Mémoires secrets de Bachaumont/1771/Décembre

Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome III (1769-1772)p. 385-401).
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Décembre 1771

1er Décembre. — *Le sieur Jobard, avocat peu connu, s’est fait, il y a quelques jours, l’opération d’Origène. On raconte qu’ayant été, le lendemain de la Saint-Martin, à la prestation de serment, il a été depuis bourrellé de remords, et que, la tête échauffée par les reproches qu’il se faisait à lui-même, il n’a pu supporter les reproches encore plus sensibles d’une femme qu’il aimait et qui, dans le cours de ses apostrophes, lui a dit qu’il n’était pas digne d’être homme. C’est au sortir de cette entrevue qu’il s’est fait la cruelle amputation dont on parle ; elle est telle qu’on doute qu’il en puisse revenir[1].

2. — On a parlé des succès prodigieux qu’avait le spectacle forain du sieur Audinot. Il a attiré la jalousie de tant de concurrens, que, sans être interdit absolument, il a reçu un Arrêt du Conseil qui le réduit à sa première institution de spectacle populaire, lui interdit les danses et la plus grande partie de son orchestre.

3. — On a gravé une estampe satirique, représentant les quatre avocats qui ont été à Fontainebleau, députés par les vingt-huit[2]. Ils sont figurés en mendians, avec une inscription qui caractérise chacun d’eux. Sous le sieur La Goutte est le mot Avaritia, parce qu’il est vilain et ladre ; sous le sieur Caillard on a mis Cupiditas, pour exprimer son ardeur insatiable de gagner ; l’air de butor du sieur Colombeau est accompagné du mot Stupiditas, qui annonce que la bêtise a eu plus de part à sa défection que tout autre motif ; enfin le mot Paupertas annonce le motif pressant qui a déterminé le sieur La Borde, avocat du premier président d’Aligre, qui ne lui jamais donné aucun secours.

4. — *Les écrits répandus par ordre de M. le chanrelier en faveur de son système, dont le nombre s’était accru si rapidement, qu’en très-peu de temps on en comptait déjà quatre-vingt-neuf, avaient cessé depuis quelque temps. On ne sait si le cours en va recommencer avec la même abondance, mais on en voit déjà plusieurs sur toutes les boutiques de libraires. Celui qui se distingue est un pamphlet intitulé : Des droits de la Bretagne. Son objet est de motiver la réduction du Parlement de Rennes, en établissant que les États ont toujours réclamé contre l’augmentation du nombre des offices. Le scientifique y est assaisonné d’injures contre le Parlement, qui rendent la brochure merveilleusement piquante.

5. — Les libraires associés à l’impression du Dictionnaire Encyclopédique vont bientôt entrer en lice, au nouveau tribunal, contre M. Luneau, et la rentrée du sieur Gerbier leur permet de choisir en lui un défenseur sur lequel ils comptent beaucoup. En attendant, ils répandent une petite brochure intitulée : Réflexions d’un souscripteur de l’Encyclopédie, sur le procès intenté aux libraires associés à cet ouvrage par M. Luneau Boisjermain[3]. Cette brochure est spécieuse et mérite d’être distinguée.

6. — L’année dernière il parut un Mémoire sur les rangs et honneurs de la cour. Cet écrit fut occasioné par les disputes élevées à cet égard aux fêtes données en l’honneur du mariage de madame la Dauphine. Quoiqu’il fût anonyme, on sait très-parfaitement qu’il était de M. Gibert, de l’Académie des Belles-Lettres, et secrétaire de la pairie, mort depuis peu. L’auteur attaquait les droits et les privilèges des princes étrangers établis en France, et semblait surtout diriger ses traits contre les titres et prérogatives de la maison de Rohan. L’abbé Georgel, un des féaux de cette maison, a cru devoir en prendre la défense, et il vient de publier, avec son agrément, une Réponse à un écrit anonyme, intitulé : Mémoire sur les rangs et les honneurs de la cour. Elle a deux cent vingt-six pages in-8o, et est étayée de toutes les pièces justificatives.

