soirée, annonce la méridienne de cet auteur. Il assure qu’on y trouvera sûrement de la bonne gaieté.

Cet auteur s’étant attaché au char de mademoiselle Dangeville, l’actrice bienfaisante l’a présenté à M. le duc de Praslin et a procuré à M. Rochon, par l’entremise de ce ministre, une place de 2000 écus dans les bureaux des affaires étrangères. Il est à craindre que la politique ne refroidisse son génie comique.

26. — Annales de la Société des soi-disant Jésuites, ou Recueil historique et chronologique de tous les actes, écrits, dénonciations, avis doctrinaux, requêtes, ordonnances, mandemens, instructions pastorales, décrets, censures, bulles, brefs, édits, arrêts, sentences, jugemens émanés des tribunaux ecclésiastiques et séculiers contre la doctrine, l’enseignement, les entreprises, et les forfaits des soi-disant Jésuites, depuis 1552, époque de leur naissance en France, jusqu’en 1763[6].

Tel est le titre d’un ouvrage in-4o de plus de huit cents pages, non compris une dissertation analytique, historique, théologique et critique qui précède : elle contient deux cent trente pages sur l’institut, les lois, les vœux, le régime, la doctrine, l’enseignement et la morale des prêtres se disant de la Société de Jésus.

On voit assez que le plan de l’auteur dans cette immense collection est de présenter sous le jour le plus défavorable un institut en butte aujourd’hui à tous les traits les plus sanglans de la critique. On a mis à la tête une estampe allégorique qui remplit cet objet. Cet écrit volumineux n’est que le premier tome de l’ouvrage entier, qui doit en former trois. Celui-ci ne va que jusqu’en 1603.

27. — M. de Voltaire, suivant son usage, persifle le public et désavoue le Dictionnaire philosophique. Voici une anecdote à ce sujet, que nous tenons du sieur Cramer, son imprimeur à Genève, et qui est à Paris.

Il nous a conté qu’il avait écrit, il y a quelque temps, une lettre à M. de Voltaire, dans laquelle, en lui rendant compte de ce nouveau livre dont on parlait à Paris, fort scandaleux, fort connu, fort couru et très-bien fait au dire des connaisseurs, il ajoutait qu’on le lui attribuait ; qu’il le priait, en conséquence, de vouloir bien lui en envoyer un exemplaire.

M. de Voltaire lui a répondu qu’il avait, ainsi que lui, ouï parler de ce Dictionnaire philosophique ; qu’il ne l’avait pas lu, mais qu’il désirait très-ardemment, ainsi que M. Cramer, l’avoir en sa possession ; qu’il lui demandait en grâce de lui en procurer la lecture, dès que ce livre tomberait entre ses mains.

M. Cramer a riposté à M. de Voltaire qu’il avait fait voir sa lettre à tout le monde, suivant ses intentions qu’il présumait, quoi qu’il ne le lui eût pas ordonné ; qu’actuellement que la farce était jouée, il le suppliait de nouveau très-instamment de lui envoyer un exemplaire de cet ouvrage[7].

28. — Hier on a célébré aux Pères de l’Oratoire un service pour le repos de l’âme de Rameau. C’est l’Opéra qui en a fait les frais, et, comme on voulait éviter les querelles occasionées lors de celui fait à Saint-Jean de Latran pour feu Crébillon, on a fait les invitations, sur le billet, au nom de la veuve : il y avait seize cents billets. Le concours a été nombreux, l’orchestre était immense, et l’on n’a jamais vu d’exécution aussi complète. On avait adapté aux circonstances différens morceaux de Castor et Pollux, et d’autres opéras de Rameau. Le fond de la messe était celle de Gilles : digne façon de célébrer ce grand homme. C’est ainsi qu’autrefois, à la mort de Raphaël, on exposa sur sa tombe son tableau de la Transfiguration.

29. — Lettre d’Alcibiade à Glycère, bouquetière d’Athènes, suivie d’une Lettre de Vénus à Paris, et d’une Épître à la maîtresse que j’aurai. Le premier morceau est piquant par la tournure et par les contrastes dont il est susceptible ; on le suppose écrit par Alcibiade, du palais d’une reine dont il est l’amant. Son caractère, un peu français, est très-bien peint dans cette lettre, où l’on sent qu’il y a beaucoup de lieux communs. Le second ouvrage est plein de répétitions et n’offre que des images retournées. L’Épître à la maîtresse que j’aurai est une fantaisie neuve, susceptible de choses fines et spirituelles. C’est, au gré des connaisseurs, la meilleure pièce des trois : malheureusement le cercle dans lequel se circonscrit l’auteur, est si étroit qu’il revient souvent sur ses pas. Ce recueil est de M. Pezay, l’ami de M. Dorat, et qui, de concert avec lui, forme ainsi des couronnes poétiques pour toutes les belles.

