Mémoires secrets de Bachaumont/1764/Janvier

Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome I (1762-1765)p. 250-257).
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Janvier 1764



1764.

2 Janvier. — Les Italiens ont aujourd’hui donné la première représentation du Sorcier, comédie en deux actes mêlée d’ariettes, paroles de M. Poinsinet, musique de Philidor. Un amant oublié, qui revient, se fait passer pour le devin qu’on attend dans le village, et profite de son travestissement pour découvrir si sa maîtresse lui est fidèle : il oblige les parens à la lui accorder en mariage. Tel est le cadre, peu neuf, qui enchâsse ce drame susceptible d’une bien meilleure exécution. La musique est savante, pittoresque, mais ressemble à beaucoup de choses du même genre. Malgré ces défauts, le spectacle a reçu des applaudissemens aussi extraordinaires que soutenus. On a demandé l’auteur à la fin, événement singulier et unique au Théâtre Italien. M. Poinsinet s’est fait tirer à quatre, et quand on l’a vu on a demandé l’autre : M. Philidor a été obligé de comparaître aussi.

4. — On a fait deux nouveaux couplets à joindre aux autres[1] : ils sont sur un air différent, sur celui : Or dites-nous, Marie.


Dumesnil de Grenoble
Arrive avec hauteur,
Quoi qu’il ne soit pas noble.
Il fait le grand seigneur.
La Vierge le regarde
Et Joseph dit tout bas :
Dites-lui qu’il nous carde
Un petit matelas[2].

Fitz-James vient ensuite,
Et dit : De par le roi,
Que l’enfant et sa suite
Restent chacun chez soi.
Si c’est une sottise
Le roi s’en chargera,
Et pour qu’on l’autorise
Mon corps[3] s’assemblera.

6. L’auteur de l’Anti-financier a été arrêté avant-hier ; il se nomme Darigrand. L’imprimeur, nommé Lambert, a été aussi mis à la Bastille. On prétend que le premier n’est qu’un prête-nom.

9. — Théâtre et Œuvres diverses de M. de Sivry. On est, d’abord étonné de voir le nom d’un, auteur qu’on ne croit pas connaître, à la tête de plusieurs ouvrages dont on a quelque réminiscence : point du tout, c’est M. Poinsinet qui, reniant ce nom comme de mauvais augure, se contente de celui de Sivry. Il ne veut point être confondu avec son-cousin[4]. Il n’a pas peu contribué luimême à jeter un grand ridicule sur son nom, qui s’étendra jusque sur celui de Sivry.

10. — Vers à M. de L’Averdy, contrôleur-général.


DésorC’est en vain que la modestie
DésorVous fait dédaigner la grandeur ;
Désormais vous serez, en dépit de l’envie,
Des grâces, des bienfaits l’heureux dispensateur.
DésorEn vain vous faites résistance ;
DésorLe prince a fait un juste choix :
DésorPeut-il mieux placer la finance
DésorQue sous les auspices des lois[5].
On verra dans ce choix, dont je vous félicite,
Et dans votre refus justement combattu,
DésorLa récompense du mérite
DésorEt l’éloge de la vertu.

11. — On parle avec beaucoup d’éloges du Traité de la Tolérance de M. de Voltaire. On prétend qu’il l’a d’abord adressé à M. le duc de Choiseul, avec une lettre cavalière, où il l’appelle son colonel. Il suppose qu’un Hollandais lui a apporté le livre pour le présenter à ce ministre. Il part de là pour dire des fadeurs au duc, et lui donne des éloges qu’on est toujours fâché de voir prostituer bassement par un homme de lettres. Au reste, on annonce le livre comme très-bien fait et plus conséquemment que ne le sont ordinairement les ouvrages raisonnés de ce grand poète. Il est surtout dirigé contre l’Instruction pastorale de M. l’évêque du Puy, quoi qu’il ne paraisse pas l’attaquer directement et qu’il n’en fasse aucune mention.

13. — On parle d’une plaisanterie manuscrite contre M. Dorat. C’est un commentaire sur une Épître qu’il a adressée à mademoiselle Dubois. On y a joint une lettre assez plaisante de Chevrier à mademoiselle Hus. Le tout est précédé d’une lettre aux libraires Grange et Dufour, qui a aussi son ton d’originalité.

