Mémoires secrets de Bachaumont/1771/Novembre

Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome III (1769-1772)p. 370-385).
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Novembre 1771

Ier Novembre. — *M. le vicomte d’Aubusson, enflammé d’un enthousiasme patriotique, pareil à celui de M. le comte de Lauraguais, a fait un mémoire sur la révolution du Gouvernement actuel, dans lequel il s’explique avec autant de force que de libert[1]. L’atteinte portée aux propriétés est le principal objet de ses réclamations. Il a fait imprimer son ouvrage et il l’a envoyé aux ministres, aux princes, aux grands du royaume, et à ses amis. Il ne se vend point. M. le lieutenant-général de police a écrit à ce seigneur, et, au lieu de le mander très-poliment, comme il s’en est arrogé le droit vis-à-vis des particuliers et même des magistrats démis, il lui a demandé l’heure où il pourrait le voir. M. le vicomte d’Aubusson lui a répondu que, sachant les occupations importantes dont un magistrat comme lui était chargé, il ne voulait point lui faire perdre des momens aussi précieux, qu’il aurait l’honneur de l’aller voir à une heure indiquée. Le sujet de cette conversation était le mémoire en question, dont M. de Sartine avait discuté le fonds et la forme. Quant au fonds, l’auteur a répondu que c’était sa façon de penser, et qu’il ne croyait pas devoir la dissimuler ; par rapport à la forme, c’est-à-dire à l’impression, il a répliqué qu’il n’ignorait pas les défenses de faire imprimer sans permission, mais qu’elles ne concernaient que les libraires ou autres gens qui vendaient leurs ouvrages ; que la manière, le lieu et les coopérateurs de cette impression étaient son secret, et il l’a prié de trouver bon qu’il ne lui en donnât aucune connaissance. Ainsi a fini cette entrevue, dont M. le lieutenant-général de police a sans doute rendu compte au ministre, et qui n’a produit encore aucun effet.

2. — *M. le duc d’Aiguillon écarte insensiblement de son département tous ceux qui passaient pour créatures de M. le duc de Choiseul, ou que leur attachement connu à son prédécesseur lui rend suspects. C’est par ce motif qu’on assure que M. de Rulhières vient de perdre sa place et la pension qu’il avait sur les Affaires Étrangères. Cet homme de lettres, connu par des pièces de poésie, l’est surtout par une histoire qu’il a écrite de la dernière révolution de Russie, dont il a été témoin oculaire, comme secrétaire d’ambassade alors résident en cette cour. Cet ouvrage, encore manuscrit, est, au gré de tous les connaisseurs qui en ont entendu la lecture, digne d’être comparé aux plus beaux morceaux de Salluste et de Tacite. M. le duc de Choiseul, qui connaissait tout le prix de l’écrivain, avait jugé à propos de l’attacher à son ministère, comme un homme de talens très-distingué dans cette partie.

On prétend que l’impératrice des Russies a fait faire à M. de Rulhières les offres les plus séduisantes pour l’engager à se dessaisir de son manuscrit, mais qu’il a répondu à cette souveraine qu’il lui était impossible de la satisfaire, le double de son histoire se trouvant entre les mains d’un ami dont il ne pouvait le retirer. Il a, du reste, assuré Sa Majesté Impériale que son ouvrage ne verrait jamais le jour de l’impression du vivant de l’auteur[2].

3. — Des curieux ont ici des morceaux de ce rocher épouvantable que l’impératrice de Russie a fait transporter à Saint-Pétersbourg, pour servir à la fameuse statue de Pierre-le-Grand, dont est chargé le sieur Falconnet, sculpteur. C’est une espèce de granit, dont la pesanteur calculée selon les proportions de la masse entière, donne un résultat de trois milliards deux cents milliers. Le transport de ce rocher énorme, traîné plus de quarante lieues de loin, surpasse de plus de deux tiers les travaux des Romains en pareil genre, puisque l’obélisque le plus énorme qu’ils aient voituré n’avait que neuf cents milliers de poids.


