Mémoires secrets de Bachaumont/1764/Octobre

Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome I (1762-1765)p. 322-332).
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Octobre 1764

Ier Octobre. — On croyait l’affaire de l’inoculation terminée ; mais l’assemblée, s’étant réunie le 11 septembre, a déclaré qu’elle n’était point assez instruite pour rendre un décret sur cette matière. En conséquence, elle a annulé celui du 5, et il fut arrêté qu’on ne délibérerait sur cette affaire qu’après la lecture des notes sur les deux Mémoires dont on a parlé.

2. — M. Poinsinet, auteur de la comédie du Cercle, l’ayant fait imprimer avec une Épître dédicatoire à M. de La Ferté, intendant des Menus-Plaisirs, pleine d’une basse et sordide adulation, on a fait l’épigramme suivante :


On s’étonne et même on s’irrite
De voir encenser un butor ;
N’a-t-on pas vu l’Israélite
Jadis adorer le veau d’or ?
Un auteur peut sans être cruche
Enmécener un La Ferté ;
C’est un sculpteur qui d’une bûche
Sait faire une divinité.

3. — Dans la Gazette littéraire d’aujourd’hui on voit, à l’article d’Angleterre, la traduction d’un éloge très-complet de M. de Voltaire comme historien. : elle est extraite d’un journal de cette nation, intitulé Monthly Review. Il dit, en parlant d’une nouvelle traduction anglaise de l’Hisioire de Pierre-le-Grand par ce célèbre auteur :

« Il n’y a peut-être jamais eu d’écrivain plus propre à composer l’histoire de son temps que M. de Voltaire. À la portion extraordinaire de génie qu’il a reçue de la nature il joint une connaissance intime du cœur humain et des mœurs. Le ton brillant, vif et rapide de son style, l’art de développer les passions, l’étude approfondie des principes des gouvernemens, rendent ses écrits également utiles et agréables. Il sait saisir ces détails de la vie privée, qui, quoique minutieux en apparence, expliquent souvent les plus grands événemens. Ses liaisons avec les princes et les personnes les plus considérables de l’Europe lui ont fait connaître beaucoup de particularités inconnues au commun des écrivains. Né dans une monarchie, il a su concilier le respect dû au gouvernement de son pays avec les principes d’une noble liberté, et il s’est toujours montré un ardent défenseur des droits de la nature humaine. Ses liaisons et ses principes ne l’ont rendu esclave d’aucun parti. Il juge des récits des historiens contemporains avec cette mâle franchise, naturelle à un esprit éclairé et indépendant, et il décide sur les événemens plutôt par les probabilités et le concours des circonstances que par l’autorité d’aucun écrivain, quel qu’il soit. Ses écrits historiques sont une charte des privilèges de l’humanité, où la vérité n’est ni altérée par des assertions particulières, ni obscurcie par des préventions d’un esprit étroit, ni trahie par un lâche attachement aux opinions des autres. L’Histoire de l’Empire de Russie mérite tous les éloges que nous donnons à M. de Voltaire. L’ignorance et la présomption des écrivains qui ont prétendu nous faire connaître la vie de Pierre-le-Grand avaient rendu cette histoire aussi nécessaire qu’elle est agréable, intéressante et impartiale.

M. de Voltaire voudra bien accepter cet hommage des auteurs du Monthly Review, comme un témoignage de la reconnaissance qu’ils lui doivent pour le plaisir que leur a procuré tant de fois la lecture de ses écrits. »

Telle est là façon dont s’expriment ces auteurs. Que diront à cet éloge les ennemis de M. de Voltaire ? Oseraient-ils le regarder comme concerté, mendié, et peut-être envoyé par ce grand homme ? Des hommes libres se prêteraient-ils à une charlatanerie aussi servile ?

4. — Nous tenons de la bouche de M. Goldoni que, malgré toutes les démarches que lui et ses amis ont faites pour le faire rencontrer avec M. Diderot, celui-ci a toujours éludé. En vain MM. Marmontel et Damilaville, intimement liés avec ce dernier, ont-ils promis à l’Italien de lever les difficultés : il paraît que tous deux ont échoué dans leur négociation. Il ne sait à quoi attribuer une antipathie aussi forte ; il déclare qu’il n’y a que le premier acte du Fils naturel qui soit semblable au sien ; il regarde le Père de famille comme tout-à-fait opposé à celui qui est dans ses œuvres[1] ; enfin il parle de ce philosophe avec un respect, une estime, des sentimens bien différens de ceux que l’autre a témoignés dans ses répliques aux reproches qu’on lui faisait d’avoir pillé l’italien.

