Mémoires secrets de Bachaumont/1771/Juin

Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome III (1769-1772)p. 298-306).
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Juin 1771

2 Juin. — Il vient d’arriver deux nouveaux volumes des Questions sur l’Encyclopédie de M. de Voltaire. Les trois premiers ne vont qu’au mot Ciel. Ce titre est un point de ralliement commode pris par cet auteur, pour réunir un fatras d’articles rebattus dans ses divers ouvrages. C’est une sorte de Dictionnaire philosophique sous une autre dénomination. On y reconnaît la même manie de vouloir faire un étalage d’érudition capable d’en imposer à ceux qui sont hors d’état d’approfondir ces matières, et l’affectation de M. de Voltaire de choisir certains articles, les plus propres à lui fournir sujet à ses blasphèmes effroyables contre la religion ou à ses sarcasmes habituels. Ceux mêmes qui paraissent le moins susceptibles de pareils écarts s’y trouvent ramenés par les transitions plus ou moins adroites qu’il se ménage. En un mot, très-peu de rapport de ces articles avec ceux de l’Encyclopédie, presque aucune discussion ; c’est une superfétation de cet énorme dictionnaire, que ses compilateurs n’adopteront vraisemblablement pas. Du reste, c’est encore un répertoire d’injures de tout genre, sur lesquelles M. de Voltaire est intarissable, contre la multitude de ses ennemis, qui grossit journellement, par la raison que tout homme qui prend la liberté de critiquer ses ouvrages est à l’instant réputé infâme, abominable, exécrable.

3. — *On parle d’une espèce d’épigramme faite sur le mot Royalement, qui est un abrégé rapide des vices qui infectent le trône, et un tableau frappant de la corruption de la cour, ce qui rend cette petite pièce for rare et difficile à avoir ; la voici :


Le mot royalement jadis était louange ;
Tout ce qu’on faisait bien était fait comme un roi.
On disait comme un Dieu, comme un roi, comme un ange ;
Mais aujourd’hui ce mot est d’un tout autre aloi.
Juger royalement, c’est dire n’y voir goutte,
Et n’écouter jamais qu’un gueux de chancelier :
Payer royalement, c’est faire banqueroute,
Vivre royalement, c’est être put……[1].

7 — *Il paraît un nouvel ouvrage clandestin, ayant pour titre le Maire du Palais[2]. Cette brochure, recherchée sur cette étiquette, ne tient pas ce qu’elle promet ; on y trouve une répétition fastidieuse des citations ressassées mille fois dans les remontrances des Parlemens, et dans divers écrivains qui ont traité du gouvernement, et l’on y cherche en vain des faits et des anecdotes qui pourraient rendre le pamphlet piquant. On sent aisément que le chancelier est désigné sous cette qualité ; mais il n’est nullement peint.

9. — C’est lundi, 30 juin, que le feu de la Ville, en réjouissance du mariage de M. le comte de Provence, doit avoir lieu. On avait d’abord décidé de n’en pas faire ; mais, comme il est d’usage d’en construire un pour la Saint-Jean, on est convenu d’anticiper et de réunir le double objet dans un seul. C’est à la Grève qu’il est établi ; mais, comme cet emplacement est infiniment plus petit et plus gênant que celui de la place de Louis XV le bureau a pris diverses délibérations pour prévenir les inconvéniens, et outre les réglemens établis pour la circulation des voitures, on a aussi défendu aux particuliers de construire des échafauds, et on leur a prescrit, d’ailleurs, ce qu’ils avaient à faire faire pour éviter aucune suite funeste de cette réjouissance publique. Du reste férie entière : boutiques fermées, illumination générale, fontaines de vin, pains et cervelas qu’on jettera à la tête des malheureux qui voudront s’en repaître.

11. — Le sieur Le Kain, sensible aux reproches que lui font les admirateurs de Corneille, de ne pas aimer à jouer les pièces de ce grand homme, soit parce qu’il sent insuffisant à en rendre les rôles, soit par complaisance pour M. de Voltaire, qui voudrait faire disparaître du théâtre ce modèle inimitable, s’est piqué d’honneur. Il doit jouer incessamment dans Nicomède, et déployer toutes les ressources de son art. Les amateurs attendent cette représentation avec grande impatience.

12. — *Malgré l’inquisition établie contre les ouvrages qui pourraient paraître en faveur du parti des Parlemens, appelé aujourd’hui en France le parti de l’opposition, et les persécutions exercées contre leurs auteurs, il en perce de temps en temps quelques-uns dans le public. Telle est la brochure intitulée Principes de la Législation française, prouvés par les monumens de l’histoire de cette nation, relatifs aux affaires du temps.

