Mémoires secrets de Bachaumont/1764/Février

Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome I (1762-1765)p. 257-265).
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Février 1764

2 Février. — Il y a deux ans qu’il parut un volume in-8° en quatre parties, qui a plus de cinq cents pages, lequel a pour titre de la Nature[1]. L’auteur avait gardé l’anonyme, et l’ouvrage fut alors attribué à plusieurs personnes ; il s’est fait connaître depuis. Il se nomme J.-B. Robinet, ministre du saint Évangile de Genève. Tel est le titre que se donne l’auteur à la tête du second volume, qui paraît depuis quelques mois. Il est aussi profond et aussi obscur que le premier.

4. — M. Thomas, qui avait été si accueilli par M. le duc de Praslin, vient d’essuyer la disgrâce inévitable à tous ceux qui veulent être honnêtes à la cour, cette région de perfidies et d’horreurs. On lui a su très-mauvais gré de n’avoir point postulé la place vacante à l’Académie et qu’a obtenue M. Marmontel. Malgré toutes les insinuations, les instances, les ordres qu’il a reçus là-dessus, malgré la certitude d’être promu, il s’est constamment refusé à supplanter son ami et son maître en littérature. En conséquence, M. le duc de Praslin vient de lui ôter la place de secrétaire intime.

5. — M. Fréron, toujours acharné contre M. de Voltaire, donne dans sa feuille l’histoire du conte de Ce qui plaît aux Dames. Il en rapporte une traduction en prose d’après Dryden. Il est certain que le fond est tiré de l’anglais ; mais, qu’est-ce que le fond de ces sortes d’ouvrages ? On ne peut ôter à ce grand poète la gloire d’avoir délicieusement rendu cette fable assez puérile, et qui n’a rien de piquant par elle-même.

8. — Il paraît un roman philosophique, intitulé l’Èlève de la Nature[2]. Ce livre, fait d’après les principes de Rousseau, a le mérite d’être écrit avec beaucoup de chaleur et d’onction. La première partie se lit avec le plus grand plaisir : on l’attribue à M. Diderot. Il n’en est pas de même de la seconde, elle est froide et systématique ; elle traite de l’origine des arts. On serait tenté de la croire d’une main étrangère.

10. Épitaphe du parlement de Normandie[3], par la femme d’un conseiller de cette cour.


Un reCi-gît sous ces sacrés portiques,
Un reCes marbres, ces voûtes antiques,
Un respectable corps, dont les membres épars
Un reCourent encor mille hasards.
Passant ! de quelques pleurs arrose au moins sa cendre :
Son zèle était si pur, son cœur était si tendre :
Il chérissait le peuple, il adorait le roi.
Un reDe son devoir suivant la loi,
Un reLong-temps avec honneur il servit sa patrie ;
Un reMais menacé d’ignominie,
Un reAccusé par la calomnie,
Un reDe rébellion, d’attentat,
Un reIl aime mieux s’ôter la vie
Que de vivre sans gloire et de trahir l’État.

11. — La Veuve, comédie en un acte, de M. Collé. Cette petite pièce est imprimée, et n’a point été jouée. Le sujet en est tiré des Illustres Françaises. Il est dénué de l’action nécessaire au théâtre, et peut-être est-ce une des raisons qui ont empêché de le jouer. L’auteur n’en désespère pourtant pas ; il est à présumer que les Comédiens l’apprendront quelque jour où ils n’auront rien de mieux à faire.

15. — On a donné avant-hier la première représentation d’Idoménée, tragédie de M. Le Mière, dans laquelle il a déployé toute la richesse de son génie pittoresque. Mademoiselle Clairon l’a très-bien secondé par les attitudes de toute espèce qu’elle prend sur la scène. L’auteur et l’actrice, également peintres, n’ont su que parler aux yeux. Ce sujet, qui paraît susceptible de tout le pathos qu’on peut mettre en une tragédie, a manqué son effet en plein. M. Le Mière est décidé n’avoir point d’entrailles, non plus que la sublime héroïne du théâtre. Cette tragédie porte sur des absurdités sans nombre.

17. — Vers en réponse à l’Épitaphe du parlement de Normandie, faite par une dame du parlement[4] :


De tous les parlemens, Madame, un seul a tort :
Loin de combattre, il fuit ; loin de vaincre, il abdique.
Ainsi le vieux Caton, en se donnant la mort,
Au lieu de la servir, perdit la république.