7. — Voici le couplet chanté à la fête donnée par madame de Valentinois, et qui fait tant de bruit.

Malgré Discorde et ses noirs émissaires,
De la Justice ardera le flambeau ;
À la Chicane on rognera les serres,
DeEt Thémis sera sans bandeau.


Il est en centurie, comme on voit. C’est une Sibylle qui le débite à la suite de beaucoup d’autres, où l’on annonce aux Français le retour de l’âge d’or.

Le public n’est pas revenu de l’indignation qu’il a conçue contre l’abbé de Voisenon. Celui-ci, qui en a d’abord reçu les complimens de la cour et du chancelier, voudrait aujourd’hui tout mettre sur le compte du sieur Favart. Mais comme on sait que cet auteur fait tout en commun avec l’abbé, ainsi que sa femme, il n’est cru de personne. Il paraît constant qu’ayant été au Palais-Royal, pour détruire les fâcheuses impressions d’un pareil bruit, M. le duc d’Orléans, qui jusqu’à présent avait eu des bontés pour lui, lui a tourné le dos. L’abbé de Voisenon n’a pas été mieux accueilli de ses confrères à l’Académie Française. Ils n’ont osé s’expliquer avec la sévérité qu’ils lui auraient montrée en toute autre occasion ; mais l’accueil glacial qu’il en a reçu, lui a fait connaître ce qu’on pensait sur son compte. On ajoute qu’il a voulu entrer en explication, et que, dans le cours de sa justification, ayant dit, en se plaignant de la méchanceté de ses envieux, qu’on lui prêtait beaucoup de sottises… « Tant pis, monsieur l’abbé, a repris vivement M. d’Alembert, on ne prête qu’aux riches. »

Madame la comtesse de Valentinois n’est pas plus épargnée dans le public. On veut que madame la comtesse de Provence ait affecté de ne lui faire aucun remerciement ; que cette dame, piquée de ce silence, en lui rendant ses devoirs, lui ait demandé comment elle avait trouvé la fête qu’elle avait eu l’honneur de lui donner ? Sur quoi la princesse aurait répliqué avec étonnement : « Une fête à moi, madame ! je sais que vous en avez donné une dont j’ai pris ma part ; mais je ne vous en ai point remerciée, parce que j’ai cru qu’elle était pour madame Du Barry, ou pour M. le chancelier. » En effet, on sait que madame de Valentinois est, depuis le commencement de la faveur de madame Du Barry, une de ses complaisantes, et à cette fête elle lui fit des politesses et lui témoigna des attentions si marquées, que ce partage ne pouvait que paraître très-malhonnête et très-indécent à madame la comtesse de Provence. Quoi qu’il en soit, les dépenses que madame de Valentinois a faites à cette occasion sont bien compensées par quinze mille livres de pension qu’on vient de lui faire.

8. — Mademoiselle Dubois, actrice de la Comédie Française, qui par l’ancienneté, plutôt que par ses talens, se trouve aujourd’hui la première, avait resté long-temps sans jouer : une maladie grave, plusieurs rechutes, et les promesses ordinaires faites de sa part, in articulo mortis, entre les bras de son confesseur, de ne pas remonter sur le théâtre, faisaient craindre à ses partisans de ne l’y plus revoir. Mais ses sermens à Dieu n’ont pas eu plus de force que ceux à ses amans, et elle doit jouer aujourd’hui dans Zaïre. Le vrai est que ce n’eût point été une grande perte. Elle a une intéressante, le son de voix le plus harmonieux ; mais de grands bras, des gestes monotones et nulle âme : ce qui fait dire en jouant sur son nom, que c’était une actrice de bois, ou qu’elle n’était pas du bois dont on fait les bonnes actrices. Malgré cela, la nouvelle de sa rentrée au théâtre fait une grande sensation parmi les paillards, plus que parmi les connaisseurs ; et comme les premiers sont en plus grand nombre, c’est une fureur, et toute les loges sont déjà louées. figure

