Mémoires de Victor Alfieri, d’Asti/Seconde époque - Adolescence


Traduction par Antoine de Latour.
Charpentier, Libraire-éditeur (p. 33-86).





SECONDE ÉPOQUE



ADOLESCENCE.
Elle embrasse huit années de prétendue éducation.





CHAPITRE PREMIER.

Départ de la maison maternelle, et entrée à l’Académie de Turin. — Description de l’Académie.


Me voilà donc courant la poste, et grand train. Je le devais à ce que, au moment de payer, j’avais, par mes prières, arraché de mon Mentor un bon pourboire en faveur du premier postillon ; ce qui m’avait tout d’abord gagné le cœur du second. Aussi ce dernier allait comme la foudre, m’envoyant, par intervalle, un regard et un sourire qui me demandaient pour lui-même ce que j’avais obtenu pour l’autre. Mon guide, vieux d’ailleurs et replet, s’étant épuisé pendant la première poste à me raconter de sottes histoires pour me consoler, dormait alors profondément, et ronflait comme un bœuf. Cette rapide allure de la calèche me donnait un plaisir dont je n’avais jamais éprouvé l’égal. Dans le carrosse de ma mère, où d’ailleurs je n’avais pris place que bien rarement, on allait un si petit trot, que c’était pour en mourir. Et puis, dans une voiture fermée, jouiton des chevaux ? Tout au contraire, dans notre calèche italienne, on se trouve, pour ainsi dire, sur la croupe des chevaux, sans compter que l’on jouit admirablement de la vue du pays. Ce fut ainsi que de poste en poste, le cœur toujours plein de la vive émotion de la course et de la nouveauté des objets, j’arrivai enfin à Turin, vers une heure ou deux de l’après-midi. La journée était superbe, et l’entrée de cette ville par la Porte-Neuve et la place Saint-Charles, jusqu’à l’Annonciation, près de laquelle demeurait mon oncle, m’avait ravi et jeté comme hors de moi : tout cet espace est véritablement grandiose et merveilleux à voir.

La soirée ne fut point aussi gaie. Quand je me vis dans un nouveau logis, entouré de visages inconnus, loin de ma mère, loin de mon précepteur, face à face avec un oncle qu’à peine j’avais entrevu une fois, et qui n’avait pas, il s’en fallait, l’air affectueux et caressant de ma mère, tout cela me fit retomber dans la tristesse et dans les larmes, et réveilla plus vivement en moi le regret de toutes les choses que j’avais quittées la veille. Cependant, au bout de quelques jours, ayant fini par me faire à toutes ces nouveautés, je repris mon enjouement et ma vivacité, et j’en montrai même beaucoup plus que je n’avais fait jusque là. Ma pétulance alla même si loin, que mon oncle s’en formalisa ; et voyant qu’il avait affaire à un lutin qui jetait le trouble dans sa maison, que d’ailleurs, n’ayant point de maître qui me fit travailler, je perdais tout mon temps, il n’attendit pas le mois d’octobre, comme on en était convenu, pour me mettre à l’Académie, et m’y confina dès le 1er août 1758.

A l’âge de neuf ans et demi, je me trouvai donc tout à la fois transplanté au milieu de gens inconnus, loin de mes parens, isolé, et, pour ainsi dire, abandonné à moi-même. Car cette espèce d’éducation publique (si toutefois cela peut s’appeler une éducation) n’agissait que sous le rapport des études, et encore Dieu sait comme, sur l’ame des jeunes gens. Jamais une maxime de morale, et comment il fallait se conduire dans la vie, personne ne nous l’enseignait. Et qui nous l’eût appris, lorsque les instituteurs eux-mêmes ne connaissaient le monde ni par la théorie ni par la pratique ?

Cette Académie était un édifice magnifique, divisé en quatre corps de logis : au milieu, une immense cour. Deux côtés étaient occupés par les élèves, les deux autres par le théâtre royal et par les archives du roi. Précisément en face de ces archives, était le côté que nous occupions, nous, les élèves du troisième et du second appartement ; vis-à-vis du théâtre, habitaient ceux du premier, dont je parlerai en son temps.

La galerie supérieure de notre côté se nommait le troisième appartement : elle était destinée aux plus jeunes et aux classes inférieures. La galerie du premier étage, appelée second appartement, était réservée aux adultes, dont une moitié ou un tiers allaient à l’Université, autre édifice très-voisin de l’Académie ; les autres suivaient dans l’intérieur un cours d’études militaires. Chaque galerie contenait au moins quatre chambrées de onze jeunes gens chacune, sous la surveillance d’une espèce de prêtre qu’on appelait l’assistant. C’était d’ordinaire quelque paysan affublé d’une soutane, qui ne recevait aucun salaire : on lui donnait la table et le logement, et avec cela il s’arrangeait, de son côté, pour étudier à l’Université la théologie ou les lois. Quand ce n’étaient pas des étudians, c’étaient de vieux prêtres, les plus ignorans et les plus grossiers des hommes. Un tiers au moins du côté réservé au premier appartement était occupé par les Pages du roi, au nombre de vingt ou vingt-cinq, entièrement séparés de nous, à l’angle opposé de la grande cour, et touchant aux archives dont j’ai parlé.

Nous étions, on le voit, de jeunes étudians fort mal placés. Un théâtre, où il ne nous était permis d’entrer que cinq ou six fois au plus durant tout le carnaval ; des Pages, que leur service à la cour, les chasses, les promenades à cheval, nous semblaient faire jouir d’une vie bien plus libre et plus variée que la nôtre ; des étrangers enfin, qui occupaient le premier appartement, presque à l’exclusion de nos compatriotes, car c’était un amas de tous les gens du nord : beaucoup d’Anglais, surtout des Russes, des Allemands, et des Italiens des autres états. Ce côté de l’Académie était plutôt un hôtel garni qu’un institut. Ceux qui l’habitaient n’étaient assujettis à d’autre règle qu’à rentrer le soir avant minuit ; du reste, ils allaient à la cour et aux théâtres, dans les bonnes ou mauvaises sociétés, suivant leur bon plaisir. Pour mettre le
comble à notre supplice, à nous autres, pauvres petits martyrs du second et du troisième appartement, les lieux étaient distribués de telle sorte, que, pour aller à la messe dans notre chapelle, et aux salles de danse ou d’escrime, il nous fallait passer chaque jour par les galeries du premier appartement, et avoir continuellement sous les yeux le spectacle insultant de leur liberté déréglée. Triste comparaison à faire avec l’austérité de notre régime, que, chemin faisant, nous nommions la galère. Celui qui disposa les classes de la sorte était un sot qui ne comprenait rien au cœur de l’homme, puisqu’il ne savait pas la déplorable influence que devait exercer sur ces jeunes esprits la vue continuelle de tant de fruits défendus.






CHAPITRE II.

Premières études. — Études pédantesques et mal faites.