14. — On a parlé, il y a plus d’un an, des difficultés que le sieur Palissot avait éprouvées à Paris, pour faire imprimer la suite de sa Dunciade, et de l’orage qui s’était élevé contre lui[3]. Cet auteur ne pouvant résister à sa rage de mordre, a mieux aimé s’expatrier. Il est allé en pays étranger, et là il a mis au jour son élucubration, qui vient d’arriver à Paris, ainsi que l’Homme dangereux, comédie du même poète, que les Français devaient jouer, et qui a été arrêtée aussi à la veille de la représentation. On parlera plus amplement de ces ouvrages, fameux par le scandale qu’ils doivent occasioner, s’ils en valent la peine, et s’ils font réellement le bruit que s’en promet le sieur Palissot.

16. — M. de Voltaire, qui rumine en cent façons la même idée, vient de reproduire ses belles maximes sur la tolérance dans une facétie ayant pour titre : Sermon du papas Nicolas Charisteski, prononcé dans l’église de Sainte-Toléranski, village de Lithuanie, le jour de Sainte-Épiphanie.

17. — *M. le comte de Clermont est mort avec le même courage qu’il avait montré dans tout le cours de la longue et douloureuse maladie qui l’a conduit au tombeau. Il était membre de l’Académie Française.

18. — Les Comédiens Italiens ont donné, hier, la première représentation d’un intermède italien, intitulé la Buona Figliuola. Cette pièce, jouée à Rome pour la première fois, et qui a couru toute l’Italie, l’Allemagne et l’Angleterre, a paru mériter d’être traduite dans notre langue. L’original est du sieur Goldoni, et la traduction du sieur Cailhava d’Estandoux. On a fait peu de changemens à la musique du sieur Piccini, un des premiers coryphées de son art. Le sieur Carlin, l’arlequin aimé du public, a profité du ton familier que lui permet la nature de son personnage pour faire un compliment original, dans lequel il a donné la filiation du drame qu’on allait jouer, éclos depuis dix ans, très-ressemblant à Nanine, et paraissant sortir, ainsi que celle-ci, du roman de Paméla.

19. — *On apprend que le Parlement de Bordeaux à fait lacérer et brûler par la main du bourreau un dont on a déjà parlé, intitulé : Observations sur les Protestations des Princes. On ne doute pas que ce signal ne réveille les autres Parlemens, et ne les engage à se conformer à un pareil acte de vindicte publique due aux chefs respectables de la nation.


21. — *Il passe pour constant que le jour où M. le comte de Clermont a reçu le viatique, le célébrant lui ayant demandé à haute voix, suivant l’usage, dans le cours du discours ordinaire, s’il pardonnait à ses ennemis, S. A. S. répondit, avec beaucoup de fermeté et de sang-froid, qu’Elle ne croyait pas en avoir ; qu’au surplus Elle leur pardonnait à tous, même au chancelier, qu’Elle regardait moins comme son ennemi personnel que comme celui du roi et de l’État.

M. le comte de Clermont était dans la grande dévotion depuis quelques années, et la continuité de ses liaisons avec madame de Tourvoi, ci-devant mademoiselle Le Duc, sa maîtresse, aussi livrée à la haute piété, faisait présumer qu’il y avait un mariage de conscience entre eux. On assure qu’elle n’a point disparu de son appartement pendant la cérémonie de la réception des sacremens, ce qui confirmerait le bruit général.

Ce prince tenait tous ses biens du roi, et ne laisse qu’environ 30,000 livres de rentes en fonds, dont il a distribué par un testament l’usufruit à toute sa maison. M. le chancelier, qui avait extrêmement à cœur de faire faire un acte de ressort par son Parlement dans la maison de ce prince, s’est donné beaucoup de soins pour faire requérir la mise des scellés par quelque créancier ; mais aucun n’a voulu se prêter à ses vues, ce qui a évité le tapage qu’aurait occasioné la descente des commissaires du nouveau tribunal. On ajoute, à l’égard de M. le Comte de Clermont, qu’après avoir témoigné aux princes combien il était sensible à leur attachement et aux marques plus particulières d’amitié qu’ils lui donnaient dans ses derniers momens, il les a exhortés à rester toujours unis entre eux et à vivre dans la plus parfaite intimité. Les princes étant exclus de la présence du roi, M. le prince de Condé n’a pu satisfaire à son devoir, et aller notifier lui-même au roi la mort de son oncle. On prétend que M. le comte de La Marche[4], assidu à se faire instruire de ce qui se passait, est parti sur-le-champ pour Marly.

22. — L’Académie royale de Musique a joué, mardi dernier, sur son théâtre des fragmens composés du prologue de Dardanus, paroles de La Bruère, musique de Rameau, de l’acte d’Alphée et Aréthuse, ballet en trois actes avec prologue, paroles de Danchet, musique de Campra, que Dauvergne a totalement refaite ; enfin, un acte nouveau, exécuté l’année dernière à Fontainebleau, paroles d’un M. de Saint-Marc, officier aux gardes, et musique de Trial, l’un des directeurs actuels de l’Opéra, ainsi que Dauvergne.