11. — Le chevalier de Choiseul, l’Alcibiade du jour épouse mademoiselle de Fleury, riche héritière de l’Amérique et nièce de madame la marquise de Vaudreuil. Ce Choiseul est vraisemblablement celui connu à la cour comme un très-beau danseur, qui, malgré la disgrâce générale de sa famille, s’y est conservé en faveur à force de bassesses, et sur lequel on avait fait le couplet suivant, il y a plusieurs mois,

Sur l’air : Margoton, tout de bon.

Le plus ingrat, le plus bas,
C’est le Choiseul aux entrechats.
Mais, quoiqu’on ne l’estime pas,
MaÀ danser on l’invite.
MaisPour les sauts,
MaisPour les sots
Mais Il a du mérite.

13. — Copie de la lettre du Conseil de l’École royale militaire, à M. de Bombelles, du 27 novembre 1771.

« L’École royale militaire, Monsieur, a été pénétrée de douleur en lisant le Mémoire que l’indignation et le désespoir viennent de publier contre vous. Si vous n’eussiez pas été élevé dans cette maison, nous ne verrions dans votre affaire avec la demoiselle Camp qu’une scène affligeante pour l’humanité, et nous la couvririons dans notre enceinte du voile de la pudeur et du silence ; mais nous devons à la jeunesse que le roi y fait élever, de lui inspirer pour vos égaremens toute l’horreur qu’ils méritent, et nous nous devons à nous-mêmes de ne pas paraître indifférens à l’éclat qu’ils font dans la capitale. Nous laissons aux ministres des autels, et aux magistrats, organes des lois, le soin de prononcer sur les liens que vous avez formés avec la demoiselle Camp ; mais il est un tribunal auquel vous êtes comptable des procédés que vous avez mis dans votre conduite avec elle : celui de l’honneur. C’est à ce tribunal, qui réside dans le cœur de tous les honnêtes gens, que vous êtes cité de toutes parts et qu’on vous condamne. Il est des erreurs que le feu de la jeunesse n’excusera jamais, et les vôtres sont malheureusement de cette espèce. Tous les Ordres qui composent cette maison, nous invitent non-seulement à vous le dire, mais encore à vous déclarer qu’il est dans le vœu commun que vous vous absteniez d’y paraître davantage.

« Nous sommes, etc. »

14. — M. Piron, quoique plus qu’octogénaire, conserve encore toute la vivacité de son esprit, et ses conversations sont une série continuelle d’épigrammes. Il en fait aussi par écrit : il n’a point oublié son éternel ennemi, M. de Voltaire, et de temps en temps il fait des hostilités contre lui. C’est dans un de ces accès de haine qu’il a décoché le sarcasme suivant, qu’on ne trouverait pas pardonnable, si la vieillesse de l’auteur ne l’autorisait en quelque sorte à plaisanter sur celle de son rival. Voici les vers du premier :

Sur l’auteur dont l’épiderme
Est collé tout près des os,
La Mort tarde à frapper ferme,
De peur d’ébrécher sa faux.
Lorsqu’il aura les yeux clos,
Car si faut-il qu’il y vienne,
Adieu renom, bruit et los :
Le Temps jouera de la sienne.

16. — *Outre l’épigramme qu’on a vue sur les avocats[4], on a fait les vers suivans :

Sur un méchant chariot traîné par l’Infamie,
La Honte pour cocher, pour postillon l’Envie,
Couverts de déshonneur, pleins d’amour pour l’argent,
Devers le chancelier cheminant lentement,
Quatre preux chevaliers[5] d’une bande perverse