Me voilà donc établi dans le troisième appartement, et dans la chambre dite du Milieu, confié à la garde de ce même André, mon domestique, qui, de la sorte, se voyant mon maître, sans avoir ma mère ou mon oncle, ou tout autre de mes parens pour le contenir, devint un diable déchaîné. Ce homme me tyrannisait à son gré pour toutes les choses de sa compétence. C’était ensuite le tour de l’assistant à me traiter de la même façon, moi comme tous les autres, pour ce qui concernait l’étude et la conduite journalière. Le jour qui suivit mon entrée à l’Académie, les professeurs voulurent m’examiner pour voir ce que je savais, et je passai, à leurs yeux, pour un bon quatrième, en état de pouvoir aisément entrer en troisième, après trois mois d’une application soutenue. En effet, je me mis à l’œuvre de fort bonne grâce, et connaissant alors, pour la première fois, tout le prix de l’émulation, je tins tête à plusieurs de mes compagnons plus âgés que moi, et, après un nouvel examen passé en novembre, je fus reçu en troisième. Le professeur de cette classe était un certain don Degiovanni, un prêtre qui était peut-être moins savant encore que mon bon Ivaldi, et qui me suivait, en outre, avec bien moins d’attention et de sollicitude affectueuse, ayant à se partager de son mieux, et le faisant fort mal, entre ses quinze ou seize élèves ; car il en avait tout autant.

Je me traînai de la sorte sur les bancs de cette misérable école, âne parmi des ânes et sous un âne, et j’y expliquai Cornélius Népos, quelques églogues de Virgile, et autres choses semblables. On y faisait aussi des thèmes niais et absurdes. Dans tout autre collège dont les études auraient été bien dirigées, cette classe n’eût été au plus qu’une fort mauvaise quatrième. Je n’étais jamais le dernier de mes camarades ; l’émulation m’éperonnait tant que je n’avais pas vaincu ou égalé celui qui passait pour le premier. Mais ensuite parvenu moimême au premier rang, je me refroidissais aussitôt, et retombais dans la mollesse. J’étais peut-être excusable ; car rien n’égalait l’ennui et l’insipidité de ces études. Nous traduisions les Vies de Cornélius Népos ; mais aucun de, nous, et peut-être pas même le maître, ne savait ce qu’avaient été ces hommes dont on nous faisait traduire la vie, où était leur pays, dans quels temps, sous quels gouvernemens ils avaient vécu, ni enfin ce que c’était qu’un gouvernement quelconque. Toutes les idées étaient étroites, fausses ou confuses. Aucun but dans le maître qui enseignait : aucun attrait, aucun plaisir dans l’écolier qui apprenait. C’étaient en somme de honteuses écoles de fainéantise, personne n’y veillant, ou ceux qui le faisaient n’y comprenant rien. Et voilà comment on livre la jeunesse, sans remède pour l’avenir.

Après avoir passé presque toute l’année à étudier de la sorte, vers novembre, je fus admis dans les humanités. Le maître qui nous les enseignait, don Amatis, était un prêtre qui, avec beaucoup d’esprit et de sagacité, avait passablement de science. Sous lui, je fis de grands progrès, et, autant que le permettait un système d’études aussi mal conçu, je devins d’une assez belle force en latin. Mon émulation s’augmenta par la rencontre d’un jeune homme qui me disputa la première place en thème, et qui parfois l’obtenait sur moi. Mais il me surpassait toujours dans les exercices de mémoire ; il récitait d’un trait, et sans se tromper d’une syllabe, jusqu’à six cents vers des Géorgiques de Virgile, tandis que j’avais beaucoup de mal quand je pouvais arriver à quatre cents, ce qui me faisait grand’peine. Autant que je puis me rappeler aujourd’hui quels étaient alors les mouvemens de mon ame dans ces batailles d’enfant, il me semble que je n’avais pas un trop méchant caractère. Il est bien vrai qu’en me voyant battu par ces deux cents vers de surplus, je me sentais étouffer par la colère, et que souvent il m’arrivait de fondre en larmes, quelquefois même de m’emporter en injures furieuses contre mon rival ; mais soit qu’il valût mieux que moi, ou que moi-même je m’apaisasse, je ne sais comment, quoique nos forces fussent à peu près égales, nous ne nous querellions presque jamais, et, en somme, il y avait presque de l’amitié entre nous. Je crois que ma furibonde ambition d’enfant se trouvait satisfaite et consolée de cette infériorité de mémoire par le prix de thème qui me revenait presque toujours. Ajoutez que je ne pouvais haïr ce jeune homme, parce qu’il était d’une beauté rare, et, sans que ma pensée allât plus loin, je me suis toujours senti une vive inclination pour la beauté, dans les animaux, dans les hommes, en toute chose ; à telles enseignes que la beauté dans mon esprit offusque un temps la raison, et souvent me déguise la vérité.

Pendant toute cette année des humanités, mes mœurs se conservèrent encore innocentes et parfaitement pures. La nature seule venait parfois, d’elle-même et à mon insu, y jeter quelque trouble.

Cette année-là, il me tomba entre les mains, et je ne puis me souvenir comment, un Arioste, toutes ses œuvres en quatre petits volumes. Ce qu’il y a de sûr, c’est que je ne l’achetai pas, n’ayant pas d’argent ; je ne le volai pas, me souvenant trop bien des choses que j’ai pu dérober. J’ai dans l’idée que je l’acquis volume par volume d’un de mes camarades, à qui je cédai en échange la moitié de poulet que l’on nous donnait à chacun le dimanche. Mon premier Arioste m’aurait ainsi coûté une paire des poulets en quatre semaines. Mais tout cela, je ne puis positivement me le certifier à moi-même, et à mon grand regret, car je serais heureux de savoir si la première fois que j’approchai mes lèvres des sources de la poésie, ce fut aux dépens de mon estomac, et en jeûnant du meilleur morceau qui fût servi sur notre table. Ce ne fut pas le seul marché que je fis, car cette bienheureuse moitié du poulet dominical, je me rappelle à merveille que je suis resté des six mois entiers sans la manger : je l’avais engagée en échange des histoires que nous racontait un certain Liguana, qui, grand mangeur de sa nature, aiguisait son esprit pour s’arrondir la panse, et n’admettait à l’entendre raconter que sur tribut de victuailles. Mais, de quelque manière que le livre fût tombé dans mes mains, j’eus un Arioste. Je le lisais çà et là, au hasard, et sans comprendre la moitié de ce que je lisais. Qu’on juge par là de ce que devaient être les études que j’avais faites jusque là. Moi, le prince des humanistes, moi qui traduisais les Géorgiques en prose italienne, et c’est bien autre chose que l’Énéide, j’étais en peine de comprendre le plus facile de nos poètes. Je n’oublierai jamais que dans le chant d’Alcine, arrivé à ce merveilleux passage où le poète décrit la beauté de la fée, je me creusais l’esprit pour bien entendre ; mais, pour y parvenir, il me manquait trop de données en tout genre. Par exemple, les deux derniers vers de cette stance :


Le lierre presse moins étroitement, etc.