4. — L’ouvrage de M. le vicomte d’Aubusson a pour titre : Profession de foi politique d’un bon Français, avec cette épigraphe : Vox clamantis in deserto. Elle a trente-six pages et est souscrite ainsi : Ita sentiebat rusticanus vir, Petrus Arnoldus, vice-comes Albusensis, anno Domini 1771.

Cette brochure est suivie d’Essais du simple bon sens sur la Théorie des lois civiles et sur l’économie politique des États policés, par un membre externe de la Société d’Agriculture de Brive-la-Gaillarde. Ceux-ci contiennent quarante pages.

5. — On a donné hier, au Théâtre Français, la première représentation du Bourru bienfaisant, comédie en trois actes et en prose, du sieur Goldoni. Le nom de cet auteur, très-connu en Italie, son âge de plus de soixante ans, et la douceur de ses mœurs, lui ont mérité la bienveillance du public, très-bien disposé pour un étranger qui composait pour la première fois dans notre langue, et la pièce a été beaucoup mieux reçue et plus applaudie que de la part de tout autre. Elle est dans le goût de celles qui forment son théâtre, plutôt un canevas dont les situations ne sont qu’indiquées, qu’un ouvrage fini : pathétique par le fond, comique seulement par l’accessoire ; joliment conduite, mais dont l’intrigue commune n’excite que la curiosité de voir le dénouement de l’imbroglio, extrêmement compliqué par la diversité des intérêts qui se croisent. Le principal caractère ressort moins, parce qu’il n’est pas contrasté ; tous les autres se développent faiblement, et lui sont par trop subordonnés. En général, ils ont tous une teinte uniforme de probité et de vertu, qui ôte à l’auteur la ressource féconde des oppositions si nécessaires au théâtre, et qui en produisent les grands effets. En un mot, il n’y a point ce vis comica, ce piquant de la critique, qui anime et satisfait la malignité du cœur humain. Le dialogue est extrêmement naturel, et c’est une des premières qualités de l’auteur ; mais le ton trop élevé sur lequel se sont montés nos comiques modernes, a fait paraître celui-ci trivial et plat à quantité d’amateurs.

6. — Le feu Père Griffet, Jésuite très connu par la célébrité qu’il a eue, ayant entrepris dans un de ses ouvrages[3] de prouver que MM. de Rohan ont eu le titre de princes, aussitôt que les princes étrangers ont commencé à user de cette dénomination pour caractériser leur naissance, et qu’ils en ont eu de tout temps le rang et les honneurs, un auteur anonyme a publié, l’année dernière, un mémoire[4] dans lequel il prétend faire connaître, par des principes constans et des faits incontestables, que ces prétentions n’ont aucun fondement ; qu’il n’y a point, en France, de rang intermédiaire entre la famille royale et la noblesse ; que MM. de Rohan n’ont jamais eu d’autre titre et d’autre rang en Bretagne, du temps de ses ducs, ni en France, depuis sa réunion la couronne, que ceux qui sont communs à toute la noblesse. Comme ce mémoire a jeté beaucoup d’incertitude sur l’assertion du père Griffet pour la plupart des lecteurs, la maison de Rohan se propose de faire paraître incessamment une réponse, appuyée de titres et de pièces probantes qui justifieront ses droits.


7. — Suivant le rapport de ceux qui se sont trouvés à la cour, le samedi 2 novembre, à la représentation du Faucon, cette pièce a été huée, malgré le respect dû au lieu. Elle a paru si indécente et si ignoble, que tout le monde en a été révolté. Le sieur Sédaine est fort humilié.