Suppliaient monseigneur que, par sa grâce expresse,
À vingt-huit repentans il donnât le pardon.
« Je l’accorde, dit-il, plaidez, je suis trop bon ;
Plaidez ; mais, pour punir votre race parjure,
Avec les procureurs, enfans de l’imposture,
Soyez tous confondus, comme eux portez mes fers,
Renoncez aux lauriers dont vous fûtes couverts.
Je vous pardonne, allez, et que ma complaisance
Soit désormais le sceau de votre obéissance ;
Abaissez votre orgueil ; craignez de m’indigner…
Il entrait dans mon plan de vous exterminer. »
Honteux, légers d’honneur, chargés d’ignominie,
quatre mendians joignent la compagnie :
« Messieurs, leur dit un d’eux, on nous rend la parole ;
Nous pouvons tous plaider, mais un point me désole :
Désormais à la gloire il nous faut renoncer. »
Un chacun se regarde, on allait balancer :
Mais La Goutte à propos haranguant la cohorte ;
« Plus de gain, moins d’honneur, amis, que nous importe ?
Aux autres avocats laissons ce vain espoir,
Que l’ardeur de l’argent guide notre devoir.
Foulons aux pieds l’honneur ; est bien sot qui l’adore.
Nous vivions bien sans lui, nous vivrons bien encore. »

17. — La grande fermentation qu’occasionait dans le public la réduction du spectacle du sieur Audinot, si essentiel aux plaisirs de cette capitale, a produit son effet. On vient de lui conserver tous les accessoires dont il avait embelli son petit théâtre, moyennant douze mille livres de rétribution pour l’Opéra. La foule redouble chez lui depuis ce temps, et il ne peut suffire à la multitude des curieux.

18. — Les Comédiens Italiens ont enfin donné avant-hier Zémire et Azor. Le succès prodigieux de ce spectacle à Fontainebleau avait excité un concours de monde extraordinaire. Madame la duchesse de Chartres était à cette représentation, et a attiré les applaudissemens les plus universels, les plus soutenus et les plus flatteurs. En vain M. le duc de Chartres a cherché à se soustraire, par l’incognito, aux mêmes témoignages de tendresse et d’admiration, le cœur des spectateurs a trahi ce prince, et il a reçu aussi sa part des marques de la satisfaction publique.

La ville n’a pas été tout-à-fait d’accord avec la cour sur la pièce nouvelle. Plusieurs morceaux de musique ont allumé les plus vifs transports ; mais le total a paru triste et langoureux, et le drame n’étant pas soutenu par l’appareil et la magnificence des décorations, des ballets et des accessoires qu’il avait à Fontainebleau, a manqué une partie de son effet.

On a demandé l’auteur, suivant l’usage introduit depuis quelque temps. Il a eu peine à paraître ; mais le tumulte est devenu si grand, que le musicien s’est montré. Le sieur Grétry retiré, les mêmes brouhahas ont continué, et l’on a crié après l’auteur des paroles. Le sieur Marmontel ne jugeant point de la dignité d’un membre de l’Académie de paraître aussi, l’Arlequin est venu, et avec quelques lazzis il a calmé la bruyante cohue.

20. — M. Luneau de Boisjermain continue sa guerre contre les libraires. Il est occupé actuellement à escarmoucher contre le sieur Diderot, qui s’est immiscé comme un sot dans cette querelle. Il vient de donner une nouvelle édition augmentée de sa Lettre à ce savant, en date du 1er septembre. La précipitation avec laquelle il l’avait composée, ne lui avait pas permis de chercher toutes les pièces propres à justifier les faits énoncés dans cette lettre et d’y rassembler des anecdotes et des remarques très-curieuses. C’est ce qu’on trouve dans celle-ci, en date du 1er décembre. On y lit, entre autres choses, une lettre particulière de M. Diderot à M. Luneau[6], qui prouve que celui-ci a été le confident du premier, sur l’objet en question, au point de recevoir dans son sein des faits qui ne pouvaient être sus que de M. Diderot. Il y est question des sept derniers volumes de l’Encyclopédie charpentés, opération douloureuse faite par le sieur Le Breton aux chefs-d’œuvre de cet auteur, et qui lui avait fait jurer de ne plus travailler à l’Encyclopédie.

