Mémoires secrets de Bachaumont/1771/Octobre

Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome III (1769-1772)p. 356-370).
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Octobre 1771

Ier Octobre. L’Éloge de François de Salignac de La Motte-Fénélon, archevêque-duc de Cambray, par M. de La Harpe, qui a remporté le prix de l’Académie Française, en 1771, a été représenté à M. l’archevêque de Paris comme contenant des propositions très-répréhensibles. Ce prélat a fait examiner cet ouvrage attentivement, et convaincu d’une foule de traits irréligieux dont il est rempli, il en a porté ses plaintes au Conseil, dont est émané, le 21 septembre, un Arrêt, où il est dit à l’occasion de ce discours, et d’un autre qui avait aussi concouru et reçu les éloges de l’Académie, que Sa Majesté n’a pu voir sans mécontentement que des discours destinés à célébrer les vertus d’un archevêque distingué par son amour et par son zèle pour la religion, soient remplis de traits capables d’altérer le respect dû à la religion même ; que dans le premier, l’auteur ne voit dans les vertus héroïques des saints qu’un pur enthousiasme, ouvrage de l’imagination ; qu’il tente de les assimiler à l’aveuglement de l’erreur et aux emportemens de l’hérésie ; qu’il cherche à flétrir la réputation d’un évêque (Bossuet) admiré pour ses talens ; qu’il travestit son zèle pour la pureté du dogme en haine et en jalousie, et qu’il blâme en lui une conduite justifiée par le jugement du souverain pontife, et par l’approbation de l’Église universelle ; que dans le second discours, on déclame contre les engagemens sacrés de la religion ; on donne à ses dogmes le nom d’opinions, et l’on se déchaîne contre des opérations que les circonstances avaient, sous le règne précédent, fait juger nécessaires à l’intérêt de la religion et à la tranquillité de l’État.

En conséquence, cet Arrêt supprime les deux discours ; et afin de prévenir par la suite de pareils écarts, Sa Majesté ordonne que l’article VI du réglement fait en 1671, par l’Académie Française, à l’occasion des discours qui doivent concourir pour le prix d’éloquence, et qui porte qu’on n’en recevra aucun qui n’ait une approbation signée de deux docteurs de la Faculté de Paris, sera exécutée : fait défenses à l’Académie de s’écarter de cette règle, dans quelque cas et sous quelque prétexte que ce puisse être.

En outre, M. l’archevêque de Paris a nommé un comité de trois docteurs, savoir, MM. Le Fèvre, Couture Agnette, devant lesquels M. de La Harpe est obligé de comparaître. Là, il reçoit les diverses instructions qui peuvent tendre à rectifier son discours, qu’on épluche phrase par phrase. L’auteur donne les explications qu’on désire, et les signe. Au moyen de cette docilité, il y a apparence que cet événement n’aura d’autre suite que celle d’éloigner ce candidat de l’Académie pour quelque temps.

2. — Le sieur Le Brun, secrétaire de M. le chancelier, à qui l’on attribue la plupart des discours de ce chef de la magistrature, vient d’être nommé à la place d’inspecteur des domaines, vacante par la mort de M. Frettot ; il avait une charge de payeur des rentes qu’il cède à son frère.

7. — Le sieur Audinot, ci-devant acteur de l’Opéra-Comique, et qui, depuis la transfusion de cette troupe dans celle des Comédiens Italiens, s’est trouvé dans le cas de s’évertuer par lui-même, après avoir tenté différentes manières de faire valoir son talent, a formé d’abord un théâtre de marionnettes, auquel ayant ajouté un petit nain, propre au rôle d’arlequin, il a acquis une sorte de vogue et s’est porté à de plus hautes entreprises. Il a fait bâtir un théâtre charmant, et enfin s’est constitué directeur d’une troupe de petits enfans, auxquels il apprend à jouer la comédie, et qui, par leurs grâces naïves, attirent une infinité de monde. Deux auteurs disgraciés, comme lui, du Théâtre Italien, MM. de Pleinchêne et Moline, se sont adonnés à lui faire des pièces. La liberté qu’ils ont crue propre à ce genre de spectacle leur a donné lieu d’y glisser beaucoup de polissonneries. Les filles se sont portées en foule de ce côté-là, et beaucoup de libertins, d’oisifs, de freluquets avec elles. Ce monde en a attiré d’un autre genre. Les femmes de la cour, qui en cette qualité se croient au-dessus de tous les préjugés, n’ont pas dédaigné d’y paraître, et ce théâtre est la rage du jour. Il est encore plus fréquenté que Nicolet dans le temps de son singe[1].

