Mémoires de Victor Alfieri, d’Asti/Seconde époque - Adolescence/Chapitre VII

Traduction par Antoine de Latour.
Charpentier, Libraire-éditeur (p. 67-75).


CHAPITRE VII.
modifier

Mort de mon oncle paternel. — Je deviens libre pour la première fois. — Mon entrée dans les premiers appartenions de l’Académie.



Après un séjour de dix mois à Cagliari, mon oncle y mourut. Il n’avait guère que soixante ans, mais sa santé n’était pas très-bonne ; et avant son départ pour la Sardaigne, il ne cessait de me dire que je ne le reverrais plus. Je n’avais pour lui qu’une affection fort tiède ; je ne le voyais que rarement, et il s’était toujours montré sévère et presque dur à mon égard, jamais injuste cependant. C’était un homme digne d’estime pour sa droiture et son courage, et il avait fait la guerre avec distinction. Doué d’un caractère très-ferme et très-net, il possédait toutes les qualités nécessaires pour bien commander. Il passait, en outre, pour avoir beaucoup d’esprit, esprit trop souvent étouffé sous une érudition sans méthode, sans mesure, sans discrétion, et qui ne faisait grâce ni à l’histoire ancienne ni à la moderne. Je m’affligeai donc médiocrement de cette mort qui le frappait loin de mes yeux, que tous ses amis avaient prévue, qui d’ailleurs me mettait en pleine possession de ma liberté, et des revenus déjà suffisans de mon patrimoine, auxquels venait se joindre l’héritage de cet oncle qui n’était pas peu de chose. Les lois du Piémont délivrent à quatorze ans le pupille de son tuteur, et lui assignent seulement un curateur, qui, lui laissant la libre disposition de ses revenus annuels, ne peut légalement lui interdire que l’aliénation des immeubles. Maître de ma fortune à quatorze ans, cette situation nouvelle me fit porter la tête haute, et me lança vivement dans les espaces imaginaire. En même temps, un ordre de mon tuteur venait de m’ôter cet André, à demi domestique et précepteur à demi. C’était juste, car il était devenu ivrogne, libertin, querelleur, fort mauvais sujet, en un mot ; l’oisiveté l’avait perdu et aussi l’absence de toute surveillance. Il en avait toujours assez mal usé avec moi, et lorsqu’il était ivre, c’est-à-dire quatre ou cinq jours par semaine, il allait jusqu’à me battre, et ne me traitait jamais que fort durement. Pendant les nombreuses maladies que je fis, il se contentait de me donner à manger, puis il s’en allait, et me laissait enfermé dans ma chambre, quelquefois depuis le dîner jusqu’à l’heure du souper ; ce qui, plus que tout le reste, contribuait à éloigner ma convalescence, et me plongeait plus avant dans cette horrible mélancolie qui était l’effet naturel de mon tempérament. Et cependant qui le croirait ? durant plusieurs semaines, la perte de cet André m’arracha des soupirs et des larmes, et, ne pouvant m’opposer à la volonté de mon curateur, qui avait bien ses raisons pour le congédier et l’ôter d’auprès de moi, je persistai du moins pendant plusieurs mois à l’aller voir tous les jeudis et tous les dimanches, parce qu’il lui était défendu de mettre le pied à l’Académie. Je me faisais conduire chez lui par le nouveau valet de chambre que l’on m’avait donné, homme épais, mais bon au demeurant, et d’un caractère fort doux. Je lui fournis même de l’argent pendant quelque temps, et lui donnai tout ce que j’avais, ce qui n’était pas beaucoup. Il finit cependant par trouver un autre maître, et le temps, d’autre part, m’ayant distrait de ma douleur sur le nouveau théâtre où me plaçait la mort de mon oncle, je n’y pensai plus. En essayant de m’en rendre compte à moi-même, ce que j’ai dû faire les années suivantes, j’ai trouvé le motif de cette affection déraisonnable pour un si triste sujet. Si je voulais me peindre en beau, je dirais qu’elle provenait sans doute chez moi d’une certaine générosité de caractère, mais telle n’était pas alors la raison véritable. Plus tard seulement, lorsque, à la lecture de Plutarque, je commençai à m’enflammer de l’amour de la gloire et de la vertu, j’appris à connaître, à sentir, à pratiquer selon mes forces l’art ineffable de rendre le bien pour le mal.