23. — Le sieur Trial, l’un des directeurs de l’Opéra, est mort subitement cette nuit. Il avait du talent ; il a fait quelques petits morceaux de musique assez agréables. On donne actuellement l’acte de Flore, de sa composition, mais où les connaisseurs trouvent qu’il n’avait pas assez de vigueur pour travailler en grand, et former cet ensemble qui constitue le vrai génie.

24. — *M. le comte de Clermont, ayant désiré, par ses dernières volontés, d’être enterré sans pompe, il n’y a eu aucun cérémonial pour ses obsèques. Il n’y a point eu de chapelle ardente. On n’a point invité les Cours a venir donner l’eau bénite, suivant l’usage. On a voulu éviter la rixe que le cérémonial aurait occasioné entre la Chambre des Comptes et le nouveau tribunal. Son corps a été transporté mercredi à Montmorency, où est la sépulture des Condé. Les pleurs des pauvres, auxquels ce prince faisait des aumônes abondantes, ceux de tous ses domestiques fondant en larmes, ainsi que les princes extrêmement touchés de sa perte, ont été ce qu’on a remarqué davantage à son enterrement.

25. — *Lettre d’un homme à un autre homme sur l’extinction de l’ancien Parlement et la création du nouveau[5]. C’est une petite brochure finement écrite, où l’on met au jour avec autant d’adresse que de clarté les inconséquences du système de M. le chancelier, dont on prétend que la mauvaise foi et l’astuce sont la base. Elle finit par une péroraison très-pathétique et très-éloquente, où l’on exhorte la nation à se conformer à l’exemple auguste des princes, et à persister dans une fermeté noble et respectueuse, à souffrir sans faiblesse, à déployer patience héroïque qui doit toucher enfin, tôt ou tard, le cœur du monarque.

26. — *L’ouvrage qu’on distribue depuis peu, intulé Observations d’un ancien magistrat[6], doit être rangé dans la classe de ceux qu’on peut lire, et qui méritent quelque réputation ; mais, pour peu qu’on soit instruit et qu’on y fasse attention, on trouve un auteur qui n’est pas convaincu de ses principes. On observe qu’il les appuie sur des faits qu’il déguise, ou qu’il tronque ; ce qui annonce une mauvaise foi décidée de sa part. D’ailleurs, il soutient une proposition malheureusement avouée par quelques Parlemens, mais qui n’en est pas moins injurieuse à l’humanité, et surtout à la nation française, savoir que le roi ne tient sa couronne que de Dieu, assertion qui n’aurait pas dû être avancée dans un siècle aussi éclairé et aussi philosophique que le nôtre.

28. — *Différentes circonstances semblent favoriser en cette capitale le retour des Jésuites : 1° on a remarqué depuis quelque temps que toutes les estampes en forme caricatures contre eux, qu’on vendait publiquement chez les imagistes, ont absolument disparu, et l’on ne doute pas que la police n’ait donné des ordres à cet égard ; 2° on en compte de fait plus de cent cinquante qui se montrent publiquement, et qui sont ici sous leur vrai nom, sans la moindre inquiétude ; 3° plusieurs ont déjà des pouvoirs de M. l’archevêque pour travailler avec lui à la vigne du Seigneur, et tout Paris est instruit que l’abbé Vincent, ci-devant prédicateur jésuite, a prêché à Saint-Étienne-du-Mont avec beaucoup d’éclat, qu’il y a tonné contre le Parlement, et loué les opérations de M. le chancelier, qu’il a nommé. On assure que le seul obstacle qu’ils rencontrent est du côté des autres branches de la maison de Bourbon, dont le gouvernement, moins versatile que le nôtre, persiste à vouloir la destruction de l’Ordre. Des politiques vont jusqu’à prétendre que M. le chancelier et M. le duc d’Aiguillon, cherchant de concert à détruire tous les ouvrages M. le duc de Choiseul, profiteront de cette sorte de division pour rompre le pacte de famille, à quoi les Jésuites travaillent fortement de leur côté.

  1. On sait que la comtesse Du Barry, aux pieds de laquelle, suivant l’énergique expression de M. de Salaberry (Biographie Universelle, III, 432), Louis XV vivait dans le dernier degré d’abjection, avait fait ses débuts, sous le nom de mademoiselle L’Ange, dans un lieu de prostitution tenu par la fameuse Gourdan. — R.
  2. Réimprimé dans le tome I, p. 1-83, du Maupeouana. — R.
  3. V. 11 juin 1770. — R.
  4. Le seul prince du sang qui n’eût point adhéré aux Protestations. — R.
  5. Ces Lettres, qui sont au nombre de neuf, ont été réimprimées dans le tome Ier p. 130-218 du Maupeouana. — R.
  6. In-8o de 43 pages. — R.