8. — *M. le vicomte d’Aubusson est un homme d’environ cinquante ans. La délicatesse de sa santé et la fierté de son âme l’ont toujours empêché de se livrer aux intrigues de la cour et de suivre la route que sa naissance lui ouvrait à la fortune et aux honneurs. Grand propriétaire de terres, ses vues se sont tournées du côté de l’agriculture, et, après avoir combiné dans le silence tous les avantages de cet art pour la prospérité d’un État, il a senti de quelle importance il était de lui conserver une entière liberté. C’est à l’occasion de l’atteinte qu’il lui voit portée par contre-coup dans la révolution actuelle, qu’il a cru devoir ouvrir les yeux à ses concitoyens et au ministère, en communiquant ses idées à cet égard. Elles sont fortes, lumineuses, hardies ; mais, ainsi que la plupart des politiques, il détruit plus aisément qu’il n’édifie. Dans la seconde partie de son ouvrage surtout, il annonce un projet[5] pour liquider promptement les dettes de l’État, sans mettre d’impôt, et avec tous les avantages possibles, sans y trouver aucunes difficultés que sa simplicité. Comme il ne donne pas le mot de l’énigme, et que la raison de son silence est fondée uniquement sur ce que dans ce siècle incrédule on lui rirait au nez, on serait tenté de regarder ce système comme une rêverie, si le surplus de cet écrit ne partait d’une tête trop bien organisée pour en juger aussi légèrement, sans connaître toutes ses ressources.

9. — Tout le monde a lu les éloges outrés dont M. de Voltaire accablait M. le duc de Choiseul, et l’on sait avec quelle adulation basse il exalte aujourd’hui M. le chancelier et ses opérations. Le premier n’a pas cru pouvoir mieux se venger de ce perfide vieillard que par une plaisanterie, qu’il s’est permise sur son compte ; il égaie par le ridicule la noirceur du vice de l’ingratitude, dont l’apôtre de l’humanité s’est rendu coupable envers son bienfaiteur. Le ministre disgracié a fait élever, dans son château de Chanteloup, une girouette à la mode, qui marque les quatre vents cardinaux. Elle est surmontée d’une tête modelée sur celle de M. de Voltaire, et, jouet mobile des airs, elle tourne sans cesse au gré des aquilons. On sent aisément l’allusion de cet emblème[6].

— On écrit de Fontainebleau que le Bourru bienfaisant y a été joué devant le roi le mardi, 2 de ce mois, et que cette comédie a été très-bien accueillie ; qu’elle a fait rire et pleurer alternativement par des transitions douces qui ne donnent point à l’âme ces secousses convulsives qu’occasionent les drames modernes. Ainsi la cour et la ville se sont trouvées d’accord en matière de goût, ce qui arrive rarement. Au surplus, c’est peut-être par cet esprit de contradiction que la comédie en question, le lendemain mercredi, n’a pas reçu à Paris les mêmes applaudissemens que le premier jour. Le nombre des spectateurs avait déjà diminué beaucoup, et certains connaisseurs prétendent qu’on revient des éloges trop forts prodigués à l’auteur.

11. — *Il nous est arrivé de l’étranger, depuis quelque temps, un nouveau livre ayant pour titre : De la Consttution de l’Angleterre, avec cette épigraphe : Ponderibus librata suis. Il est précédé d’une épître dédicatoire à milord, comte d’Abingdon, pair d’Angleterre, datée de Londres le 24 décembre 1770, et signée De Lolme, nom qui paraît être celui de l’auteur. Dans cet ouvrage, un des meilleurs en politique qui ait paru depuis long-temps, l’écrivain remonte aux causes qui ont produit la liberté anglaise, et établit celles qui la maintiennent.

Il distingue trois grandes époques dans l’histoire de cette Constitution : le règne de Jean Sans-Terre, celui d’Édouard Ier, et l’expulsion de Jacques II, ou plutôt l’exaltation sur le trône de la maison de Brunswick. Dans la première, la Grande Charte indique les bornes où devait se renfermer le pouvoir du roi. Dans la seconde, on trouve le premier exemple de l’admission des députés des villes dans le Parlement ; nouvelle barrière élevée contre le même pouvoir. Enfin la révolution de 1688 acheva d’en fermer l’enceinte : c’est alors que la Grande-Bretagne donna le rare spectacle d’un contrat primitif et formel entre le peuple et le souverain.

La Constitution de cet État est indélébile, suivant l’auteur, parce qu’elle est dictée par la nature elle-même ; qu’elle est de plus décidée par une forme très-marquée de gouvernement, ayant par conséquent pour nouvel appui l’opinion, cette cause puissante qui maintient les Gouvernemens les plus absurdes, qu’elle a l’attachement d’une nation éclairée, et que, par le balancement de toutes ses parties, elle regagne nécessairement d’un côté ce quelle perd de l’autre.