15. — Il y a une réponse à l’Anti-financier, intitulée le Financier Citoyen. Cet ouvrage est d’un homme d’esprit, qui soutient une mauvaise cause. La plaisanterie en est légère et l’ironie adroitement maniée.

16. — On ne peut passer sous silence le bon mot de M. de Royan, fils de M. le duc d’Olonne : il paraît constaté.

M. de Royan sortant de dîner à Toulouse, chez M. de Bonrepos, procureur-général, rencontre le fils de M. le duc de Fitz-James. Celui-ci lui demande d’où il vient. « Je viens, répondit-il, de dîner en très-bonne compagnie, avec beaucoup de gens du parlement. — Ils ont été long-temps en mue : sont-ils bien engraissés ? demande le jeune homme. — Je ne les ai point trouvés trop gras, répond M. de Royan, mais ils m’ont paru bien grands. » On prétend que la suite de cette vive et ingénieuse riposte a dégénéré en combat singulier entre ces deux seigneurs, et que M. de Fitz-James a été blessé.

18. — La littérature a perdu un poète qui s’était distingué par sa méchanceté et par quelques ouvrages lyriques d’un genre supérieur.

Chacun s’écrie : « Eh ! c’est le poète Roy »[6].

Accablé d’infirmités, il s’était retiré dans la solitude depuis quelques années : il y vivait dans une profonde obscurité où il est mort.

19. — Lettre d’un officier de la Louisiane à M… commissaire de la marine. À la Nouvelle-Orléans, 1764. Tel est le titre d’un écrit de plus de quatre-vingts pages d’impression in-12, où l’on prétend exposer la conduite de M. de Kerlec à la Louisiane, où il a été gouverneur depuis 1751. Cet ouvrage est un historique très-détaillé des déprédations commises dans cette colonie. Si les faits sont vrais, ce morceau pourra servir beaucoup à l’instruction de ceux qui feront le détail de la dernière guerre. Il est difficile d’avoir des pièces sures d’un pays aussi éloigné et où il y a aussi peu de gens de lettres.

20. — Il court dans le monde une prétendue Lettre du secrétaire de M. de Voltaire au secrétaire de M. Le Franc de Pompignan[7]. On sent assez que c’est encore une gaieté des Délices contre cette famille ; mais elle manque de sel, et depuis quelque temps les plaisanteries qui en viennent contre eux sont froides, pour ne rien dire de plus.

24. — L’Opéra s’est ouvert aujourd’hui par Castor et Pollux, avec l’affluence qu’on présume. La garde était plus que triplée. La représentation a été des plus tumultueuses, et les brouhaha ont duré sans discontinuation pendant le premier acte et une partie du second. Nous parlerons du poëme une autre fois. On a trouvé différens défauts à la salle[8] : 1° le parterre est trop élevé pour le théâtre ; 2° les premières loges avancent de beaucoup, et ne sont point assez cintrées ; 3° les secondes loges sont écrasées par celles-là, auxquelles on paraît avoir tout sacrifié ; 4° le paradis est si reculé et si exhaussé, qu’on y est dans un autre monde et qu’on n’y entend rien. En général, on se récrie fort contre l’architecte, M. Souflot. On est étonné qu’un homme connu par des talens aussi supérieurs ait fait des fautes aussi énormes. On le défend, en disant qu’il a été forcé de tout sacrifier à certaines loges de protection, qui font un effet des plus désagréables, et rendent le public fort mécontent du peu d’égards qu’on a eu pour lui.

26. — Aujourd’hui, second jour de l’Opéra, il y avait très-peu de monde. Il est certain que le délabrement où il est, par rapport aux sujets, écarte une infinité de gens. Le sieur Pillot fait Castor, et le fait horriblement mal. Mademoiselle Arnould joue supérieurement le rôle de l’amante ; l’actrice s’y développe dans le plus grand jeu, et dans la vérité la plus parfaite des situations. Gelin est médiocre. Mademoiselle Chevalier braille à l’ordinaire. Les ariettes que chante mademoiselle Le Mière sont très-plates, quant aux paroles, et quant à la musique même. Du reste elle a beaucoup perdu de sa voix. On admire le dernier ballet, qui vraiment est de génie. C’est le système de Copernic mis en action ; il est très-bien exécuté : reste à savoir pourquoi le système de Copernic dans cet opéra ? Vestris est absent. Heureusement mademoiselle Lany a reparu. Le premier jour l’Opéra avait fait 5,240 livres ; il n’a fait aujourd’hui que cent louis.