21. — On a donné cette semaine à Choisy un spectacle pour madame la comtesse Du Barry. Comme elle aime ce qui est extrêmement gai, on a choisi la Vérité dans le vin, pièce très-grivoise, du sieur Collé. Quantité de femmes de la cour qui ne connaissaient point cette comédie ordurière, ont été décontenancées, et cela a donné un divertissement d’une espèce particulière à madame la comtesse Du Barry.

4. — La Mère jalouse, comédie en trois actes et en vers, jouée aujourd’hui, pour la première fois, à la Comédie Française, n’a pas eu le succès dont se flattaient le sieur Barthe et ses partisans. Suivant l’usage des pièces trop prônées dans les cercles, elle a infiniment perdu à la représentation. Le caractère principal a paru absolument manqué, et les incidens amenés pour le faire valoir, n’ont servi qu’à mettre au jour la maladresse de l’auteur et son peu de connaissance des mœurs et des principes de la société. Les autres personnages n’ont pas été traités avec plus d’intelligence ; l’intrigue mal ourdie ne produit aucun intérêt, pèche contre les vraisemblances, et se dénoue aussi gauchement qu’elle est tissue. Beaucoup de longueurs, une marche continuellement embarrassée, des scènes oiseuses, ont jeté dans cette comédie un froid et un ennui mortel. Les connaisseurs ont vu avec douleur combien il fallait rabattre des espérances que la seconde comédie[7] de ce poète avait données sur son compte, ou plutôt ils ont conclu qu’il n’y avait aucune ressource dans la stérilité de son génie. Le style même est fort inférieur à celui des Fausses infidélités : souvent de l’entortillé, du précieux ; quelquefois du bas, et rarement le ton noble et vrai. Beaucoup de petits portraits de porte-feuille, placés à droite et gauche pour remplir les scènes, et exciter les applaudissemens, mais ne tenant en rien au fonds du sujet, et pouvant s’en détacher aussi aisément qu’ils y sont enchâssés. Enfin nulle invention, et de l’esprit prodigué mal à propos. Voilà le résultat de ce chef-d’œuvre, qui peut-être aurait été plus mal accueilli du parterre, sans la présence de madame la duchesse de Chartres et de M. le duc d’Orléans.

25. — Il n’est personne qui n’ait connu dans Paris une fameuse courtisane, d’une beauté rare, ci-devant mademoiselle Dufresne, et devenue madame la marquise de Fleury. Cette femme, après avoir été l’entretien de tous les cercles, après avoir vu à ses pieds tout ce que la cour et la ville avaient de plus grand et de plus riche, après avoir mangé la rançon d’un roi, est tombée par son inconduite dans une indigence extrême, et est morte sans secours. Elle laisse deux fils, dont l’un capitaine de dragons, et l’autre capitaine d’infanterie, qui portent le nom et les armes des Fleury.

26. — Tout ceux qui ont été au spectacle de Choisy la semaine dernière, attestent combien la pièce de la Vérité dans le vin était grivoise et a fait rire madame la comtesse Du Barry. Sa Majesté n’a pas paru y prendre le même plaisir. Cette dame se livrait cependant à tout ce qui pouvait égayer le roi, et cherchait à le délasser des occupations du trône, en le faisant jouer avec un petit chien. Le souper a été fort agréable aussi. Le sieur Larrivée et sa femme ont chanté pendant tout le repas des chansons sur le même ton que la comédie. Le roi était à la table à ressort[8] avec douze convives, dont trois dames seulement, madame la comtesse Du Barry, madame la maréchale de Mirepoix et madame la marquise de Montmorency. Madame Du Barry a continué à s’occuper de tout ce qui devait amuser Sa Majesté. Elle était entre le roi et M. le duc de Duras. Ce seigneur, très-excellent convive, a paru d’une folie charmante, et, quoique un des ducs protestans, de la plus grande intimité avec cette dame. On n’admet pas communément des profanes à ces petits soupers : cependant, par extraordinaire, il y en a eu ce jour-là, qui ont rapporté des détails intéressans. On ajoute que le vin y coulait à grands flots, et que tout contribuait à rendre la fête charmante ; que madame Du Barry montrait ce désir de plaire qui prête des charmes aux femmes les moins séduisantes, et jette un nouveau lustre sur la beauté.