Ce traité court, précis et rapide, est soutenu d’un style animé et vigoureux. L’écrivain s’est quelquefois permis des termes nouveaux, non par un néologisme ridicule, mais pour mieux rendre la pensée, et lui donner plus d’énergie, ce qui arrive presque toujours. Ceux qui n’auront pas lu l’ouvrage en question seront surpris de la sévérité avec laquelle le Gouvernement en empêche l’introduction ; mais, pour peu qu’on le parcoure, on en trouvera aisément les raisons.

12. — *L’objet des écrivains patriotiques est de s’opposer au projet du chancelier, qui commence à s’effectuer par la faiblesse de certains magistrats qui se font liquider[7]. Dans une Lettre d’un Français au victimes d’Ébroin, en date du 20 octobre 1771, on traite la matière fort amplement. Elle porte pour épigraphe ce fameux axiome : Nobis cunctando restituit rem.

Cet écrit, dont l’extrait serait trop long, est plein de choses, de raison et d’éloquence, et bien propre à faire impression sur tous les magistrats qu’un intérêt personnel, que la crainte ou l’espérance n’aveugleront pas.

14. — On écrit de Fontainebleau que Zémire et Azor ou la Belle et la Bête, opéra-comique nouveau, y a été exécuté sur le théâtre de la cour, le samedi 9, avec beaucoup de satisfaction de la plupart des spectateurs. On en a été si content qu’on l’a donné une seconde fois. La musique, du sieur Grétry, a fait le succès de ce petit ouvrage, dont les paroles sont du sieur Marmontel. La fameuse décoration de diamans a été employée à cet occasion, et elle a paru encore plus superbe et plus resplendissante par des additions et par un jeu plus brillant donné aux pierres.

15. — Le sieur Gibert, membre de l’Académie des Belles Lettres, vient de mourir. Ce savant peu connu laisse deux places vacantes très-bonnes : celle d’inspecteur des domaines et celle de secrétaire de la pairie.

16. — *Plan d’une conversation entre un avocat et M. le chancelier. Ce dialogue roule sur les reproches que l’auteur de la brochure est censé recevoir du chef de la magistrature, à l’occasion de la suspension de ses fonctions[8] et de celles de son ordre. Il y prouve que le serment fait par lui et ses confrères d’observer les lois et ordonnances du royaume les oblige de s’abstenir de concourir directement ou indirectement à tout ce qui paraît leur être contraire ; que c’est par ce intime et irrésistible de leur conscience, que tous, sans assemblée, sans conventicule, ont tenu une conduite pareille, et sont unanimes sans s’être concertés. Il en tire un puissant argument contre son adversaire. Il fait voir que lorsque six cents personnes, dont plusieurs n’ont pas toujours les mêmes idées, soit sur les questions politiques et les points de droit public, soit même sur les querelles qui divisent l’Église de France, se réunissent dans une parti qui renverse leurs fortunes et leurs familles, il faut croire que cette unanimité si frappante entre tant de gens, d’âge, de caractère, de pays, de situation, de fortune et de sentimens différens sur tant d’autres points, porte sur quelque grand et respectable motif.

L’avocat part de là pour développer d’une façon lumineuse combien les opérations de M. de Maupeou sont contraires aux lois et au véritable intérêt du roi et de l’État. Celui-ci dans ses objections ou dans ses répliques, conserve ce ton mielleux et patelin que tout le monde lui connaît, et si bien soutenu dans la Correspondance secrète. Enfin, dans une espèce de péroraison de la plus grande vigueur, l’orateur s’échauffe, s’élève, s’enthousiasme, et bourre Sa Grandeur d’une prodigieuse force, au point que le chancelier, rendu à la méchanceté de son caractère, développe toute la noirceur de son âme, et exhale sa fureur en menaces.