Mon affection pour cet André qui m’avait tant fait souffrir, était chez moi un mélange de l’habitude contractée depuis sept ans de le voir toujours à mes côtés, et de la justice que je rendais à quelques bonnes qualités dont il était doué ; sa facilité à comprendre, son adresse et sa merveilleuse promptitude à exécuter, les longues histoires et les nouvelles qu’il avait sans cesse à me raconter, pleines d’esprit, de passion et d’images, toutes choses au moyen desquelles, une fois passée la colère que m’inspiraient ses rudesses et ses vexations, il était toujours sûr de faire sa paix avec moi. Toutefois j’ai peine à comprendre qu’avec mon horreur naturelle pour la contrainte et les mauvais traitemens, j’aie pu m’accoutumer au joug de cet homme. Plus tard, cette réflexion m’a rendu indulgent envers ceux des princes qui, sans être absolument des imbéciles, n’ont jamais su échapper à l’ascendant qu’ils avaient laissé prendre sur leur jeunesse, âge funeste, où les impressions que l’on reçoit jettent de si profondes racines !

Le premier fruit que je recueillis de la mort de mon oncle fut de pouvoir aller au manège. C’était là ce que je désirais le plus ardemment au monde, et jusque alors on me l’avait toujours refusé. Le prieur de l’Académie, informé du furieux désir que j’avais d’apprendre à monter à cheval, résolut d’en tirer parti pour mon bien. Il me promit, pour récompense de mon travail, un maître d’équitation, lorsque je me serais décidé à prendre à l’université le premier degré de l’échelle doctorale, appelé la maîtrise. Il fallait pour cela subir tant bien que mal un examen public sur l’enseignement de ces deux années de logique, de physique et de géométrie. Je m’y résolus sur-le-champ, et, cherchant un répétiteur particulier qui me remît au moins dans la mémoire les définitions de ces sciences mal apprises, en quinze ou vingt jours, j’arrivai à coudre ensemble à la diable une douzaine de périodes latines, ce qu’il en fallait pour répondre au petit nombre de questions que devaient m’adresser les examinateurs. Je devins donc, je ne sais comment, en moins d’un mois, maître ès art matriculé, et partant j’enfourchai pour la première fois l’échine d’un cheval, un autre art dans lequel je passai maître tout de bon, quelques années après. Mais alors j’étais petit de taille, très-frêle d’ailleurs, et sans vigueur dans les genoux, où s’appuie cependant tout le savoir du cavalier. Avec tout cela, l’énergie de la volonté et l’ardeur de la passion me tenaient lieu de force, et en peu de temps je fis des progrès honnêtes, surtout dans l’art d’unir pour une direction commune la main et l’intelligence, et de saisir ou de deviner les mouvemens et l’allure de la bête. Ce noble et charmant exercice me rendit bientôt la santé, développa ma taille, et me doua d’une sorte de vigueur qui croissait à vue d’œil : j’entrais, on peut le dire, dans une nouvelle existence.

Mon oncle enterré, mon tuteur troqué contre un curateur, délivré du joug d’André, maître es art et me sentant un destrier entre les jambes, il fallait voir comme j’allais de jour en jour, dressant plus haut ma jeune crête. Je commençai par déclarer nettement au prieur et à mon curateur que cette étude des lois m’ennuyait, que j’y perdais mon temps, en un mot, que je voulais en rester là. Mon curateur en ayant alors conféré avec le gouverneur de l’Académie, ils décidèrent que je passerais dans le premier appartement, où l’éducation était beaucoup plus libre : j’en ai parlé plus haut.