18. — Tout se dira, ou l’Esprit des magistrats destructeurs, Analyse dans la demande en profit de défaut de M. Le Goullon, procureur-général au parlement de Metz. Tel est le titre d’un écrit de trois cent six pages in-12 contre les procureurs-généraux et ceux qui ont dénoncé les Constitutions des ci-devant soi-disant Jésuites. Ce volume renferme une critique grammaticale des Comptes rendus, une satire très-vive des parlemens, des injures grossières sur plusieurs membres, des accusations graves contre la magistrature. En général, c’est un mélange de pièces qu’on ne peut apprécier par le peu d’ordre qui y règne, et dans lequel, cependant, l’on trouve des morceaux très-bien faits, qui dénotent que cet ouvrage est de plusieurs mains. La passion qui y domine, infirme toute croyance. Ce livre est très-rare à Paris, et fort cher.

19. — Interdumque bonus dormitat Homerus ! Voici des vers que M. l’abbé de Voisenon a faits pour son ami Caillot : ils sont d’une plaisanterie rare et d’un ridicule à perpétuer[5]. La pièce est adressée à M. de Marigny : on y demande une place pour la sœur de ce comédien, marchande, obligée de quitter sa demeure sur un pont, dans le temps de l’inondation.


Protecteur des beaux-arts et de leur gloire antique,
Daignez être le mien dans ce triste moment.
Je vois tomber ma sœur dans le débordement,
Je voEt pour lors adieu la boutique.
Sa réputation, dont le vernis est beau,
Je voEst tout près d’aller à vau l’eau.
Je ne puis soutenir cette cruelle idée ;
Je voEt son mari deviendra fou
Je voDe voir sa femme débordée,
Ne pouvant garantir son plus petit bijou.
Vous pouvez la sauver de ce danger terrible :
Trouvez-lui quelque coin dans le palais des rois.
Nous consentirions même à monter sur les toits
Pour publier le trait de votre âme sensible.
JeLe sentiment augmentera ma voix :
Je voMes accens seront des offrandes,
JeEt j’obtiendrai des Dieux que sous vos lois
Vous ayez en détail tout le corps des marchandes.

21. — M. Huber vient de donner Daphnis et le Premier Navigateur, poëmes de M. Gessner, traduits en prose. Le premier parut, en original, en 1755 ; c’est le coup d’essai de l’auteur : l’autre est de 1762. Ces espèces de pastorales sont marquées au coin de l’antique, comme tous les ouvrages du poète allemand. Peu d’invention partout, et une trop grande profusion d’images répétées et monotones. Daphnis est en trois chants, le second poëme en deux. Le traducteur est énergique, fidèle, agréable, mais peu élégant.

École de Littérature, tirée de nos meilleurs écrivains[6] Cet ouvrage comprend des préceptes dans tous les genres, depuis l’impromptu jusqu’au poème épique, depuis le dialogue jusqu’au sermon, depuis le conte jusqu’à l’histoire générale. On y donne des préceptes fournis par les plus grands maîtres, non-seulement pour juger, mais pour composer avec succès.

22. — Nous avons annoncé, il y a long-temps[7], que M. Rousseau s’était chargé de faire un mémoire en faveur de M. de Valdahon, mousquetaire, accusé de séduction à l’égard d’une demoiselle de Dôle. Cet ouvrage paraît enfin. On a rendu compte de l’aventure, et ceux qui la savent ne seront pas surpris que le philosophe genevois ait pris un sujet si susceptible de faire valoir ses singulières assertions. Au reste, on ne le juge point digne de ses autres ouvrages.

23. — M. l’abbé de Caveirac, cet homme mercenaire, qui, n’ayant pour principe que celui de n’en point avoir, soutient également le pour et le contre, l’auteur enfin de l’Apologie de la Saint-Barthélemy[8], a été accusé d’être l’auteur de l’Appel à la raison. Après avoir été successivement ajourné, décrété et jugé, sa contumace vient d’être prononcée au Châtelet. Il est atteint et convaincu d’avoir composé un libelle ; en conséquence, condamné à être mis au carcan et banni à perpétuité. L’imprimeur Grangé est banni pour cinq ans.