Les amateurs du théâtre sont enchantés de cette fureur, en ce qu’ils espèrent que la troupe des enfans d’Audinot fera une espèce de séminaire où se formeront des sujets d’autant meilleurs, qu’ils annoncent déjà des dispositions décidées et donnent les plus grandes espérances ; mais les partisans des mœurs gémissent sincèrement sur cette invention, qui va les corrompre, et qui, par la licence introduite sur cette scène, en forme autant une école de libertinage que de talens dramatiques.

9. — On vient d’imprimer un recueil de cent quarante-une pages in-12, contenant les Réclamations des Bailliages, Sièges présidiaux, Élections et Cours des Aides de province, contre les Édits de décembre 1770, janvier, février et avril 1771. Comme tout n’est pas encore compris dans cet ouvrage, on annonce une suite.

10. — Pour bien entendre la plaisanterie suivante, il faut savoir que M. l’abbé Terray avait depuis long-temps une maîtresse, nommée la baronne de La Garde. Cette femme, abusant de son crédit auprès du contrôleur-général, ou même, à ce qu’on croit, de concert avec lui, rançonnait sans pitié et à un taux exorbitant tous ceux qui avaient recours à elle pour obtenir quelque grâce, ou même quelque justice de son amant. Cette dame ayant cependant commis des vexations trop criantes et qui compromettaient le ministre, il a été obligé de s’en séparer et de la chasser. Comme le rôle qu’elle jouait sous M. l’abbé Terray est celui que fait depuis longtemps madame de Langeac sous le duc de La Vrillière, et que tôt ou tard celle-ci est menacée du même sort, au moment de l’expulsion de sa camarade, des persifleurs lui ont fait une pasquinade, dont elle est furieuse. Sachant qu’elle n’était point chez elle, ils sont venus successivement faire écrire toute la cour à sa porte, ainsi qu’il est d’usage quand il arrive à quelqu’un un événement qui exige un compliment de condoléance ou de félicitation.

12. — Le sieur Darigrand est mort, il y a quelque temps. C’était un avocat célèbre par un livre qu’il fit en 1763, intitulé : l’Anti-financier, ou Relevé de quelques-unes des malversations dont se rendent journelement coupables les fermiers-généraux, et des vexations qu’ils commeitent dans les provinces. Sa brochure, précédée d’une Épître au Parlement de France, fut très-recherchée dans le temps. On en fit des perquisitions sévères, et l’auteur fut mis à la Bastille. Outre la persécution que lui suscitèrent les traitans à cette occasion, son système de l’unité des Parlemens, établi par son Épître, parut encore plus attentatoire dans un simple particulier. L’auteur ayant été dans les emplois subalternes des Aides, et ce qu’on appelle rat-de-cave, avait connu par lui-même tous les abus de l’administration dont il faisait partie. Les fermiers-généraux ne l’avancèrent pas comme il l’aurait désiré et comme son mérite l’exigeait ; il prit le parti de profiter des connaissances qu’il avait acquises dans l’art de la maltôte, pour se venger et se rendre redoutable à ses anciens maîtres, en se faisant avocat et en se livrant particulièrement au barreau de la Cour des Aides, où il se chargeait de toutes les affaires contre eux. Son livre fit d’autant plus de peine aux fermiers-généraux, qu’il appuyait ses raisonnemens de faits qui, quoique succincts, justifiaient pleinement ses déclamations contre eux. Du reste, il était écrit durement ; mais il y avait des endroits sublimes, et le résultat tendait à l’impôt unique, le grand problème à résoudre par les politiques en bursalité. Depuis sa sortie de la Bastille, l’orateur déploya une éloquence encore plus fougueuse contre ses irréconciliables ennemis. Ceux-ci tentèrent en vain de le séduire par les offres les plus éblouissantes ; il resta inflexible, et il n’a suspendu ses combats que par la destruction de la Cour des Aides.