17. — *Montbailli, veuve âgée de soixante ans, d’un embonpoint et d’une grosseur énormes, sujette à s’enivrer d’eau-de-vie, fut trouvée, le 7 juillet 1770, au matin, morte près de son lit, avec tous les symptômes d’une apoplexie subite, et des contusions, meurtrissures, blessures même, qu’elle s’était faites, probablement, en sortant de son lit et en se débattant. On était sur le point de l’enterrer, lorsqu’il s’éleva quelques rumeurs dans le peuple, à l’occasion d’une contestation, mue la veille, entre cette femme, son fils et sa bru. Ceux-ci sont accusés de parricide ; on les emprisonne séparément ; on visite le cadavre. Les médecins et chirurgiens de Saint-Omer disent unanimement que la mort a pu être naturelle. Les juges crurent les accusés innocens ; mais, pour ne point trop aller contre la clameur populaire, ils ordonnèrent un plus ample informé d’une année, pendant laquelle les accusés garderaient prison. Le procureur du roi appela de cette sentence au conseil d’Artois, a minima. Ces nouveaux juges, malgré les dénégation constantes, simples et uniformes du mari et de la femme, condamnent le mari à souffrir la question ordinaire et extraordinaire, à mourir sur la roue, après avoir eu le poing coupé ; la femme à être pendue, et tous deux jetés dans les flammes.

Montbailli fut envoyé à Saint-Omer pour y subir cet arrêt, prononcé le 9 novembre 1770, et il fut exécuté le 19 du même mois, en attestant jusqu’au dernier soupir son innocence et celle de sa femme. La femme, qui était enceinte, ne devait être exécutée qu’après ses couches. Son père et sa mère ont profité du délai pour demander un sursis à M. le chancelier, et l’ont obtenu sur une Consultation de treize avocats, et sur celle de M. Louis, célèbre professeur en anatomie.

M. de Voltaire vient de faire à cette occasion une brochure nouvelle, sous le titre de la Méprise d’Arras. Il y plaide la cause de l’humanité avec son éloquence et son onction ordinaires ; mais on découvre malheureusement que ce n’est qu’un cadre pour y enchâsser ses invectives, plus ordinaires encore, contre la magistrature et contre ses ennemis, qu’il déchire avec un acharnement inhumain[9]. Il profite aussi de l’occasion pour encenser M. le chancelier, et louer ses opérations de la façon la plus outrée et la plus basse.

18. — *Le Manifeste aux Normands est un écrit très-violent, mais plus fort encore de choses, de raisonnemens et de citations. C’est une espèce de tocsin pour annoncer à cette nation que les fondemens de toutes les propriétés des Normands sont attaqués ; mais que n’appartenant à la France que par le fameux pacte de 1204, la violation réfléchie de ce traité mutuel par une des parties contractantes le détruit, rend la province à son premier état ; qu’elle redevient partie de l’Angleterre, sa première patrie, ou bien libre d’en choisir une nouvelle.

19. — *Les écrivains patriotiques ne se lassent point de répandre des brochures en faveur de la cause qu’ils défendent ; ils ne craignent point de répéter les grands principes consignés dans tant d’ouvrages, sur la liberté naturelle de l’homme, sur l’imprescriptibilité de ses droits, sur l’origine des rois, sur le contrat social, etc. Ils espèrent que ce qui ne sera pas assez clairement expliqué dans une brochure, sera mieux développé dans une autre, et que si la première ne peut franchir les barrières de la prohibition, une seconde pénétrera. C’est sans doute par cette raison qu’un anonyme vient de faire une Réponse aux trois articles de l’Édit enregistré au Lit de justice du 7 décembre 1770. Ces trois articles sont :

« Nous ne tenons notre couronne que de Dieu ; »

« Le droit de faire des lois par lesquelles nos sujets doivent être conduits et gouvernés nous appartient à nous seuls, sans dépendance et sans partage ; »

« L’usage de faire des représentations ne doit pas être entre les mains de nos Officiers un droit de résistance, leurs représentations ont des bornes, et ils ne peuvent en mettre à notre autorité. »


La réfutation de ces maximes est d’autant plus aisé à faire qu’elle se trouve écrite déjà dans le cœur l’homme, et que tous les monumens historiques de nos annales concourent à la confirmer par le fait. Le pamphlet en question, de vingt et une pages, rempli d’une logique vraie, saine et lumineuse, roule cependant sur des choses trop communes et trop rebattues depuis un an, pour en faire une plus longue analyse.