27. — M. de Villoison, jusqu’à dix ans, a été élevé sans aucune instruction : il s’est évertué de lui-même à cet âge, et aujourd’hui, quoiqu’il n’ait que vingt-deux ans[9], il est un des plus savans personnages qu’on puisse voir en fait d’érudition. Il possède toutes les langues possibles. À l’élection du successeur de M. Gibert il avait eu les secondes voix ; mais comme cette faveur est ordinairement un droit à la nomination pour l’élection suivante, M. Duclos se leva, et, en rendant toute la justice possible au mérite du jeune candidat, déclara qu’il ne pouvait concourir à présent, d’après les statuts, dont il demanda qu’il fût fait lecture. Effectivement il y est dit, par une clause digne des siècles de barbarie, que tout académicien doit avoir vingt-cinq ans pour pouvoir être élu. Cette difficulté a arrêté dans ce moment-ci, qu’il y a deux places vacantes encore ; mais on a sollicité auprès du ministre une dispense d’âge, et l’on se flatte que M. de Villoison l’obtiendra : dispense non moins ridicule que le statut.


28. — *Supplément à la Gazette de France[10]. Du 8 novembre. Liste des nouveaux liquidés. Ce préambule peu important, puisqu’il ne contient que la notice de quatre membres du Parlement liquidés, est suivi d’une pièce plus curieuse ; c’est une Conversation familière de M. le chancelier avec le sieur Le Brun, le mercredi 13 novembre 1771, sept heures du matin. C’est une effusion de cœur entre le maître et son valet : celui-ci arrive à Paris ; il a assisté à la fameuse cérémonie de la messe rouge[11], à la rentrée du nouveau tribunal, et au gueuleton du sieur Berthier de Sauvigny. L’auteur se sert de ce cadre pour tourner d’abord en ridicule les personnages de la magistrature actuelle ; il entre ensuite en matière, et, par des aveux successivement développés, par des anecdotes intéressantes, il met au jour, de plus en plus, le génie oblique et tortueux de M. de Maupeou. Il fait voir que son ouvrage ne s’est avancé qu’à force de violences, de ruse, et d’impostures ; qu’il ne se sert que de petits moyens, d’un manège puéril, de manœuvres basses, et qu’étonné lui-même de ses succès, il en sent toute l’insuffisance. En un mot, on y met à nu l’âme de ce chef de la justice, et l’on sent quel spectacle ce doit être.

Cette plaisanterie, au fond très-sérieuse, n’approche pas de la Correspondance à beaucoup près ; l’écrivain n’en a pas tiré tout le parti qu’il pouvait, mais elle contient des faits très-importans à savoir ; elle révèle au grand jour quelques parties ténébreuses des projets de M. le chancelier, dont la connaissance doit décréditer de plus en plus son plan, et prouve qu’il n’a ni les grandes vues, ni les ressorts nécessaires à un génie ambitieux qui veut bouleverser un royaume, et que, d’un instant à l’autre, son édifice monstrueux, fondé sur la faiblesse et le mensonge, doit disparaître au moindre rayon de la vérité ou au premier effort de l’énergie nationale.