Les Inimitiés d’Arlequin et de Scapin, pièce en trois actes, de ce dernier, font grand bruit par les incidens heureux, plaisans et variés, dont elle est pleine.

6. — M. l’archevêque étant à Conflans depuis quelques jours, à l’occasion d’une humeur fistuleuse dont on le croit atteint au podex, les plaisans ont fait l’épigramme suivante. On s’adresse à Moreau, son chirurgien :


Moreau ! quelle est ta gloire et ta vocation !
Le ciel t’a réservé pour cette occasion :
Il anime ton zèle et ton patriotisme.
Par toi s’opérera ce grand événement,
Par tTon bras sapera sourdement
Par tLe fondement du fanatisme.

7. — Les Œuvres de madame du Boccage, en trois gros volumes. En tête on voit son portrait avec cette inscription : Forma Venus, arte Minerva. Il n’y a de nouveau dans ce recueil que celui de ses Lettres lors de ses différens voyages en Angleterre, en Hollande et en Italie. Les mœurs des peuples qu’elle a vus y sont très-superficiellement dépeintes, et ne présentent rien de neuf, ni du côté historique ni du côté philosophique : c’est ce qui s’appelle écrire pour écrire. Du reste, on sait déjà à quel rang doit être placée, comme auteur, madame du Boccage. Quelques éloges que lui ait prodigués l’adulation nationale et même étrangère, la postérité ne pourra que louer ses efforts, et regretter de n’avoir pas vu les charmes de sa figure.

8. — Il paraît un ouvrage intitulé Anecdotes sur la Russie. Ce livre contient la relation de tout ce qui s’est passé dans ce pays-là depuis l’avènement de Pierre III au trône. Il s’y trouve, en outre, des choses générales, et qui peuvent instruire des mœurs, du gouvernement, des usages et des personnages de la nation en état d’y jouer un rôle. Il est très-rare et prohibé sévèrement : la narration est froide et lâche.

12. — M. Rochon de Chabannes vient de faire un bouquet poétique d’une espèce neuve et agréable ; il est adressé à madame ***.


Lise, je t’offre un cœur, au beau jour de ta fête,
Dont tu vas dédaigner la frivole conquête.
C’est un jeune inconstant, un papillon léger,
Qui d’objets en objets se plaît à voltiger.
QuJ’aime d’abord une femme fort sage,
QuMais vertueuse avec aménité,
QuQui ne sait pas de cette qualité
QuSe targuer trop, ainsi que c’est l’usage.
Comme à voir cependant de ces femmes de bien
Qu Un amoureux n’avance rien,
QuJe vais lorgnant une beauté piquante
Qu Dont la vivacité m’enchante,
Qui raisonne à ravir, déraisonne encor mieux,
Et déride mon front par maints propos joyeux.
Euterpe au même instant lui ravit la victoire :
Je ne puis résister aux chants les plus flatteurs,
Qu J’entends sous ses doigts créateurs
Qu Résonner la corde et l’ivoire.
QuComme sa voix se marie à leurs sons !
Qu Quelle douceur, quelle justesse !
Qu Arrête, aimable enchanteresse,
Qu Mon cœur se trouble à tes chansons.
Que dis-je ? un autre objet vient le rendre infidèle,
QuC’est toi, digne fille d’Apelle :
Que fais-tu ? quel mortel anime ton pinceau !
Ah ! si j’étais l’amant dont ton âme est remplie,
Et qu’Amour m’eût caché derrière le tableau,
QuQue promptement, écartant la copie,
Tu verrais, enivré des transports les plus doux,

MaL’original tomber à tes genoux !
Mais non, ne me crois point : Terpsichore s’avance :
Les Grâces et l’Amour accompagnent ses pas.
Les GLa vois-tu qui marche et qui danse ?
LesAdieu, bonsoir, je vole dans ses bras.

Voilà les trahisons que je te fais sans cesse ;
VoEt toutefois je suis des plus constans :
VoilàTous ces objets de ma tendresse,
Ce n’est que toi sous des noms différens !