13. — *Le sieur Marin ne pouvant, malgré sa bonne volonté, conserver la place de secrétaire-général de la librairie avec celle de rédacteur et directeur de la Gazette de France, a été obligé de renoncer à la première. Elle a été donnée au sieur Le Tourneur, le noir traducteur des tristes Nuits du docteur Young. C’est M. le chancelier qui a conféré cette place. M. de Sartine, chef de la librairie, dont cet homme de confiance doit être le bras droit, est très-piqué qu’on lui ait ôté la liberté de mettre en ce poste quelqu’un qui lui convînt.

15. — La suspension de l’introduction de la Gazette d’Utrecht n’a été que très-courte, ainsi qu’on l’avait annoncé ; elle reparaît en cette capitale depuis la fin du mois dernier.

Le Courrier du Bas-Rhin ou Gazette de Clèves ne paraît plus en cette capitale depuis le dimanche 13, que l’ordinaire a manqué : on ne sait pas encore au juste les motifs de cette exclusion.

16. — M. l’archevêque de Paris a fait ses plaintes à M. le lieutenant-général de police sur le nouveau spectacle d’Audinot, dont on a parlé. Le Triomphe de l’Amour et de l’Amitié, qui attire tant de monde, n’est autre chose que l’opéra d’Alceste réduit et proportionné à ce théâtre. Comme il y a un grand-prêtre et un chœur de prêtres, que l’habillement de ceux-ci ressemble aux aubes des nôtres, on a fait entendre au prélat que c’était tourner en dérision les ministres de notre religion auguste ; ce qui a donné lieu à sa lettre. Sur quoi le sieur Audinot représente à la police que sur tous les théâtres on a vu des prêtres et des sacrifices ; qu’à l’Opéra cela se pratique tous les jours ; qu’on ne représente point Athalie à la Comédie Française, que toute la pompe des anciennes cérémonies judaïques n’y soit développée. M. de Sartine n’a encore rien prononcé, et la pièce se continue.

17. — Le sieur Marin a pour adjoint à la rédaction de la Gazette de France, et à la direction de la manutention des fonds, M. Collet, ancien secrétaire du cabinet de feu madame l’Infante, duchesse de Parme, chevalier de l’Ordre du roi. C’est un homme de lettres, connu par une pièce en un acte, jouée à la Comédie Française en 1757, intitulée l’Île déserte.


19. — Le discours censuré par l’Arrêt du Conseil[2] renouvelle les regrets des Académiciens, qui sont très humiliés de cet événement. Ceux qui ne sont point de la cabale encyclopédique lui imputent cette disgrâce. Ils lui reprochent d’avoir voulu, à quelque prix que ce fut, couronner M. de La Harpe, qui n’avait pas fait le meilleur Éloge de Fénélon, mais qui avait plu à ces Messieurs par la liberté de sa façon de penser et la hardiesse de ses assertions. M. Duclos est celui qu’on trouve le plus répréhensible dans tout ceci. La fureur qu’a cet homme remuant de se mêler de tout et d’innover partout, lui fit annoncer, en 1768, à l’occasion de l’Éloge de Molière proposé, que l’on se passerait de l’approbation des deux docteurs de Sorbonne, toujours exigée jusque-là. Il est vrai que le sujet semblait peu digne de la gravité des théologiens, mais c’était à eux à se refuser à cette censure, s’ils ne la jugeaient pas de leur ressort, et non à l’Académie à s’y soustraire.