Jamais je ne pouvais en trouver le sens. Et alors je tenais conseil avec mon rival de classe, qui n’y voyait pas plus clair que moi, et tous deux nous nous perdions dans un océan de conjectures. Comment finirent cette lecture furtive et ce commentaire sur l’Arioste ? L’assistant ayant vu courir dans nos mains un méchant petit livre qui disparaissait à son approche, le confisqua, et, s’étant fait donner les autres volumes, remit le tout au sous-prieur ; et nous voilà, pauvres petits poètes, privés de tout guide poétique, les ailes rognées.





CHAPITRE III.

Les parens auxquels fut confiée mon adolescence à Turin.



Pendant ces deux premières années à l’Académie, je n’appris donc que fort peu de chose, et ma santé se trouva gravement compromise par le changement et l’insuffisance de la nourriture, le désordre dans le régime, le défaut de sommeil, le peu de soins, toutes choses contraires au système suivi pendant mes neuf premières années dans la maison de ma mère. Je ne grandissais aucunement, et je ne ressemblais pas mal à une petite bougie toute mince, toute pâle. Plusieurs maladies m’assaillirent l’une après l’autre ; l’une, entre autres, pour commencer, fit crevasser ma tête en plus de vingt endroits. Il en sortait une humeur visqueuse et fétide, précédée d’un si grand mal de tête, que mes tempes en devenaient toutes noires, et que la peau brûlée, pour ainsi dire, venant à s’écailler plusieurs fois, à diverses reprises, se renouvela entièrement sur les tempes et sur le front. Mon oncle paternel, le chevalier Pellegrino Alfieri, avait été nommé gouverneur de la ville de Coni, où il résidait au moins huit mois de l’année. Il ne me restait donc à Turin d’autres parens que ceux de ma mère, la famille Tournon, et un cousin de mon père, mon demi-oncle, le comte Bénédict Alfieri. Ce dernier était premier architecte du roi, et il habitait une maison contiguë à ce même Théâtre-Royal qu’il avait conçu et fait exécuter avec tant d’art et d’élégance. J’allais quelquefois dîner chez lui, ou lui faire de simples visites, selon le bon plaisir de cet André, qui me gouvernait despotiquement et qui avait toujours à m’alléguer des ordres ou des lettres de mon oncle de Coni.

Ce comte Bénédict était vraiment un digne homme, et d’un cœur excellent ; il m’aimait et me caressait beaucoup. Il avait le fanatisme de son art : très-simple de caractère, et à peu près étranger à tout ce qui n’avait point rapport aux beaux-arts. Parmi beaucoup d’autres preuves que je pourrais donner de sa passion démesurée pour l’architecture, il me parlait fort souvent et avec enthousiasme, à moi petit garçon, qui ne comprenais absolument rien aux arts, du divin Michel-Ange Buonarotti, qu’il ne nommait jamais sans incliner la tête, ou sans ôter son bonnet, avec un respect et une humilité qui ne sortiront jamais de ma mémoire. Il avait passé à Rome une grande partie de sa vie ; il était plein du beau antique ; ce qui ne l’empêcha pas dans la suite de déroger parfois au bon goût pour se conformer aux modernes. Je n’en veux d’autre témoignage que sa bizarre église de Carignan, en manière d’éventail. Mais ces petites taches, ne les a-t-il pas amplement effacées par le théâtre dont j’ai parlé plus haut, la voûte savante et hardie qui surmonte le manège du roi, la grande salle des Stupinigi, la solide et majestueuse façade du temple de Saint-Pierre à Genève ? Il ne manquait peut-être à ce génie architectonique qu’une bourse mieux remplie que n’était celle du roi de Sardaigne. Ce qui le prouve, c’est le grand nombre de dessins magnifiques qu’il a laissés en mourant, et sur lesquels le roi mit la main. Il y avait là beaucoup de projets, et les plus variés, pour les embellissemens à faire dans Turin, et, entre autres, pour la reconstruction de l’abominable muraille qui sépare la place du château de celle du palais royal, muraille qu’on a nommée, je ne sais pourquoi, le Pavillon.

Je m’étends ici avec complaisance sur la mémoire de ce bon oncle, qui avait bien son mérite, et aujourd’hui seulement j’en connais tout le prix. Lorsque j’étais à l’Académie, quoiqu’il eût pour moi beaucoup de tendresse, je le trouvais, à tout prendre, plus ennuyeux que divertissant ; et voyez, je vous prie, ce travers de jugement et la force des fausses maximes ! ce qui chez lui m’offusquait davantage, c’était son bienheureux parler toscan, que depuis son séjour à Rome jamais il n’avait voulu quitter, quoique, à Turin, ville amphibie, la langue italienne fût véritablement un idiome de contrebande. Telle est cependant la puissance du beau et du vrai, que les mêmes gens qui, dans le principe, au retour de mon oncle, se moquaient des habitudes de son langage, finissaient par s’apercevoir que lui seul en réalité parlait une langue, pendant qu’ils ne faisaient eux, que balbutier un jargon barbare. Chaque fois qu’ils s’entretenaient avec lui, ils essayaient aussi de bégayer leur toscan, surtout cette foule de seigneurs qui voulaient quelque peu raccommoder leurs maisons et leur donner un air de palais : travaux futiles, dans lesquels cet excellent homme perdait la moitié de son temps sans intérêt, par pure amitié, et pour complaire aux autres, je le lui ai bien souvent entendu dire, se faisant déplaisir à lui-même et à l’art. Que de gens à Turin, et des plus considérables, dont les maisons par lui embellies ou augmentées de vestibules, d’escaliers, de portes cochères, et de mille ressources intérieures, resteront comme un monument de sa facile bonté à servir ses amis ou ceux qui se donnaient pour l’être !

Mon excellent oncle avait fait le voyage de Naples de compagnie avec mon père, son cousin, deux ans peut-être avant que ce dernier n’épousât ma mère; et c’est par lui que j’ai su beaucoup de choses relatives à mon père. Il me dit, entre autres, que, lorsqu’ils allèrent ensemble au Vésuve, mon père avait voulu à toute force se faire descendre jusqu’à la croûte du cratère intérieur, quoiqu’elle fût à une grande profondeur, ce qui se pratiquait alors au moyen de câbles que manœuvraient des gens placés au sommet et à l’extérieur du gouffre. Environ vingt ans après, lorsque j’y allai pour la première fois, je trouvai toutes choses changées et la descente impossible. Mais il est temps que je retourne à mes moutons.





CHAPITRE IV.

Continuation de ces prétendues études.