13. Maison d’éducation. Ce projet est de M. de Bastide, quoiqu’il ne se nomme pas. Il se propose d’avoir huit élèves à 10, 000 livres de pension chacun, par an ; ce qui fait un revenu de 80, 000 livres de rentes. Il s’engage à les nourrir, chauffer, éclairer, porter, instruire dans tous les arts, excepté le manège. Il les mènera aux spectacles, aux promenades, les fera dîner avec des artistes célèbres, etc. Enfin, c’est un projet fou d’éducation, mais auquel l’auteur ne perdrait sûrement pas. Si l’on doute des talens, de la bonne foi, de la capacité de l’auteur, il se renomme de M. d’Alembert, et renvoie à ce philosophe les incrédules[2].

14. — Il court dans le monde une épître familière de l’auteur de la Soirée à la mode, à une jeune femme qui lui a fait présent d’une robe de chambre. Avec des choses heureuses on y trouve ces vers singuliers :


Que d’autres dans Paris étalent leurs galons,
Leur large broderie et leur frisure à l’ambre,
Leur Et le luxe de leurs talons.
Dans mon bonnet de nuit, dans ma robe de chambre…

15. — Vers à M. le duc d’Aiguillon.

Couvert de farine et de gloire#1,
De Saint-Cast héros trop fameux,
Sois plus modeste en ta victoire.
On peut, d’un souffle dangereux,
Te les enlever toutes deux.

16. — On vient de réimprimer le Testament politique du cardinal de Richelieu, sous le titre de Maximes d’État#2. Il paraît désormais prouvé, par les faits, que cet ouvrage, malgré les raisons fortes et supérieures de M. de Voltaire, est réellement de ce grand ministre. Sa famille a fait des Recherches dans le dépôt des Affaires Étrangères, dans la Sorbonne, dans les bibliothèques particulières, et on y trouve les différens manuscrits originaux, dont M. de Voltaire ignorait l’existence. Outre les autres, on en a découvert un, qui sert de suite au premier chapitre, et qui est corrigé en plusieurs endroits de la propre main du cardinal.

Cette édition est ornée du portrait du cardinal, et précédée d’une préface bien écrite. Le texte est accompagné de notes critiques et historiques. L’ouvrage est terminé par une lettre de M. de Foncémagne, beaucoup plus étendue que celle qui avait déjà paru, et dans laquelle[3][4] ce savant académicien prouve que le Testament est incontestablement du cardinal.

18. — M. Robbé de Beauvezet, si connu par ses ouvrages libertins, et par son fameux poëme sur le mal de Naples, vient de tremper sa plume dans une autre encre. Depuis quelque temps, sans être dévot, il s’est jeté dans le parti des convulsionnaires, dont il est l’apôtre le plus zélé. Il pousse la fureur au point de faire un poème en faveur de la religion, en six chants[5]. Il paraît avoir suivi, à peu près, le plan de M. Racine. Il se distinguera sans doute par une manière différente ; mais ce qui rendra cet ouvrage original, c’est une apologie des convulsions, par où le poète termine son poëme, et pour laquelle tout le reste semble avoir été préparé.

19. — M. de La Condamine ne cesse de militer en faveur de l’inoculation. De temps en temps il ranime le courage des combattans par des Lettres sur cette matière. Il en paraît deux nouvelles[6], de cet illustre défenseur. Son grand argument est que plus de trente mille personnes en France sont, tous les ans, victimes de la petite vérole naturelle, et qu’elle en mutile, estropie ou défigure un plus grand nombre. Au contraire, cent personnes au plus succomberaient à la nouvelle pratique, en supposant un accident sur trois cents. Il ne doute point que ce raisonnement ne fasse une grande impression. Ces deux Lettres doivent incessamment être suivies de deux autres du même auteur, où il rend compte des ouvrages qui ont paru pour et contre l’inoculation.

20. — M. Dorat vient de célébrer dans une Épître[7] agréable et légère l’auteur des Grâces et autres petites comédies naïves, qu’on vient de remettre au théâtre. Le peintre est digne du modèle, et ces deux auteurs sont bien faits pour s’amalgamer ensemble. On remarque toujours dans l’auteur des vers la même facilité, le même agrément, la même tournure ; c’est une muse inépuisable, qui répand sans cesse sur ses traces les fleurs avec profusion.