27. — On ne tarit point en couplets. En voici sur le cardinal deBernis, sur l’air : Où s’en vont ces gais Bergers ?

Assise en un canapé,
La souveraine Flore
Au monarque inoccupé
Disait : Roi que j’adore,
Souviens-toi du cardinal-abbé :
Le verrons-nous encore ?

Voici donc venir l’abbé
Au lever de l’aurore :
Depuis il s’est échappé.
La raison ? Je l’ignore.
Où est-il, le cardinal-abbé,
Le verrons-nous encore ?

28. — M. le marquis Duterrail, auteur de quelques pièces de théâtre, s’étant remarié ces jours-ci, a été chansonné à son tour. On lui impute un vice qui fait la base de l’épigramme :


CommeUn enfant de Florence,
CommeLe marquis Duterrail,
CommeTout bouffi d’arrogance
CommeSe présente au bercail.
Comme on vit qu’il tremblait, Jésus lui dit : Bonhomme,
CommePlutôt que de vous marier,
CommeVous feriez beaucoup mieux d’aller
CommeVous chauffer à Sodome.

29. — On vient de publier encore un livre contre M. Rousseau, intitulé Lettres sur le Christianisme de J. -J. Rousseau de Genève, adressées à M. I. L. par J. Jacob Vernes, pasteur de l’église de Seligny. Dans cet ouvrage, où l’on emprunte le rôle d’un ami de ce philosophe, on cherche à démontrer qu’il n’est pas même chrétien, malgré la profession qu’il fait de l’être.

29. — On vient de rendre public, par l’impression, le Réquisitoire des gens du roi, concernant l’Instruction pastorale de M. l’archevêque de Paris. On regarde cette pièce comme une des plus victorieuses contre M. l’archevêque, et comme d’une théologie rare dans des magistrats qui ne doivent pas s’en piquer. On a condamné au feu, le 21, l’Instruction pastorale, ainsi qu’un écrit intitulé : Nouvelles observations sur les jugemens rendus contre les Jésuites (Bordeaux, 1763, in-12), qui paraît avoir servi de base à ladite Instruction pastorale.

30. — M. Bret a fait jouer aujourd’hui une comédie en deux actes et en vers, sous le titre de l’Épreuve indiscrète. Elle a le défaut contraire à celui de beaucoup d’autres grandes pièces, elle est trop chargée d’action. C’est le même sujet qu’a traité Destouches dans le Trésor caché. Sans la juger détestable, on la trouve d’une froideur intolérable.

31. — Il est temps de parler, ou Compte rendu au public des pièces légales de Me Ripert de Montclar, et de tous les événemens arrivés en Provence à l’occasion de l’affaire des Jésuites (par l’abbé Dazès) ; Anvers, 1763.

Tel est le titre d’un ouvrage en deux volumes d’environ cinq cents pages in-12, très-injurieux au magistrat qu’il attaque. Le but de l’auteur est de tourner en ridicule la naissance, les talens et le style de M. de Montclar ; de chercher à faire suspecter ses mœurs et sa religion, à le mettre en contradiction avec lui-même, dans son plaidoyer et son compte rendu dans cette grande affaire ; en un mot, on peut regarder cet ouvrage comme un vrai libelle.

  1. V. 25 novembre 1763. — R.
  2. V. 31 décembre 1763. — R.
  3. Les ducs et pairs ont été convoqués le 30 décembre 1763, sur un décret rendu par le parlement de Toulouse contre M. le duc de Fitz-James.
  4. Poinsinet le Mystifié. — R.
  5. M. de L’Averdy était conseiller au parlement de Paris.
  6. Ce vers termine l’épigramme de Voltaire contre Roy commençant par celui-ci :

    Connaissez-vous certain rimeur obscur ? — R.

  7. Il est très-vrai que, de l’avis de M. de Voltaire, j’écrivis cette lettre en réponse à celle qu’il avait reçue du secrétaire de M. de Pompignan, à qui il ne voulut pas répondre. Je n’avais ni le génie ni l’esprit de mon maître pour faire mieux. — W.
  8. Cette salle provisoire était située aux Tuileries. — R.