1760. Aucun de mes parens ne s’occupant donc autrement de moi, j’allais perdant ainsi mes plus belles années à ne rien apprendre, ou presque rien. De jour en jour ma santé s’altérait : toujours malingre et toujours ayant quelque plaie là ou là sur le corps, j’étais devenu le jouet continuel de mes camarades, qui me donnaient le gracieux surnom de charrogne ; les plus spirituels et les plus humains y joignaient encore l’épithète de pourrie. Cet état de santé me causait d’affreuses mélancolies, et l’amour de la solitude s’enracinait en moi chaque jour davantage. Avec tout cela, en 1760, je passai en rhétorique. Ces indispositions multipliées me laissaient encore de loin en loin quelques petits loisirs pour l’étude, et il ne fallait pas grand effort pour mener à fin de pareilles classes. Mais le professeur de rhétorique n’ayant pas le talent de son confrère des humanités, quoiqu’il nous expliquât l’Énéide, et nous fit faire des vers latins, il me parut que, pour mon compte, je reculais au lieu d’avancer dans l’intelligence de la langue latine ; et puisque enfin je n’étais pas le dernier, j’en conclus qu’il en était des autres comme de moi. Pendant cette année de prétendue rhétorique, je me donnai la joie de reconquérir mon petit Arioste. Je le dérobai, volume par volume, au sous-prieur, qui l’avait greffé sur ses propres livres dans sa bibliothèque, où je les voyais exposés. Je trouvai l’occasion de les reprendre en allant dans sa chambre avec quelques autres privilégiés pour voir jouer au ballon de ses fenêtres. Car de cette chambre, située en face du batteur, on voyait beaucoup mieux le jeu que de nos galeries, qui étaient de côté. J’avais soin de rapprocher avec art les volumes voisins à mesure que j’en enlevais un, et ainsi j’eus le bonheur de rattrapper, en quatre jours consécutifs, mes quatre petits volumes. Ce fut pour moi une grande fête, mais je n’en parlai à qui que ce fût.

En repassant cette époque dans ma mémoire, j’y trouve qu’après avoir reconquis mon Arioste, je n’y songeai presque plus. Pour le laisser ainsi de côté, j’avais, je crois, deux raisons (sans compter ma santé, qui était bien la principale) : la difficulté de l’entendre, qui semblait avoir augmenté au lieu de diminuer (un rhétoricien !), et cette perpétuelle manie de l’Arioste d’interrompre sa narration, et de vous planter là au milieu de l’aventure avec un pied de nez. C’est encore maintenant ce qui me déplaît en lui ; artifice contraire à la vérité, et qui n’est bon qu’à détruire l’effet produit en commençant. Ne sachant où aller pour rattraper la suite du récit, je finissais par le laisser là. Le Tasse aurait bien mieux convenu à mon caractère, mais j’ignorais jusqu’à son nom. Il me tomba alors dans les mains, je ne sais plus comment, une Énéide d’Annibal Caro. Je la lus et relus plusieurs fois avec avidité, avec fureur, prenant parti de toute mon ame pour Turnus et pour Camille. Je m’en servais aussi furtivement pour traduire le thème que le professeur nous donnait, ce qui ne laissait pas encore de me retarder dans mon latin. Je ne connaissais alors aucun autre de nos poètes : j’en excepte toutefois quelques opéras de Métastase, le Caton, l’Artaxerce, l’Olympiade, et autres libretti qu’un Carnaval ou l’autre faisait tomber entre nos mains. Ces pièces avaient pour moi un grand charme ; seulement, lorsque l’ariette venait arrêter le développement de la passion, au moment même où elle commençait à me pénétrer, j’en éprouvais un déplaisir mortel, et plus d’ennui encore que des interruptions de l’Arioste. Je lus aussi alors quelques comédies de Goldoni, qui me divertirent beaucoup : celles-ci, c’était le maître qui me les prêtait. Mais cet instinct des choses dramatiques, dont le germe était peut-être en moi, fut promptement étouffé et s’éteignit faute d’alimens, d’encouragemens, enfin de tout ce qui pouvait le développer. En résumé, mon ignorance, celle de mes maîtres, et notre insouciance à tous, en toute chose, ne pouvaient aller plus loin.

Dans ces longs et fréquens intervalles où ma santé ne me permettait pas d’aller en classe avec les autres, un de mes camarades, mon aîné en âge, en force, et en ânerie plus encore, me chargeait de temps en temps de lui faire son devoir : c’était une version, une amplification ou des vers. Voici le bel argument qu’il employait pour m’y contraindre : « Si tu veux me faire mon devoir, je te donnerai ces deux balles. » Et il me les montrait, jolies, en beau drap, partagées en quatre couleurs, bien cousues, et merveilleusement rebondissantes. « Si tu ne veux pas le faire, je te donne deux taloches. » Et tout en parlant, il levait sa main formidable, et la tenait menaçante au-dessus de ma tête. Je prenais les deux balles et lui faisais son devoir. Au commencement, je le faisais avec conscience et de mon mieux, et le professeur s’étonnait un peu des progrès, inattendus de notre écolier, qui jusque là n’avait été qu’une franche taupe. Mais je lui gardais religieusement le secret, plutôt encore parce que, de ma nature, j’étais peu communicatif, que pour la peur que j’avais de ce Cyclope. Cependant, après lui avoir fait de la sorte bon nombre de devoirs, ayant d’ailleurs plus de balles qu’il ne m’en fallait, ennuyé de ce travail, et aussi un peu dépité de le voir se parer de mes plumes, je laissai insensiblement se gâter l’ouvrage, et je finis même par y glisser de ces solécismes comme potebam ou autres semblables, qui vous font siffler de vos camarades et fouetter par vos maîtres. Celui-ci donc se voyant bafoué publiquement, et revêtu par force de sa peau naturelle, celle de l’âne, n’osa trop ouvertement se venger de moi ; il ne me força plus à travailler pour lui, et demeura furieux, mais enchaîné par la honte dont j’aurais pu le couvrir en révélant son secret ; jamais pourtant je ne le fis. Mais comme je riais sous cape quand j’entendais raconter aux autres l’effet que le potebam avait produit en pleine classe ! Aucun ne me soupçonnait d’y avoir eu la moindre part. Ce qui me contenait encore dans les bornes de la discrétion, c’était l’image de cette main levée sur ma tête, toujours présente à mes yeux, toujours prête à me faire payer tant de balles prodiguées en pure perte, et pour ne s’attirer que des reproches. J’appris dès lors par là que c’est une peur réciproque qui gouverne le monde.

1761. Au milieu de ces puériles et insipides vicissitudes, souvent malade et toujours chétif, j’atteignis encore le terme de cette année de rhétorique, et après l’examen ordinaire, on me jugea de force à passer en philosophie. Ce cours de philosophie se faisait hors de l’Académie, à l’Université, qui était proche, et où l’on allait, deux fois le jour : le matin, classe de géométrie ; l’après-midi, classe de philosophie, ou de logique, comme on voudra. Me voilà donc philosophe, ayant à peine treize ans. J’étais d’autant plus fier de ce nom, que par là déjà je me voyais, pour ainsi dire, parmi les grands ; sans compter le charmant plaisir de mettre le pied dehors, deux fois par jour : ce qui souvent nous procurait l’occasion de faire, à la dérobée, dans les rues de la ville, de petites excursions, en feignant, pour sortir de classe, quelque besoin à satisfaire.