23. — Le poète Roy, chevalier de Saint-Michel, très-connu par ses poëmes lyriques, par le mordant de son génie et la causticité de son caractère, est mort aujourd’hui de consomption. Depuis plusieurs années il s’était entièrement retiré du monde, et menait un genre de vie tout opposé à celui dans lequel il avait vécu : ce qui l’avait fait passer pour mort[8]. Il avait quatre-vingt-un ans, et ne faisait plus que végéter. Il laisse une fortune considérable, et un fils capitaine d’infanterie.

24. — La Faculté de Médecine a tenu plusieurs séances pour entendre la lecture du Mémoire de M. de l’Épine contre l’inoculation. Il a été arrêté aujourd’hui qu’il serait imprimé pour être distribué aux docteurs, et que M. Petit, qui a écrit en faveur de l’inoculation, aurait toute liberté d’y répondre.

— Le Clair, musicien célèbre et très-connu par ses sonates ainsi que par son talent pour le violon, a été assassiné il y a trois jours, à dix heures du soir, en rentrant chez lui.

25. — M. d’Alembert a fait insérer dans plusieurs papiers publics, et notamment dans le Journal Étranger, une Note où il avertit que, s’il a consenti à être nommé dans le prospectus intitulé Maison d’Éducation, c’est uniquement comme connaissant M. de Bastide, qui en est l’auteur ; mais que, d’ailleurs, il n’a jamais prétendu se rendre responsable du projet dont il s’agit. Il déclare que c’est à M. de Bastide seul qu’il faut s’adresser pour s’instruire de ce qui concerne ce projet.

26. — Lettre d’un mendiant au public. Cette plaisanterie est de M. Nougaret ; elle roule sur l’expulsion qui vient d’être faite de ces misérables.

27. — On a joué aujourd’hui sur le théâtre de Fontainebleau, devant le roi, la première représentation du Dormeur éveillé, comédie en deux actes, mêlée d’ariettes, dont la musique et les paroles sont de M. de La Borde. Ce drame lyrique n’a point eu de succès à la cour. On ne peut refuser à l’auteur du génie pour ce genre de composition ; il en montre en plusieurs endroits. En général, on y trouve beaucoup de réminiscences, et une profusion d’harmonie trop peu ménagée.

— M. de Voltaire ne s’est point borné à écrire à ses amis en particulier, à ses connaissances, à ses protecteurs mêmes, pour tâcher de leur persuader qu’il n’avait aucune part au Dictionnaire philosophique ; il a encore écrit à l’Académie Française (et l’on a fait hier lecture de sa lettre, en comité) pour désavouer cet ouvrage que ses ennemis, suivant lui, cherchaient à lui attribuer. On ne peut assez s’étonner de la confiance de ce célèbre écrivain à croire qu’il fera prendre le change sur sa parole, comme si chaque ligne de cette œuvre philosophique ne portait pas le caractère de son style et de son esprit[9].

28. — Michel-Ange Slodtz, un de nos plus célèbres sculpteurs, est mort avant-hier.

  1. Lorsque Diderot publia, en 1757, son drame du Fils naturel, on l’accusa d’avoir emprunté au Véritable ami de Goldoni l’intrigue et le caractère principal de sa pièce. Le Père de Famille, qu’il fit paraître l’année suivante, excita de nouveau les clameurs de l’envie, et les accusations de plagiat se renouvelèrent. — R.
  2. V. 25 octobre 1764. — R.
  3. Les Anglais ayant fait une descente sur les côtes de Bretagne, en 1758, le duc d’Aiguillon les battit à Saint-Cast et les força de se rembarquer. On l’accusa cependant d’être resté dans un moulin pendant l’action et de n’avoir pas pris une part assez active au danger. La Chalotais écrivit dans une lettre qui eut trop de publicité. : « Si notre général ne s’est pas couvert de gloire, il s’est du moins couvert de farine. » Inde iræ ! — R.
  4. Paris, 1764, 2 vol. in-8o. La préface et les notes de cette nouvelle édition sont de Marin. — R.
  5. Ce poëme n’a point vu le jour. — R.
  6. Lettres de M. de La Condamine à M. le docteur Maty sur l’état présent de l’inoculation en France ; Paris, Prault, 1764, in-12. — R.
  7. Épitre à l’auteur des Grâces ; Anvers, 1764, in-8o de 13 pages. — R.
  8. V. 18 janvier 1764. — R.
  9. On ne trouve dans les Œuvres de Voltaire aucune lettre à l’Académie Française ayant pour objet de désavouer le Dictionnaire philosophique portatif.