21. — Le sieur Keyser vient de mourir. C’était un empirique fameux par ses dragées anti-vénériennes. M. le maréchal de Biron l’avait mis fort en vogue par l’expérience qu’il avait fait faire de son remède en faveur des soldats de son régiment, dont le grand nombre est souvent infecté des suites du libertinage et de la débauche. Il était devenu l’Esculape de cette troupe, et il y avait des hôpitaux établis dont il avait l’administration, et où il exerçait ses cures. La Faculté de Médecine, toujours opposée aux curations qui ne s’exercent pas suivant ses principes, avait beaucoup de ses membres adversaires du sieur Keyser ; en sorte que l’utilité de son remède n’était pas sans beaucoup de contradictions, et devenait un problème très-embarrassant pour ceux qui en auraient eu besoin, malgré l’avantage apparent qu’il présentait et les facilités à s’en servir, ainsi que le coût très-médiocre dont il était.

22. — *Nous y pensons, ou Réponse de MM. les avocats de Paris à l’auteur de l’avis Pensez-y bien. L’auteur y développe les raisons qui ont empêché les avocats de rentrer, raisons dont l’Ordre ne sent plus, sans doute, aujourd’hui la force victorieuse, puisqu’il a prêté le serment si désiré par M. le chancelier.


23. — On n’a pas manqué de chansonner les avocats sur la ridicule et honteuse démarche qu’ils viennent de faire. Voici le vaudeville qui court sur leur compte.

Qu’il vaL’honneur des avocats,
Qu’il vaJadis si délicats,
Qu’il vaN’est plus qu’une fumée.
Qu’il vaLeur troupe diffamée
Qu’il vaSubit le joug enfin ;
Qu’il vaEt de Caillard[10] avide
Qu’il vaLa prudence décide
Qu’il vaut bien mieux mourir de honte que de faim.

25. — M. le vicomte de Bombelles, officier au régiment de Piémont, a épousé, il y a quelques années, à Montauban, la fille d’un négociant protestant[11], et pour se conformer à la religion de la demoiselle, il a consenti que le mariage se fît dans le rit de sa religion, c’est-à-dire au désert, cérémonie proscrite par la loi en France, où les mariages des protestans sont déclarés nuls. Depuis, profitant sans doute de cette nullité, il s’est marié une seconde fois à Paris à une demoiselle Carvoisin, et la célébration s’est faite cette année avec toutes les cérémonies d’usage entre les catholiques. Un bruit sourd courait dès-lors qu’il avait déjà une femme ; mais il a nié constamment le fait, et il a passé outre. La demoiselle de Montauban attaque aujourd’hui ce second mariage : c’est ce qui fait la matière d’un procès important et curieux qu’on doit incessamment plaider au nouveau tribunal. Le sieur Linguet répand déjà un Mémoire en faveur de la première vicomtesse, et y déploie toute l’éloquence qui lui est ordinaire, à laquelle prête infiniment le sujet en question.


26. — *La fête donnée à madame la comtesse de Provence par madame la comtesse de Valentinois, ce mois, consistait en la représentation de Rose et Colas, opéra comique ancien, et que les acteurs du Théâtre-Italien ont exécuté. À ce spectacle a succédé un petit divertissement en trois actes, relatif à la convalescence de la princesse. L’abbé de Voisenon et le sieur Favart s’étaient évertués pour y faire de l’esprit. Le tout a été suivi de couplets, où, par un mélange infâme, ces auteurs ont associé sans pudeur aux éloges de madame la comtesse de Provence ceux du chancelier et de ses opérations, et conséquemment des épigrammes satirique contre les Parlemens et la magistrature. M. de Maupeou qui déroge sans cesse à la gravité de son état, n’a pas manqué de se trouver à la fête, ainsi que tous les ministres qui y avaient été invités.