J’étais le plus petit de tous ces grands, parmi lesquels j’étais descendu dans la galerie du second appartement ; mais cette infériorité de taille, d’âge et de forces, était précisément ce qui animait mon courage et me poussait à me distinguer de la foule. A cet effet, dès le commencement, j’étudiai avec assez de zèle pour être admis aux répétitions que faisaient le soir à l’intérieur les maîtres de l’Académie. Je répondais aux questions tout comme les autres, et quelquefois même un peu mieux. Ce devait être purement chez moi le fruit d’une heureuse mémoire, et rien de plus ; car, à dire le vrai, je n’entendais absolument rien à cette philosophie pédantesque, insipide par elle-même, et de plus enveloppée dans un latin qu’il me fallait attaquer corps à corps et surmonter tant bien que mal, à coups de dictionnaire. Pour la géométrie, je suivis tout le cours, c’est-à-dire, qu’on m’expliqua les six premiers livres d’Euclide ; mais jamais je n’ai pu comprendre la quatrième proposition. Aujourd’hui encore je ne l’entends pas davantage, ayant toujours eu la tête parfaitement anti-géométrique. Cette classe de philosophie péripatéticienne, qui se faisait ensuite dans l’après-dîner, était une chose à dormir debout. Pendant la première demi-heure, on écrivait le cours sous la dictée du professeur, et pendant le reste du temps, que le professeur employait à expliquer son texte latin (Dieu sait quel latin), nous autres, enveloppés jusqu’aux oreilles dans nos grands manteaux, nous nous livrions aux savoureuses douceurs du sommeil ; et parmi tous ces philosophes on n’entendait d’autre son que la voix traînante du professeur, qui, lui-même, avait bonne envie de dormir, et ce bruit des dormeurs ronflant sur divers tons, qui haut, qui bas, qui entre deux. Cela faisait un admirable concert.

Outre l’irrésistible puissance de cette philosophie soporifique, ce qui ne contribuait pas peu à nous faire dormir, surtout nous autres de l’Académie, qui avions deux ou trois bancs séparés à la droite du professeur, c’est que, chaque matin, il nous fallait trop tôt interrompre notre sommeil et nous lever. C’était, quant à moi, la principale cause de toutes mes indispositions, l’estomac n’ayant point assez de temps pour la digestion du souper, qui s’opère pendant le sommeil. Les supérieurs, ayant fait plus tard cette remarque à mon sujet, finirent par me permettre, durant mon année de philosophie, de dormir jusqu’à sept heures, au lieu de cinq trois quarts, heure à laquelle il fallait se lever, ou plutôt être levé, pour descendre dans la chambrée où se disait la prière du matin, après quoi on se mettait au travail jusqu’à sept heures et demie.







CHAPITRE V.

Divers événemens sans intérêt. — Même sujet que le précédent.



1762. Pendant l’hiver de 1762, mon oncle, le gouverneur de Coni, revint à Turin pour quelques mois, et, me voyant si chétif, il m’obtint encore quelques petits privilèges relativement à la nourriture, que l’on me fît un peu meilleure, c’est-à-dire plus saine. Joignez à ce plaisir de sortir chaque jour, pour aller à l’université, quelque bon repas chez mon oncle les jours de congé, et ce petit sommeil périodique de trois quarts d’heure pendant la classe : tout cela contribua à me remplumer un tant soit peu, et je commençai alors à me développer et à grandir. Mon oncle, qui était notre tuteur, eut aussi la pensée de faire venir à Turin ma sœur Julia, la seule qui fût ma sœur de père et de mère, et de la placer au couvent de Sainte-Croix, après l’avoir ôtée du monastère de Saint-Anastase, à Asti, où elle était demeurée, plus de six ans, sous les auspices d’une de nos tantes, veuve du marquis Trotti, qui s’y était retirée. Ma pauvre Julietta grandissait donc de son côté dans ce monastère d’Asti, où l’on s’occupait de son éducation un peu moins encore que de la mienne, grâce, à l’empire absolu qu’elle avait pris sur la bonne tante qui ne pouvait en jouir en aucune manière, l’aimant beaucoup et la gâtant plus encore. La jeune fille approchait de la quinzaine, étant mon aînée de deux ans. Cet âge, chez nous, n’est pas muet d’ordinaire, et déjà il parle assez haut d’amour au cœur tendre et fragile des jeunes filles. Une petite amourette de ma sœur, comme il peut en exister au couvent, quoiqu’elle eût pour objet une personne qui pouvait très-convenablement l’épouser, déplut à mon oncle, et le détermina à faire venir Julia près de lui, pour la confier à une tante maternelle, religieuse à Sainte-Croix. La vue de cette sœur que j’avais tant aimée, comme je l’ai dit, et qui n’avait fait que croître en beauté, me causa une vive joie, et, me ranimant le cœur et l’esprit, contribua fort aussi à rétablir ma santé. Et cette compagnie de ma sœur, ou, pour mieux dire, la faculté de la voir de temps en temps, m’était d’autant plus chère, qu’il me semblait que je la soulageais un peu dans ses peines d’amour. Quoique séparée de son amant, elle s’obstinait à dire qu’elle ne voulait pas d’autre époux. J’obtenais d’André, mon geôlier, la permission d’aller lui rendre visite presque tous les jeudis et les dimanches : c’étaient nos deux jours de congé. Et souvent il m’arrivait de passer tout le temps de cette visite, qui durait une heure et davantage, à pleurer avec ma sœur à la grille du parloir. Ces pleurs me faisaient un grand bien, et chaque fois je m’en retournais plus léger de cœur, quoique triste encore. Moi, en ma qualité de philosophe, je donnais du courage à ma sœur, et l’exhortais à persister dans son choix ; elle ne pouvait manquer d’arracher enfin l’aveu de mon oncle, celui de tous qui opposait à ses désirs le plus de résistance. Mais le temps, qui agit si puissamment même sur les cœurs les plus fermes, ne tarda pas beaucoup à changer complètement celui d’une jeune fille, et l’éloignement, les obstacles, les distractions, et, plus que le reste, une éducation bien supérieure à celle qu’elle avait reçue de l’autre tante, guérirent ma sœur, et achevèrent de la consoler en quelques mois.

