Mémoires de Victor Alfieri, d’Asti/Seconde époque - Adolescence/Chapitre VI

Traduction par Antoine de Latour.
Charpentier, Libraire-éditeur (p. 61-67).


CHAPITRE VI.
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Faiblesse de ma complexion. — Maladies continuelles. — Incapacité pour tout exercice, surtout pour la danse. — Pourquoi.


C’est de cette manière que je passai encore mon année de physique. Pendant l’été, mon oncle, ayant été nommé vice-roi de Sardaigne, fit ses dispositions pour s’y rendre. Il partit au mois de septembre, après m’avoir recommandé au peu de parens que je pouvais encore avoir à Turin du côté de mon père ou de ma mère. Quant à mes intérêts pécuniaires, il renonça à la tutelle, ou du moins il en partagea les soins avec un cavalier de ses amis. Je me trouvai tout-à-coup alors un peu plus de liberté pour la dépense, et j’eus pour la première fois une petite pension mensuelle, fixée par mon nouveau tuteur. Mon oncle n’y avait jamais voulu consentir : refus, à mon sens, fort déraisonnable, et je le trouve ainsi aujourd’hui comme alors. L’obstacle venait peut-être d’André, qui, dépensant pour moi, et peut-être aussi pour lui-même, trouvait plus commode de présenter des mémoires, et de me retenir ainsi plus étroitement dans sa dépendance. A la fin de 1762, j’avais passé à l’étude du droit civil et du droit canonique, cours qui, en quatre années, conduit l’étudiant au faîte de la gloire et le couronne du laurier de l’avocat. Mais au bout de quelques semaines de droit, je retombai dans la maladie que j’avais eue deux ans auparavant, et qui m’avait enlevé toute la peau du crâne. Le mal fut plus grave que la première fois, tant ma pauvre tête était peu faite pour devenir un arsenal de définitions, de digestes et autres merveilles de l’un et l’autre Gius (droit). Je ne saurais mieux peindre l’état physique de ma tête à l’extérieur, qu’en la comparant à la terre lorsque, brûlée par le soleil, elle s’entrouvre en tous sens, dans l’attente de la bienfaisante pluie qui doit refermer ses blessures. Mais il sortait de mes plaies une telle quantité d’humeur visqueuse, qu’il fallut bien cette fois abandonner mes cheveux à l’odieux outrage des ciseaux, et au bout d’un mois je sortis de cette hideuse maladie, tondu et affublé d’une perruque. Cet accident fut un des plus douloureux que j’aie éprouvés dans ma vie, tant pour la perte de mes cheveux que pour cette maudite perruque, qui devint aussitôt la risée de tous mes camarades espiègles et pétulans. D’abord, je voulus prendre ouvertement sa défense ; mais voyant que je ne pouvais à aucun prix la sauver du torrent déchaîné qui l’assaillait de toutes parts, et, que je courais le risque de me perdre moi-même avec elle, je passai tout-à-coup dans le camp ennemi, et, prenant le parti le plus leste, j’arrachai mon infortunée perruque avant qu’on ne m’en fît l’affront, et je la jetai en l’air, comme une balle, la livrant le premier à toutes les infamies de la terre. Qu’en arriva-t-il ? C’est qu’au bout de quelques jours l’émotion populaire s’était si bien refroidie, que je pouvais passer pour la perruque la moins persécutée, je dirais volontiers la plus respectée des deux ou trois que nous étions dans la même galerie. J’appris alors qu’il faut toujours paraître donner spontanément ce qu’on ne saurait s’empêcher de perdre.

Dans le cours de cette même année, on m’avait encore donné d’autres maîtres, un pour le clavecin, un autre pour la géographie. Je pris goût à la sphère et aux cartes, qui m’amusaient, et me tirai assez bien de la géographie, y mêlant quelque peu d’histoire, surtout d’histoire ancienne. Le maître , qui me l’enseignait en français, étant de la vallée d’Aoste, me prêtait encore quelques livres français, que je commençais aussi un peu à comprendre, entre autres Gil Blas, qui vraiment me ravit : c’était le premier livre que je lisais de suite et d’un bout à l’autre depuis l’Énéide de Caro, et il me divertit beaucoup plus. Depuis lors je tombai dans les romans, et j’en lus un grand nombre, tels que Cassandre, Almachilde, etc. Les plus noirs et les plus tendres étaient ceux qui me plaisaient et me touchaient le plus. Dans le nombre, je trouvai les Mémoires d’un homme de qualité, que je relus dix fois pour le moins. Quant au clavecin, malgré ma passion effrénée pour la musique et d’assez grandes dispositions naturelles, j’y fis néanmoins fort peu de progrès, et je n’y réussis guère qu’à me dégourdir la main sur le clavier. La musique écrite ne voulait pas entrer dans ma tête ; j’avais de l’oreille et de la mémoire, voilà tout. J’attribuerais, en outre, cette invincible difficulté d’apprendre les notes de musique au choix malheureux de l’heure à laquelle je prenais leçon : c’était aussitôt après le dîner. Or, à toutes les époques de ma vie, il m’avait toujours été matériellement démontré qu’il m’était tout-à-fait impossible de me livrer pendant cette heure à une opération quelconque de l’intelligence, ou même d’appliquer simplement les yeux sur une carte ou sur tout autre objet. Ces notes de musique, avec leurs cinq lignes si régulièrement parallèles, dansaient devant mes paupières, et après une heure de leçon, je quittais le clavecin, n’y voyant plus ; me voilà malade et stupide pour tout le reste de la journée.