27. — Bien des gens ignoraient ce qu’était devenu le sieur de Moissy, auteur connu, surtout par la Nouvelle École des Femmes, comédie assez jolie, et qui a eu beaucoup de succès au Théâtre Italien. On a su depuis qu’il s’est rendu à la Trappe, il y a quelque temps, et qu’il y avait passé deux mois, au bout desquels il avait été obligé d’en sortir, comme il arrive à presque tous ceux qu’un zèle indiscret et aveugle y conduit.

28. — L’opéra d’Amadis de Gaule, exécuté mardi dernier, et qui n’avait pas été remis depuis 1759, a attiré un monde prodigieux. C’est un des plus beaux de Quinault pour la composition et le spectacle, et de ce côté-là l’admiration ne s’est pas affaiblie ; mais les changemens faits dans la musique par les sieurs La Borde et Berton ont paru si disparates avec celle de Lulli, qu’il en est résulté une dissonance générale propre à révolter également partisans de l’ancien goût et ceux du nouveau.

29. — On vient de poser à l’hôtel des Monnaies, sur la principale porte de la rue Guénégaud, deux figures en pied, de grandeur naturelle, c’est-à-dire de six pieds environ, qui accompagnent les deux autres déjà placées, et représentent ensemble les Quatre Élémens. Ces deux dernières sont l’Eau et l’Air. La première est une Naïade, qui, la tête inclinée, tient un vase dont s’écoule un jet d’eau. La draperie de cette nymphe n’est pas ondoyante, comme il faut la supposer, et le fluide qui sort de l’urne n’a ni le transparent ni le mobile d’un liquide ; tout l’ensemble en est matériel ; on ne trouve rien de gracieux, rien d’élégant dans cette figure. Celle de l’Air a quelque chose de plus svelte. Elle est caractérisée par un pélican à ses pieds, oiseau fabuleux qu’on prétendait se nourrir de ce fluide, et que les poètes et les artistes ont adopté pour son emblème allégorique. La nymphe a les yeux tournés vers le ciel, et déjà le pied gauche levé ; elle semble disposée à s’élancer dans le vague de l’atmosphère ; mais sa draperie ne flotte pas assez, et n’a pas plus que celle de la première figure la légèreté, le jeu, la souplesse qu’elle devrait avoir. Ces ouvrages sont de M. Caffiéri, sculpteur estimable qui s’est distingué au salon dernier.

  1. V. 4 novembre 1771. — R.
  2. Rulhières tint parole. Ses Anecdotes sur la révolution de Russie, en l’année 1762, ne parurent qu’en 1797, six ans après sa mort. — R.
  3. Traité des différentes preuves qui servent à établir la vérité de l’Histoire Liège, 1770, in-12. — R.
  4. V. 6 décembre 1771. — R.
  5. V. 21 janvier 1773. – R.
  6. L’auteur de la Correspondance secrète et familière, dont il a été parlé précédemment, rapporte ainsi ce fait que Wagnière croit sans réalité : « On assure que M. de Choiseul a fait faire en tôle les figures, au naturel, de Voltaire et de l’abbé de Voisenon : il les a placées sur les pavillons de Chanteloup où elles servent de girouettes. C’est apprendre aux gens ce qu’ils sont d’une manière très-fine et très-piquante. » — R.
  7. Quelques membres du Parlement, pour obtenir leur rappel d’exil, consentirent à se démettre de leurs offices dont le prix leur fut remboursé. — R.
  8. Les avocats s’étaient refusés à plaider devant le Parlement-Maupeou. — R.
  9. Il est singulier que le rédacteur des Mémoires accuse M. de Voltaire d’un acharnement inhumain contre les magistrats. Mais qui donc est hinumain de celui qui fait rouer et brûler injustement ses concitoyens, ou celui qui réclame la justice en faveur des opprimés et qui sauve la vie à une femme innocente ? — W.
  10. Ce Caillard est un avocat qui, quoique jeune encore, a déjà beaucoup
    de réputation pour la consultation, qui aime fort l’argent, et qui, fâché de n’en plus gagner, a mis en train ses confrères pour rentrer.
  11. Mademoiselle Camp. — R.