Pendant les vacances de l’année où je fis ma philosophie, j’allai pour la première fois au théâtre de Garignan, où se donnaient les opéras bouffons : faveur signalée que je dus à mon oncle l’architecte, qui voulut bien, cette nuit-là, me recevoir dans sa maison. Les heures de ce théâtre ne s’accordaient en aucune façon avec le règlement de l’Académie, qui voulait que chacun fût rentré au plus tard à minuit. On ne nous permettait d’ailleurs d’autre théâtre que celui du Roi, où nous allions en corps une fois la semaine, et seulement pendant le carnaval. L'Opéra que j’eus le bonheur d’entendre, par une charitable supercherie de mon Oncle, qui fit dire aux-supérieurs qu’il m’emmenait à la campagne pour vingt-quatre heures, avait pour titre : II Mercato di Marmontile  : il était chanté par les premiers bouffes d’Italie, le Carratoli, le Baglioni et ses filles, et la musique en avait été composée par l’un des maîtres les plus célèbres. L’éclat et la variété de cette divine musique firent sur moi une impression très-profonde, me laissant, pour ainsi dire, un sillon d’harmonie dans l’oreille et dans l’imagination, et émouvant en moi jusqu’à la fibre la plus secrète. Pendant plusieurs semaines, je demeurai plongé dans une mélancolie extraordinaire, mais qui n’avait rien que d’agréable. J’en rapportai une aversion profonde et un grand dégoût pour mes études accoutumées, et en même temps un étrange mouvement d’idées fantastiques, sous l’inspiration desquelles j’aurais pu écrire des vers si j’avais su comment m’y prendre, et développer des sentimens très-passionnés, si je n’avais été dans l’ignorance de moi-même, aussi bien que ceux qui prétendaient faire mon éducation. C’était la première fois que la musique produisait en moi un effet de ce genre, et l’impression en resta longtemps gravée dans ma mémoire, parce que jamais encore je n’en avait ressenti une aussi vive. Mais à mesure que je passe en revue mes souvenirs de carnaval, et le petit nombre d’opéra séria que j’avais pu entendre, que j’en compare les effets à ceux que j’éprouve encore, si, après avoir cessé de fréquenter le théâtre, j’y retourne au bout de quelque temps, je reconnais toujours qu’il n’y a pas pour agiter mon ame, mon cœur, mon intelligence, de puissance plus indomptable que la musique en général, et particulièrement les voix de femme et les contralti. Rien n’éveille en moi plus de sensations, et des sensations plus terribles et plus diverses. Presque toutes mes tragédies ont été conçues sous l’émotion immédiate de la musique, ou peu d’heures après. Ainsi s’écoula ma première année d’études à l’Université, et mon répétiteur ayant dit (je ne sais pourquoi ni comment) que j’avais fort bien employé l’année, je reçus de mon oncle de Coni la permission d’aller le retrouver dans cette ville, et d’y passer une quinzaine de jours, au mois d’août. C’était le second voyage que je faisais depuis que j’étais au monde ; et cette petite course de Turin à Coni, par cette féconde et riante plaine de notre beau Piémont, me réjouit fort et me réussit à merveille. Le grand air et le mouvement ont toujours été pour moi les premiers élémens de la vie. Mais le plaisir de ce voyage fut amèrement troublé par la nécessité de le faire avec de simples voituriers, et au pas ; moi, qui quatre ou cinq ans auparavant, sortant pour la première fois, avais si rapidement parcouru les cinq postes qui séparent Asti de Turin ! Il me semblait que c’était déchoir en grandissant, et je me regardais comme déshonoré par l’ignoble et froide lenteur de ce pas d’âne dont nous allions. Aussi, en entrant à Carignan, à Racconigi, à Savigliano, dans la plus mince bourgade, caché du mieux que je pouvais au fond de ma laide voiture, je fermais les yeux pour ne pas voir et n’être pas vu ; chacun allait sans doute reconnaître en moi cet enfant qui, autrefois, avait si fièrement couru la poste, et me railler aujourd’hui en me voyant condamné à cette humiliante lenteur. Ces mouvemens me venaient-ils d’une ame ardente et sublime, ou simplement vaine, glorieuse ? Je ne sais : que l’on en juge par les années suivantes ! Mais ce que je sais bien, c’est que si j’avais eu près de moi un homme versé dans la connaissance du cœur humain, il aurait pu dès lors faire de moi quelque chose, à l’aide de ce puissant mobile, l’amour de la louange et de la gloire.

Durant ma courte apparition à Coni, je fis un premier sonnet, que je ne dirai pas mien, parce que c’était un ragoût de vers, ou pris en entier, ou gâtés, ou rajustés ensemble, le tout emprunté à Métastase et à l’Arioste, les deux seuls poètes italiens dont j’eusse lu quelque chose. Mais je crois que mes vers n’avaient ni la rime ni le nombre de pieds voulus. J’avais bien fait des vers latins, hexamètres et pentamètres, mais jamais personne ne m’avait appris une seule règle de la versification italienne. Quelque peine que je me sois donnée depuis pour me rappeler au moins un ou deux de ces vers, je n’ai jamais pu y parvenir. Je sais seulement que ce sonnet était en l’honneur d’une dame que mon oncle courtisait, et qui ne me déplaisait pas. Le sonnet ne pouvait être que mauvais ; avec tout cela, il ne manqua pas d’être fort loué, d’abord par cette dame, qui n’y comprenait rien, et par d’autres juges de même force. Il ne tint pas à moi que déjà je ne me crusse poète ; mais mon oncle, qui était un rude homme de guerre, et qui, suffisamment versé dans la politique et l’histoire, n’entendait rien et ne voulait rien entendre à aucune espèce de poésie, se garda bien d’encourager ma muse naissante. Tout au contraire, il désapprouva le sonnet, et ses moqueries tarirent jusque dans sa source le mince filet de ma veine. Lorsque l’envie de poétiser me revint, j’avais déjà plus de vingt-cinq ans, et que de vers bons ou méchans moururent, ce jour-là, de la main de mon oncle, dans le berceau de mon pauvre sonnet premier-né !


1763. À cette sotte philosophie succéda, l’année suivante, l’étude de la physique et celle de là morale, distribuées de la même manière que les deux cours précédens : la physique le matin, et la morale pour faire la sieste. La physique me souriait assez ; mais, cette lutte perpétuelle avec la langue latine, mais mon ignorance complète de la géométrie, que je n’avais point encore étudiée, mettaient à mes progrès d’invincibles obstacles. Aussi l’avouerai-je à ma honte éternelle, et pour l’amour de la vérité, après avoir étudié la physique pendant une année entière sous le célèbre père Beccaria, il ne m’en est pas resté dans la tête une seule définition, et je ne sais rien, absolument rien de son cours d’électricité, ce cours si profond, qu’il a enrichi de tant de merveilleuses découvertes. Ici encore, comme toujours, il m’arriva ce qui déjà m’était advenu pour la géométrie, c’est que, grâce à la fidélité de ma mémoire, j’allais fort bien aux répétitions, et recueillais des répétiteurs plus de louange que de blâme. Aussi, dans l’hiver de 1763, mon oncle eut-il l’idée de me faire un petit cadeau, ce dont jamais encore il ne s’était avisé, et cela en récompense de mon application qu’on lui avait vantée. Ce présent, maître André me l’annonça trois mois à l’avance, et avec une emphase prophétique : il me dit qu’il savait de bonne source que je le recevrais si je continuais à me bien comporter, mais jamais il ne voulut me dire ce que ce pouvait être.