À leur tour, les leçons de danse et d’escrime ne me réussissaient guère mieux : l’escrime, parce que j’étais décidément trop faible pour me tenir constamment en garde et prendre toutes les attitudes convenables (d’ailleurs, c’était aussi après le dîner, souvent même en quittant le clavecin qu’il me fallait prendre l’épée) ; la danse, parce que je la haïssais naturellement, et que, pour comble de contrariété, j’avais un maître français, récemment arrivé de Paris, qui, par l’impertinente politesse de son air et la perpétuelle caricature de ses mouvemens et de ses discours quadruplait encore l’aversion innée que je témoignais pour cet art des marionnettes. La chose alla si loin, que, au bout de quelques mois, je renonçai complètement à la leçon, et jamais je n’ai su, que dirai-je ? danser la moitié d’un menuet. Il ne faut même encore que ce mot pour me faire rire et pour m’impatienter tout ensemble. C’est là le double effet que depuis n’ont jamais manqué de produire sur moi les Français, et toutes leurs affaires, qui ne sont, à vrai dire, qu’un menuet perpétuel et souvent mal dansé. J’attribue en grande partie à mon maître de danse la prévention défavorable et un peu exagérée peut-être qui m’est restée au fond du cœur contre la nation française, qui a bien aussi sans doute d’aimables et précieuses qualités. Mais les premières impressions qui prennent racine dans cet âge encore tendre ne s’effacent plus, et difficilement elles s’affaiblissent avec les années. La raison, plus tard, les combat ; mais c’est un combat qu’il faut recommencer chaque jour, pour juger sans passion, et encore il est rare que l’on y arrive.

Lorsque je recherche ainsi la trace de mes premières idées, j’y trouve encore deux causes qui, depuis l’enfance, m’ont rendu antifrançais : l’une, c’est qu’à l’époque où j’étais encore à Asti, dans la maison paternelle, et avant que ma mère ne se mariat en troisièmes noces, vint à passer dans cette ville la duchesse de Parme, Française de naissance, qui allait à Paris, ou qui en revenait. Cette voiture qu’elle occupait avec ses dames et avec ses femmes, tout empâtées de ce rouge, dont les Françaises étaient alors les seules à se servir, chose qui m’était toute nouvelle, frappa singulièrement mon imagination, et j’en parlai encore des années, me perdant à chercher quelle pouvait être l’intention ou l’effet d’une parure si bizarre, si ridicule, si ennemie de la nature. Car, enfin, lorsqu’une maladie, l’ivresse, ou toute autre cause, donne au visage humain cette rougeur étrange, on la dissimule autant qu’on le peut, de peur de s’attirer, en le laissant voir, la pitié ou la raillerie. Ces minois français me laissèrent un long et profond sentiment de dégoût et de répugnance pour les femmes de ce pays. Voici quelle fut l’autre source de dédain qui germait en moi : lorsque, long-temps après, j’étudiais la géographie, je voyais sur la carte qu’il y a une très-grande différence d’étendue et de population entre l’Angleterre ou la Prusse et la France, et néanmoins les nouvelles de la guerre venaient sans cesse m’apprendre que les Français s’étaient fait battre sur terre et sur mer. Ajoutons à cela ce que, dès l’enfance, on m’avait dit, que les Français avaient été plusieurs fois les maîtres d’Asti, et qu’en dernier lieu, ils y avaient été faits prisonniers au nombre de six ou sept mille et plus, se laissant prendre comme des lâches, sans opposer aucune résistance, après s’y être montrés, comme de coutume, arrogans et despotes, avant de s’en faire chasser. Ces diverses particularités, que je rassemblai sur le visage de mon maître de danse, dont j’ai déjà plus haut décrit les façons ridicules et l’encolure grotesque, firent naître à jamais dans mon cœur ce mélange d’aversion et de mépris pour cette nation fâcheuse[1]. Et certes, tout homme qui, dans l’âge mûr, se demanderait à lui-même les causes élémentaires de ses antipathies et de ses sympathies pour les individus, les corps collectifs, ou même les divers peuples, en retrouverait peut-être dans ses années, les plus tendres les premières et imperceptibles semences, et peut-être les retrouverait-il peu différentes de celles que j’accuse à mon égard, et tout aussi mesquines. Oh ! la mince chose que l’homme !



  1. Il était du devoir du traducteur de laisser à Alfieri toute la liberté de sa pensée. Cette exagération ridicule est un trait de plus dans le caractère de l’auteur, et nous ne prendrons pas la peine de la relever autrement. N. D. T.