Les plaisirs d’un jour, ou la Journée d’un Provincial à Paris[9], roman, dont l’action ne dure que neuf à dix heures : voilà ce qui le caractérise et ce qui le rend singulier.

25. — Mademoiselle Fauconnier, courtisane jadis célèbre, qui depuis a donné dans le bel esprit, faisait depuis quelques années un Journal des deuils. Cet ouvrage, purement mercenaire jusqu’aujourd’hui, acquiert une tournure littéraire. On se propose d’y insérer désormais le nécrologe des personnes célèbres dans les sciences ou dans les arts, mortes dans le courant de l’année. Il paraît qu’on se réserve ce détail pour la fin. On commence à fournir les vies des morts illustres de 1763. MM. de Marivaux, Pesselier, Bougainville, y figurent aujourd’hui. On sent combien cette superfétation est ridicule ; mais par ce moyen cette gazette, qui n’était qu’à trois livres, monte à six francs.

26. — On ne peut s’empêcher de s’indigner et de rire tour à tour de l’affectation avec laquelle le Mercure embrasse les mauvaises causes, et veut louer à tort et à travers les choses les plus blâmables et le plus généralement censurées. On lit, dans celui de ce mois, une description critique, dit-on, de la nouvelle salle au palais des Tuileries. Cette description critique en est l’éloge le plus complet, la réfutation la plus absurde des défauts qu’on lui reproche. On sent bien que cette apologie part d’une main mercenaire ; il n’y a que les auteurs de la salle qui puissent avoir l’impudence de faire tête au goût général qui la réprouve invinciblement.

27. — On voit aujourd’hui avec étonnement la Gazette de France entamer les affaires des parlemens : elle rend compte, pour la première fois, des dernières séances des pairs en cette cour, concernant M. l’archevêque de Paris et l’expulsion des Jésuites. On en infère que le gouvernement avoue enfin cette grande entreprise. Il est ridicule de voir cette gazette parler brusquement d’une chose commencée depuis long-temps, sans en donner le précis : c’est une suite de la négligence et de l’impéritie avec laquelle on exécute cet ouvrage, le journal de la nation.

28. — M. Dorat, sentant son impuissance à mettre les héros en action, nous annonce qu’il se bornera désormais à les affadir dans des héroïdes élégiaques. Il en donne une nouvelle, intitulée Lettre de Zéila, jeune sauvage, esclave à Constantinople, à Valeourt, officier français : c’est une sauvage abandonnée par un Français qui l’a enlevée. Il y a long-temps qu’Ariane n’a rien laissé à dire sur ce sujet. Douze élégies semblables doivent se succéder ; mais, pour éviter la monotonie, l’auteur les entremêlera, par intervalle, de quelques ouvrages d’un autre genre.

29. — Le sieur Palissot, cet Aretin moderne, qui se donne, non pour le flagellum principum, mais pour le fléau des philosophes et des auteurs, vient de lancer dans le public un nouveau libelle intitulé la Dunciade ou la Guerre des Sots. C’est une imitation de celle de Pope, c’est-à-dire qu’avec beaucoup moins de mérite et beaucoup moins de droit, il s’est senti assez de fiel pour suffire à un ouvrage abominable, où la licence et la méchanceté la plus atroce sont développées avec toute l’impudence dont il est capable.

  1. V. 3 janvier 1762. — R.
  2. Par Guillard de Beaurieu. — Amsterdam, 1764, 2 vol. in-12. Il existe une édition de cet ouvrage avec le nom de J.-J. Rousseau. — R.
  3. Tous les membres du parlement de Bretagne, à l’exception de douze, avaient donné leur démission. — R.
  4. V. 10 février 1764. — R.
  5. Ces vers manquent à l’édition des Œuvres de Voisenon. — R.
  6. Par l’abbé de La Porte. Paris, 1763, 2 vol. in-12. Réimprimé en 1767 avec des augmentations. — R.
  7. V. 7 avril 1763. — R.
  8. À la suite de l’Apologie de Louis XIV et de son conseil sur la révocation de l’édit de Nantes, l’abbé de Caveirac a placé une Dissertation sur la journée de la Saint-Barthélemy dans laquelle, en cherchant à réduire de beaucoup le nombre des victimes, il veut diminuer l’horreur qu’inspirent les bourreaux. — R.
  9. Par de Sainte Colombe. Bruxelles (Paris), 1764, in-12. — R.