*Cet événement ne contribue pas peu à accréditer le sentiment de ceux qui pensent que le système du Gouvernement actuel est d’étendre le despotisme jusque sur les esprits, en nous replongeant doucement dans les heureuses ténèbres dont nous sommes sortis pour notre malheur. Voilà différentes mortifications données à l’Académie, bien propres à matter l’amour-propre des beaux esprits, tandis qu’on prend d’autres moyens plus efficaces pour les décourager et les faire se tourner vers d’autres objets que les lettres.


20. — Consultation pour Simon Sommer, par Me Linguet. Simon Sommer, charpentier à Landau, s’est marié au mois de mai 1761, à Élisabeth Ultine, fille du village d’Obersbach. Ce malheureux, quoique âgé de vingt-deux ans seulement et d’une figure agréable, fut six mois à éprouver des refus de la part de sa moitié, jeune et jolie, avant de pouvoir jouir de ses droits. À peine eut-elle consenti à devenir la femme de son mari, qu’elle parut vouloir être celle de tout le monde. Au bout de trois ans d’une vie scandaleuse, elle s’attacha à un sergent du régiment de Lochman, suisse, avec qui elle a déserté. Tous deux se sont retirés en Prusse ; on est en état de prouver qu’ils y ont contracté un mariage en forme. Sommer n’a conservé du sien qu’un enfant. Il n’a que trente-un ans : il est vigoureux ; que doit-il faire ? Sera-t-il réduit à maudire le reste de sa vie les présens de la nature ? ou cherchera-t-il dans le libertinage des ressources que permet la politique, mais que la religion défend ? En un mot, placé entre le crime et le désespoir, comment se dérobera-t-il à cette cruelle alternative ?

Le consultant cite des États où le divorce est permis : il s’appuie de différens passages de l’Écriture qui sont favorables à sa demande : il réfute, il commente, il interprète ceux qui lui sont contraires : il a recours aux Pères de l’Église, d’où il tire aussi des autorités : il prétend que des conciles mêmes on peut inférer des inductions lumineuses sur cette question, et il trouve les décisions de quelques-uns absolument concluantes pour lui. Il continue par établir que le divorce n’est contraire ni à la loi des Juifs, ni à celle du christianisme ; qu’il ne choque ni l’Ancien ni le Nouveau Testament ; que la primitive Église n’a jamais balancé à permettre les dissolutions des mauvais mariages, et que la politique a été d’accord avec elle sur cet objet ; que jusqu’au dixième siècle, la même façon de penser s’est perpétuée chez tous les législateurs catholiques. Il finit par les raisons qui doivent autoriser le divorce, la meilleure manière de le supprimer étant de le permettre.

Tel est le résumé du Mémoire du prétendu charpentier, qui n’est qu’un extrait du Cri de l’honnête homme[3], ouvrage publié il y a environ deux ans et demi, et composé par le premier magistrat d’une ville de province de second ordre, qui, obligé de se séparer de sa femme, à cause de ses débordemens, fit beaucoup de recherches sur cette matière, et en fit part au public dans le temps.

22. — *On a parlé beaucoup dans le public du portrait en pied de Charles Ier, roi d’Angleterre, par Vandyck, acheté, il y a quelques mois, vingt mille livres par madame la comtesse Du Barry. Cette dame l’a placé dans son appartement auprès de celui du roi, et il paraît que ce n’est pas sans dessein. On assure que toutes les fois que Sa Majesté, revenant à son caractère de bonté naturelle, semble fatiguée de sa colère et se tourner vers la clémence, elle lui représente l‘exemple de l’infortuné monarque ; elle lui fait entendre que peut-être ses Parlemens se seraient-ils portés à un attentat de cette espèce, si M. le chancelier ne lui avait fait entrevoir leurs complots insensés et criminels, et ne les avait arrêtés avant qu’ils fussent montés au degré de noirceur et de scélératesse où ils auraient pu parvenir. Quelque absurde, quelque atroce que soit l’imputation, elle renflamme le prince pour le moment, et c’est du pied de ce tableau que partent les foudres destructeurs qui vont frapper la magistrature et la pulvériser dans les extrémités les plus reculées du royaume.