Cette espérance vague, que s’exagérait mon imagination, me renflamma de plus belle, et je me renforçai encore dans ma science de perroquet. Un jour enfin, le valet de chambre de mon oncle me montra le précieux cadeau qu’on me destinait : c’était une épée d’argent, travaillée avec beaucoup d’art. Sa vue me rendit fort désireux de la posséder, et je l’attendais tous les jours, croyant l’avoir bien méritée ; mais le présent n’arriva pas. On voulait, si j’ai bien entendu ou deviné dans la suite, que je priasse mon oncle de me la donner ; mais le même caractère qui, plusieurs années auparavant, dans la maison de ma mère, ne m’avait pas permis de dire à mon aïeule ce que j’eusse désiré, quoiqu’elle m’en pressât vivement, vint ici encore me couper la parole. Il n’y avait pas de risque que je m’avisasse de demander cette épée à mon oncle : aussi ne l’eus-je point.



CHAPITRE VI.

Faiblesse de ma complexion. — Maladies continuelles. — Incapacité pour tout exercice, surtout pour la danse. — Pourquoi.


C’est de cette manière que je passai encore mon année de physique. Pendant l’été, mon oncle, ayant été nommé vice-roi de Sardaigne, fit ses dispositions pour s’y rendre. Il partit au mois de septembre, après m’avoir recommandé au peu de parens que je pouvais encore avoir à Turin du côté de mon père ou de ma mère. Quant à mes intérêts pécuniaires, il renonça à la tutelle, ou du moins il en partagea les soins avec un cavalier de ses amis. Je me trouvai tout-à-coup alors un peu plus de liberté pour la dépense, et j’eus pour la première fois une petite pension mensuelle, fixée par mon nouveau tuteur. Mon oncle n’y avait jamais voulu consentir : refus, à mon sens, fort déraisonnable, et je le trouve ainsi aujourd’hui comme alors. L’obstacle venait peut-être d’André, qui, dépensant pour moi, et peut-être aussi pour lui-même, trouvait plus commode de présenter des mémoires, et de me retenir ainsi plus étroitement dans sa dépendance. A la fin de 1762, j’avais passé à l’étude du droit civil et du droit canonique, cours qui, en quatre années, conduit l’étudiant au faîte de la gloire et le couronne du laurier de l’avocat. Mais au bout de quelques semaines de droit, je retombai dans la maladie que j’avais eue deux ans auparavant, et qui m’avait enlevé toute la peau du crâne. Le mal fut plus grave que la première fois, tant ma pauvre tête était peu faite pour devenir un arsenal de définitions, de digestes et autres merveilles de l’un et l’autre Gius (droit). Je ne saurais mieux peindre l’état physique de ma tête à l’extérieur, qu’en la comparant à la terre lorsque, brûlée par le soleil, elle s’entrouvre en tous sens, dans l’attente de la bienfaisante pluie qui doit refermer ses blessures. Mais il sortait de mes plaies une telle quantité d’humeur visqueuse, qu’il fallut bien cette fois abandonner mes cheveux à l’odieux outrage des ciseaux, et au bout d’un mois je sortis de cette hideuse maladie, tondu et affublé d’une perruque. Cet accident fut un des plus douloureux que j’aie éprouvés dans ma vie, tant pour la perte de mes cheveux que pour cette maudite perruque, qui devint aussitôt la risée de tous mes camarades espiègles et pétulans. D’abord, je voulus prendre ouvertement sa défense ; mais voyant que je ne pouvais à aucun prix la sauver du torrent déchaîné qui l’assaillait de toutes parts, et, que je courais le risque de me perdre moi-même avec elle, je passai tout-à-coup dans le camp ennemi, et, prenant le parti le plus leste, j’arrachai mon infortunée perruque avant qu’on ne m’en fît l’affront, et je la jetai en l’air, comme une balle, la livrant le premier à toutes les infamies de la terre. Qu’en arriva-t-il ? C’est qu’au bout de quelques jours l’émotion populaire s’était si bien refroidie, que je pouvais passer pour la perruque la moins persécutée, je dirais volontiers la plus respectée des deux ou trois que nous étions dans la même galerie. J’appris alors qu’il faut toujours paraître donner spontanément ce qu’on ne saurait s’empêcher de perdre.

Dans le cours de cette même année, on m’avait encore donné d’autres maîtres, un pour le clavecin, un autre pour la géographie. Je pris goût à la sphère et aux cartes, qui m’amusaient, et me tirai assez bien de la géographie, y mêlant quelque peu d’histoire, surtout d’histoire ancienne. Le maître , qui me l’enseignait en français, étant de la vallée d’Aoste, me prêtait encore quelques livres français, que je commençais aussi un peu à comprendre, entre autres Gil Blas, qui vraiment me ravit : c’était le premier livre que je lisais de suite et d’un bout à l’autre depuis l’Énéide de Caro, et il me divertit beaucoup plus. Depuis lors je tombai dans les romans, et j’en lus un grand nombre, tels que Cassandre, Almachilde, etc. Les plus noirs et les plus tendres étaient ceux qui me plaisaient et me touchaient le plus. Dans le nombre, je trouvai les Mémoires d’un homme de qualité, que je relus dix fois pour le moins. Quant au clavecin, malgré ma passion effrénée pour la musique et d’assez grandes dispositions naturelles, j’y fis néanmoins fort peu de progrès, et je n’y réussis guère qu’à me dégourdir la main sur le clavier. La musique écrite ne voulait pas entrer dans ma tête ; j’avais de l’oreille et de la mémoire, voilà tout. J’attribuerais, en outre, cette invincible difficulté d’apprendre les notes de musique au choix malheureux de l’heure à laquelle je prenais leçon : c’était aussitôt après le dîner. Or, à toutes les époques de ma vie, il m’avait toujours été matériellement démontré qu’il m’était tout-à-fait impossible de me livrer pendant cette heure à une opération quelconque de l’intelligence, ou même d’appliquer simplement les yeux sur une carte ou sur tout autre objet. Ces notes de musique, avec leurs cinq lignes si régulièrement parallèles, dansaient devant mes paupières, et après une heure de leçon, je quittais le clavecin, n’y voyant plus ; me voilà malade et stupide pour tout le reste de la journée.

À leur tour, les leçons de danse et d’escrime ne me réussissaient guère mieux : l’escrime, parce que j’étais décidément trop faible pour me tenir constamment en garde et prendre toutes les attitudes convenables (d’ailleurs, c’était aussi après le dîner, souvent même en quittant le clavecin qu’il me fallait prendre l’épée) ; la danse, parce que je la haïssais naturellement, et que, pour comble de contrariété, j’avais un maître français, récemment arrivé de Paris, qui, par l’impertinente politesse de son air et la perpétuelle caricature de ses mouvemens et de ses discours quadruplait encore l’aversion innée que je témoignais pour cet art des marionnettes. La chose alla si loin, que, au bout de quelques mois, je renonçai complètement à la leçon, et jamais je n’ai su, que dirai-je ? danser la moitié d’un menuet. Il ne faut même encore que ce mot pour me faire rire et pour m’impatienter tout ensemble. C’est là le double effet que depuis n’ont jamais manqué de produire sur moi les Français, et toutes leurs affaires, qui ne sont, à vrai dire, qu’un menuet perpétuel et souvent mal dansé. J’attribue en grande partie à mon maître de danse la prévention défavorable et un peu exagérée peut-être qui m’est restée au fond du cœur contre la nation française, qui a bien aussi sans doute d’aimables et précieuses qualités. Mais les premières impressions qui prennent racine dans cet âge encore tendre ne s’effacent plus, et difficilement elles s’affaiblissent avec les années. La raison, plus tard, les combat ; mais c’est un combat qu’il faut recommencer chaque jour, pour juger sans passion, et encore il est rare que l’on y arrive.