30. — On vient d’imprimer en Hollande un manuscrit[8] que les curieux s’étaient procuré à grands frais : c’est la confession du curé d’Étrépigny. Voici quelques détails sur ce personnage.

Jean Meslier, curé d’Étrépigny et de But, en Champagne, mort en 1723, âgé de cinquante-cinq ans, laisse trois copies, de sa main, d’un ouvrage contenant ses sentimens sur la religion. Sur le verso d’un papier qui servait d’enveloppe était écrit : « J’ai vu et connu les abus, les erreurs, les vanités, les folies et les méchancetés des hommes ; je les ai haïs et détestés ; je n’ai osé le dire pendant ma vie ; je le dirai au moins en mourant et après ma mort. C’est afin qu’on le sache que j’ai écrit le présent Mémoire, afin qu’il puisse servir de témoignage à la vérité à tous ceux qui le liront. »

Ce curé était de fort bonnes mœurs ; il ne lisait que la Bible, quelques Pères et des philosophes. On croit qu’il s’est laissé mourir de faim, n’ayant rien voulu prendre sur la fin de sa vie.

On a trouvé dans ses papiers, en imprimé, le Traité sur l’existence de Dieu et sur ses attributs, par M. de Fénélon, et les Réflexions du Père Tournemine, Jésuite, sur l’athéisme, et en marge il y a des notes et des réponses signées de sa main.

Il avait écrit deux lettres aux curés de son voisinage, pour leur faire part de ses sentimens. Il leur déclare qu’il a consigné au greffe de Sainte-Menehould, justice de sa paroisse, une copie de son écrit ; mais qu’il craint qu’on ne le supprime, suivant le mauvais usage établi d’empêcher que les peuples ne soient instruits et ne connaissent la vérité.

Un jour qu’il se trouvait à Paris, dans une compagnie où l’on parlait du nouveau Traité de la Religion fait par l’abbé Houtteville, un jeune libertin ayant voulu plaisanter : « Monsieur, lui dit le curé d’un ton sévère, il est fort aisé de tourner la religion en ridicule, mais il faut beaucoup plus d’esprit pour la défendre. »

Il était fort ardent pour la justice. Le seigneur de la paroisse ayant un jour maltraité des paysans, il refusa de prier Dieu pour lui, suivant l’usage. Ce seigneur en ayant porté ses plaintes à M. de Mailly, archevêque de Reims, celui-ci le réprimanda et l’obligea de le faire. Il le fit, en déclarant à ses paroissiens par quel ordre, et en priant le Seigneur de convertir ces riches au cœur dur, désignant son archevêque et son seigneur, et de leur donner l’humanité dont ils avaient besoin.

  1. 1764, in-8o. Cet ouvrage, et le traité De l’amitié (Amsterdam et Paris, Desaint, 1762 in-8o) pareillement attribué à madame de Boufflers, est de madame la présidente d’Arconville, morte à Paris, en 1805, âgée de quatre-vingt-cinq ans. — R.
  2. V. 29 juillet 1765. — R.
  3. La pose de la première pierre de la nouvelle église. — R.
  4. Dix-huitième siècle, in-12. — R.
  5. La première représentation est du 13 septembre. — R.
  6. Fontarabie(Paris, Butard), 1764-71, 5 vol. in-4o. L’auteur de cet ouvrage, l’abbé Philibert dont le vrai nom était Gazaignes, est mort à Paris en l’an ii. Les Annales, qui devaient avoir neuf volumes, n’ont pas été continuée au-delà du cinquième. — R.
  7. Il paraît, d’après le témoignage de Wagnière, que le libraire Cramer jouait un rôle convenu avec Voltaire qui voulait se mettre à l’abri de la persécution. Les lettres à Cramer n’ont point été recueillies dans les Œuvres de Voltaire. — R.
  8. Non pas le manuscrit, mais une analyse de ce manuscrit, sous le titre d’Extrait des sentimens de Jean Meslier. La préface est de Voltaire, auteur de l’Extrait. — R.