On sent parfaitement qu’une calomnie aussi atroce, aussi réfléchie, aussi combinée, ne peut partir du cœur tendre et ingénu de madame la comtesse Du Barry, et que les alarmes qu’elle donne au roi lui sont inspirées à elle-même par des conseillers d’une politique aussi adroite qu’infernale. Cette anecdote, justifiée par les événemens, est attestée par des courtisans dont le témoignage est d’un grand poids.

24. — Mademoiselle de Bourbon, fille du prince de Condé, et dans l’enfance encore, a un goût singulier pour la maçonnerie. Elle est à Vanvres, où le prince son père faisait faire quelques bâtimens et réparer le château[4]. Elle se fait affubler d’un sarreau de toile ; elle met de mauvais gants, et, dans cet accoutrement, elle porte le mortier, elle manie la gâche, et se plaît à faire l’office de manœuvre. C’est ce qui a donné lieu aux vers suivans :

D’un enfant l’instinct malfaisant
Trop souvent le porte à détruire,

Princesse, ton goût, en naissant,
Est d’élever et de produire.

Un palais, dans tes nobles jeux,
Réparé de tes mains fragiles,
Nous rappelle ces temps heureux
Où les dieux bâtissaient des villes.

À leur exemple, tes loisirs
Nous annoncent ta bienfaisance ;
Mais le temps vient où ton enfance
S’occupera d’autres plaisirs.

Quand Jupiter eut fait le monde,
Ce ne fut pour ainsi rester :
Du sein de sa bonté féconde
L’homme sortit pour l’habiter.

Ce n’est le tout, de tes ancêtres
De réparer les vieux châteaux :
Pour les remplir il faut des maîtres :
Bourbon, voilà tes vrais travaux !

25. — Le sieur Loyseau de Mauléon, avocat, qui s’était fait une sorte de réputation par des Mémoires écrits avec beaucoup d’appareil, et toujours dans des causes extrêmement intéressantes, telles celles des Calas et de mademoiselle Le Monnier, vient de mourir très-jeune encore et d’une maladie de langueur, dans laquelle l’avait plongé une passion très-vive pour une femme qui n’y avait pas répondu. Il avait quitté le barreau depuis quelque temps. Il avait obtenu une commission de Maître des Comptes à la Chambre de Nancy, et acheté la charge de Procureur général de M. le comte de Provence. C’était le fils d’un laquais parvenu, et qui avait acquis de la fortune. Cet avocat, et son frère, aujourd’hui fermier-général, s’étant mis dans la tête de s’illustrer, avaient obtenu des lettres de réhabilitation, par lesquelles ils descendaient de l’ancienne famille de Loyseau. Au surplus, celui-ci avait fait sa profession très-noblement. Uniquement curieux de gloire, il ne se chargeait que de causes célèbres, et presque toujours gratuitement : en outre, comme il était peu foncé dans la jurisprudence, il s’attachait surtout à celles qui, par tournure romanesque, prêtaient à l’imagination, et se décidaient plus au tribunal du cœur qu’à celui de l’esprit, plus par le jeu des passions que par la force des raisonnemens et des autorités.

26. — Voici le temps qui approche où l’Académie Française doit procéder à l’élection du successeur de M. le comte de Clermont. Beaucoup de candidats, suivant l’usage, sont sur les rangs ; mais depuis l’aventure du sieur de La Harpe, le sieur Lemière augmente ses prétentions. Il disait l’autre jour dans une société, avec une emphase poétique, que sa tragédie d’Hypermnestre, la seule qui ait réussi, lui donnerait l’entrée ; que son trident de Neptune[5] lui ouvrirait le passage, et qu’enfin les vers deson poëme de la Peinture le pousseraient par le c… « — On a donc toujours eu raison de dire, reprit en ce moment avec vivacité l’abbé Delille, traducteur des Géorgiques, et aussi aspirant, que tes vers étaient des b…… de vers. » Cette saillie, peu décente dans la bouche d’un abbé, et exprimée en termes grossiers, parut extrêmement heureuse pour la critique fine et judicieuse, et fit beaucoup rire par sa tournure grivoise.