J’y fis mon entrée le 8 mai 1763. Pendant le cours de cet été, je m’y trouvai presque seul ; mais l’automne y ramena une foule d’étrangers de tout pays, à l’exception de la France : les Anglais y formaient la majorité. Une table excellente, magnifiquement servie, une grande dissipation, fort peu d’étude, beaucoup de sommeil, sans cesse à cheval, et chaque jour moins de contrariété dans mes allures ; il n’en fallait pas davantage pour rétablir ma santé, et doubler mon audace et ma vivacité naturelles. Mes cheveux avaient repoussé, et jetant ma perruque, je m’habillai à ma guise. Je dépensais follement en habits, pour me consoler des vêtemens noirs dont l’inflexible règlement de l’Académie m’avait affublé pendant les cinq ans que j’avais passés dans le troisième et dans le second appartement. Mon curateur se récriait fort : ces habits, à l’entendre, étaient trop riches, et j’en changeais trop souvent ; mais le tailleur, qui me savait en état de payer, me faisait crédit volontiers, et s’habillait, je crois, lui-même à mes dépens. Libre, et venant d’hériter, je trouvai bientôt des amis, des compagnons pour tout ce qu’il me plaisait d’entreprendre, des flatteurs, en un mot, tout ce qui arrive avec l’argent, et s’en retourne fidèlement avec lui. Dans la fièvre et la nouveauté de ce tourbillon, avec mes quatorze ans et demi, je n’étais cependant ni aussi vaurien ni aussi fou que l’on pouvait et que peut-être on aurait dû s’y attendre. De temps à autre, je me sentais intérieurement rappelé vers l’étude, et je me surprenais un peu d’impatience et quelque honte de mon ignorance, sur laquelle je ne m’abusais moi-même aucunement, comme aussi je ne cherchais pas le moins du monde à faire illusion aux autres. Mais étranger à toutes les bases d’une instruction solide, manquant d’ailleurs d’une direction quelconque, et ne possédant à fond aucune langue, je ne savais à quelle étude me vouer, et par où commencer la lecture de beaucoup de romans français (les Italiens n’en ont pas qu’on puisse lire) ; j’avais des occasions continuelles de m’entretenir avec des étrangers, aucune, en revanche, de parler ou d’entendre parler italien : tout cela avait insensiblement chassé de mon cerveau ce peu de toscan (quel toscan !) que j’étais parvenu à y faire entrer durant mes deux ou trois années d’études asinesques et bouffonnes en humanités et en rhétorique. Le français s’emparait si bien de tout le vide qui se faisait dans ma tête, que, par un bel accès de zèle de deux ou trois mois, pendant cette première année que je passai dans le premier appartement, je m’enfonçai dans les trente-six volumes de l’histoire ecclésiastique de Fleury, et les lus presque tous avec acharnement. J’en fis même en français des extraits que je poussai jusqu’au dix-huitième livre, travail absurde, fastidieux et ridicule, que je poursuivis néanmoins avec beaucoup de persévérance et même avec un certain charme, mais, à coup sûr, sans aucun fruit. Ce fut cette lecture qui commença à me désenchanter des prêtres et de leur esprit ; mais bientôt je laissai là Fleury, et n’y songeai plus. Ces extraits, que je n’ai jetés au feu que dans ces dernières années, m’ont fait beaucoup rire, quand j’ai voulu y jeter un coup d'œil, environ vingt ans après les avoir écrits. De l’histoire ecclésiastique, je me replongeai dans les romans ; souvent je relisais les mêmes, entre autres les Mille et Une Nuits.

Chemin faisant, je me liai avec quelques petits jeunes gens de la ville qui avaient encore leur précepteur. On se voyait tous les jours, et on faisait de grandes cavalcades sur de mauvais chevaux de louage, véritable folie à se casser le cou mille fois pour une ; comme était celle encore de courir de l’ermitage des Camaldules jusqu’à Turin sur un très-méchant pavé et par une pente très-raide ; ce que plus tard je n’aurais voulu recommencer à aucun prix, même avec les chevaux les plus sûrs. Une autre fois, nous nous lancions à travers les bois qui sont entre le Pô et la Doire, après mon valet de chambre. Nous étions, nous, les chasseurs, et le pauvre homme sur son bidet faisait le cerf. Ou bien encore c’était la bride de son cheval qu’on lâchait, puis on le poursuivait à grands cris en faisant claquer les fouets ; on imitait le bruit du cor avec la bouche ; on sautait d’immenses fossés, au beau milieu desquels on se roulait souvent ; souvent encore on passait à gué la Doire, à l’endroit où elle se jette dans le Pô ; en un mot, nous en fîmes tant de ces sottises et d’autres du même genre, que personne ne voulait plus nous louer de chevaux à tel prix que ce fût. Mais ces mêmes excès développaient grandement mes forces, et me donnaient de la hardiesse. Ils préparaient par degrés mon ame à mériter, à supporter, et peut-être à bien gouverner avec le temps cette liberté physique et morale qui venait de m’être rendue.