29. — M. Helvétius est mort, il y a quelques jours, d’une goutte remontée. C’était le fameux auteur du livre de l’Esprit, pour lequel il a essuyé tant de persécutions, ainsi que son censeur et ami M. Tercier[12]. On lui reproche de n’avoir pas reconnu, comme il convenait, l’importance du service qui avait coûté si cher à ce dernier, puisqu’il en avait perdu sa place de premier commis des Affaires Étrangères, et qu’il s’est trouvé ensuite fort mal à l’aise. Le philosophe, de son côté, avait été obligé de gauchir dans ses principes, et de donner aux dévots la satisfaction de le voir se rétracter. Il a paru se repentir de sa faiblesse dans ses derniers momens, où voyant qu’il n’y avait plus rien à dissimuler, il a refusé constamment de s’asservir au cérémonial usité dans pareil cas. M. le curé de Saint-Roch n’a pu convaincre cet incrédule : on ne lui a cependant pas refusé les honneurs de la sépulture chrétienne, ce qu’on craignait fort dans ce temps où M. l’archevêque a repris le gouvernement spirituel de cette capitale dans toute sa sévérité.

M. Helvétius avait été fermier général. Il quitta volontairement cette place, lors de son mariage avec mademoiselle de Ligniville, fille de qualité d’une des premières maisons de Lorraine, se trouvant assez riche et craignant de souiller son alliance par un titre aussi sordide. On remarqua dans le temps assez plaisamment, que le sieur La Garde, qui avait épousé la sœur, eut, en vertu de ce mariage, au contraire, un bon de fermier-général, et l’on dit que l’une refaisait ce que l’autre avant défait.

31. — Un particulier de cette capitale a imaginé un Almanach des gens de condition demeurant dans la ville de Paris, où il a rassemblé sans choix une infinité gens qui ne sont rien moins que de qualité, et qu’il appelle barons, comtes, marquis. Cela a l’air d’un vrai persiflage et jette un ridicule singulier sur maints bourgeois et financiers qu’on pourrait soupçonner d’avoir eu la faiblesse de se laisser ainsi titrer mal à propos. On en a porté des plaintes, et l’on ne doute pas que la police ne proscrive cette pitoyable rapsodie, qui cependant, améliorée et plus exacte, pourrait être utile.

  1. On prétendit qu’il avait adressé à ses confrères les quatre vers suivans :

    Je ne vous suis plus rien, orgueilleux avocats :
    Je renonce à votre Ordre et quitte la partie ;
    J’en ai perdu le droit, et perdu pour la vie :
    Rentrez si vous voulez, je ne rentrerai pas.

    « Cette héroïde est courte, dit Grimm (Correspondance littéraire, janvier 1771) ; mais elle va au fait et emporte la pièce. — R.

  2. Vingt-huit avocats réunis chez le sieur La Goutte, l’un d’entre eux, convinrent d’envoyer une députation au chancelier pour l’informer de l’intention où ils étaient de reprendre leurs fonctions. — R.
  3. Par Stoupe, imprimeur. (1771) in-8o de 24 pages. — R.
  4. V. 23 novembre 1771. — R.
  5. V. 3 décembre 1771. — R.
  6. Outre cette dernière lettre de Diderot et celle qui occasiona la réponse de Luneau on trouve dans sa brochure une troisième lettre de l’encyclopédiste : aucune de ces trois lettres n’a été recueillie dans les Œuvres de Diderot. — R.
  7. Barthe avait débuté au Théâtre Français par l’Amateur, comédie en un acte, qui avait obtenu peu de succès. (V. 3 mars 1764.) Il fut plus heureux en donnant les Fausses infidélités. (V. 25 janvier 1768.) — R.
  8. V. 31 mai 1769. — R.
  9. Né à Corbeil, près Paris, le 5 mars 1750, D’Ansse de Villoison n’avait pas encore atteint sa vingt-deuxième année. — R.
  10. Sous ce titre de Supplément à la Gazette de France, treize brochures furent successivement publiées de 1771 à 1773. Elles ont été recueillies dans le Maupeouana, tome V, p. 63-233, — R.
  11. Ainsi nommée parce que le Parlement y assistait en grande tenue, qui était la robe rouge. — R.
  12. V. 25 janvier 1767. — R.