27. — Madame la comtesse Du Barry commence à manifester de plus en plus la protection éclatante dont elle veut honorer les arts, par son influence sur tout ce qui y a quelque rapport. On annonce que c’est elle aujourd’hui qui veut se mêler de la Comédie Française, et qu’elle daignera entrer dans tous les détails des divers projets, en sorte que les gentilshommes de la chambre ne seront qu’en sous-ordre avec elle.

29. — Extrait d’une lettre de Fontainebleau du 27 octobre 1771. « La comédie de l’Ami de la maison, exécutée pour la première fois, hier samedi, sur le théâtre de la cour, n’a pas eu le succès qu’on s’en promettait. C’est un opéra comique en trois actes et en vers libres, mêlé d’ariettes. Le principal personnage est une espèce de Tartufe, qui, sous le masque de la philosophie, s’étant impatronisé dans une maison, subjugue la maîtresse, et profite de cet enthousiasme pour séduire la fille, dont il est l’instituteur, supplanter un amant convenable et bien assorti, et l’épouser. Heureusement celle-ci, quoique novice, plus fine que lui, lui suggère une démarche qui le décèle et manifeste ses vrais sentimens. Il se voit berné ; et, pour se tirer adroitement et avec honnêteté du mauvais pas où il s’est engagé, il travaille lui-même à réunir les deux amans, qu’il voulait séparer d’abord, et fait tourner à leur profit la confiance que la mère conserve en lui jusqu’au bout.

« Ce caractère principal, peu neuf et assez froid, glace le reste de la pièce, où l’on distingue pourtant deux trois morceaux charmans, une scène assez gaie et bien filée, enfin un dénouement adroit et ingénieux, quoique peu naturel.

« Quant à la musique, tout en a paru de la meilleure composition. L’ouverture a produit un grand effet : on a été vivement ému de plusieurs adagio très-tendres, mais qui, trop répétés, ont dégénéré en monotonie. Tel est le jugement de la cour, communément en contradiction avec celui de la ville.

« Le sieur Marmontel, de l’Académie Française, auteur des paroles, était présent, l’épaule haute, le sourcil élevé, la bouche béante. Il semblait prêt à dévorer l’acteur qui eût bronché dans son rôle. On a été surpris de la prétention qu’annonçait sur une pareille misère ce poète devenu philosophe, et se livrant actuellement à l’instruction la plus sublime du genre humain.

« L’activité du sieur Grétry, auteur de la musique, se distinguait par des attitudes plus vives et plus variées. Il battait la mesure, et tout le désordre de sa personne caractérisait l’intérêt qu’il prenait à la chose. Son amour-propre a paru mieux fondé, d’autant que le succès de ces jolis riens est dû, presque toujours, uniquement au musicien. »

30. — Le sieur De Monville, financier très-renommé par son luxe et par ses prodigalités, ne l’est pas moins par son adresse à tous les exercices du corps. Il s’est exercé depuis quelque temps à tirer de l’arc, à la manière des sauvages, et à chasser avec des flèches. Il s’y est perfectionné au point de faire les gageures les plus fortes. M. le duc de Chartres lui ayant fait l’honneur de parier contre lui qu’il ne tuerait pas en dix coups un faisan au vol, le jour de l’expérience a été indiqué, la semaine dernière, au bois de Boulogne, à la Muette. Un grand concours de spectateurs s’y est rendu, et, du premier coup, le chasseur a percé l’oiseau ; il a manqué les neuf autres coups.

31. — On parle beaucoup d’une comédie que répètent aujourd’hui les Italiens, dont la musique est de la composition du petit d’Arcy, jeune homme de onze ans, qui a déjà déployé ses talens au concert spirituel, où il a exécuté sur le clavecin différentes pièces de sa façon avec l’indulgence du public.

  1. V. 23 février 1767. — R.
  2. V. 1er octobre 1771. — R.
  3. V. 12 mars 1769. — R.
  4. Le château de Vanvres appartient aujourd’hui au collège de Louis-le-Grand. — R.
  5. Allusion à un assez beau vers d’une de ses pièces couronnées :

    Le trident de Neptune est le sceptre du monde.