Lorsque je recherche ainsi la trace de mes premières idées, j’y trouve encore deux causes qui, depuis l’enfance, m’ont rendu antifrançais : l’une, c’est qu’à l’époque où j’étais encore à Asti, dans la maison paternelle, et avant que ma mère ne se mariat en troisièmes noces, vint à passer dans cette ville la duchesse de Parme, Française de naissance, qui allait à Paris, ou qui en revenait. Cette voiture qu’elle occupait avec ses dames et avec ses femmes, tout empâtées de ce rouge, dont les Françaises étaient alors les seules à se servir, chose qui m’était toute nouvelle, frappa singulièrement mon imagination, et j’en parlai encore des années, me perdant à chercher quelle pouvait être l’intention ou l’effet d’une parure si bizarre, si ridicule, si ennemie de la nature. Car, enfin, lorsqu’une maladie, l’ivresse, ou toute autre cause, donne au visage humain cette rougeur étrange, on la dissimule autant qu’on le peut, de peur de s’attirer, en le laissant voir, la pitié ou la raillerie. Ces minois français me laissèrent un long et profond sentiment de dégoût et de répugnance pour les femmes de ce pays. Voici quelle fut l’autre source de dédain qui germait en moi : lorsque, long-temps après, j’étudiais la géographie, je voyais sur la carte qu’il y a une très-grande différence d’étendue et de population entre l’Angleterre ou la Prusse et la France, et néanmoins les nouvelles de la guerre venaient sans cesse m’apprendre que les Français s’étaient fait battre sur terre et sur mer. Ajoutons à cela ce que, dès l’enfance, on m’avait dit, que les Français avaient été plusieurs fois les maîtres d’Asti, et qu’en dernier lieu, ils y avaient été faits prisonniers au nombre de six ou sept mille et plus, se laissant prendre comme des lâches, sans opposer aucune résistance, après s’y être montrés, comme de coutume, arrogans et despotes, avant de s’en faire chasser. Ces diverses particularités, que je rassemblai sur le visage de mon maître de danse, dont j’ai déjà plus haut décrit les façons ridicules et l’encolure grotesque, firent naître à jamais dans mon cœur ce mélange d’aversion et de mépris pour cette nation fâcheuse[1]. Et certes, tout homme qui, dans l’âge mûr, se demanderait à lui-même les causes élémentaires de ses antipathies et de ses sympathies pour les individus, les corps collectifs, ou même les divers peuples, en retrouverait peut-être dans ses années, les plus tendres les premières et imperceptibles semences, et peut-être les retrouverait-il peu différentes de celles que j’accuse à mon égard, et tout aussi mesquines. Oh ! la mince chose que l’homme !





CHAPITRE VII.

Mort de mon oncle paternel. — Je deviens libre pour la première fois. — Mon entrée dans les premiers appartenions de l’Académie.



Après un séjour de dix mois à Cagliari, mon oncle y mourut. Il n’avait guère que soixante ans, mais sa santé n’était pas très-bonne ; et avant son départ pour la Sardaigne, il ne cessait de me dire que je ne le reverrais plus. Je n’avais pour lui qu’une affection fort tiède ; je ne le voyais que rarement, et il s’était toujours montré sévère et presque dur à mon égard, jamais injuste cependant. C’était un homme digne d’estime pour sa droiture et son courage, et il avait fait la guerre avec distinction. Doué d’un caractère très-ferme et très-net, il possédait toutes les qualités nécessaires pour bien commander. Il passait, en outre, pour avoir beaucoup d’esprit, esprit trop souvent étouffé sous une érudition sans méthode, sans mesure, sans discrétion, et qui ne faisait grâce ni à l’histoire ancienne ni à la moderne. Je m’affligeai donc médiocrement de cette mort qui le frappait loin de mes yeux, que tous ses amis avaient prévue, qui d’ailleurs me mettait en pleine possession de ma liberté, et des revenus déjà suffisans de mon patrimoine, auxquels venait se joindre l’héritage de cet oncle qui n’était pas peu de chose. Les lois du Piémont délivrent à quatorze ans le pupille de son tuteur, et lui assignent seulement un curateur, qui, lui laissant la libre disposition de ses revenus annuels, ne peut légalement lui interdire que l’aliénation des immeubles. Maître de ma fortune à quatorze ans, cette situation nouvelle me fit porter la tête haute, et me lança vivement dans les espaces imaginaire. En même temps, un ordre de mon tuteur venait de m’ôter cet André, à demi domestique et précepteur à demi. C’était juste, car il était devenu ivrogne, libertin, querelleur, fort mauvais sujet, en un mot ; l’oisiveté l’avait perdu et aussi l’absence de toute surveillance. Il en avait toujours assez mal usé avec moi, et lorsqu’il était ivre, c’est-à-dire quatre ou cinq jours par semaine, il allait jusqu’à me battre, et ne me traitait jamais que fort durement. Pendant les nombreuses maladies que je fis, il se contentait de me donner à manger, puis il s’en allait, et me laissait enfermé dans ma chambre, quelquefois depuis le dîner jusqu’à l’heure du souper ; ce qui, plus que tout le reste, contribuait à éloigner ma convalescence, et me plongeait plus avant dans cette horrible mélancolie qui était l’effet naturel de mon tempérament. Et cependant qui le croirait ? durant plusieurs semaines, la perte de cet André m’arracha des soupirs et des larmes, et, ne pouvant m’opposer à la volonté de mon curateur, qui avait bien ses raisons pour le congédier et l’ôter d’auprès de moi, je persistai du moins pendant plusieurs mois à l’aller voir tous les jeudis et tous les dimanches, parce qu’il lui était défendu de mettre le pied à l’Académie. Je me faisais conduire chez lui par le nouveau valet de chambre que l’on m’avait donné, homme épais, mais bon au demeurant, et d’un caractère fort doux. Je lui fournis même de l’argent pendant quelque temps, et lui donnai tout ce que j’avais, ce qui n’était pas beaucoup. Il finit cependant par trouver un autre maître, et le temps, d’autre part, m’ayant distrait de ma douleur sur le nouveau théâtre où me plaçait la mort de mon oncle, je n’y pensai plus. En essayant de m’en rendre compte à moi-même, ce que j’ai dû faire les années suivantes, j’ai trouvé le motif de cette affection déraisonnable pour un si triste sujet. Si je voulais me peindre en beau, je dirais qu’elle provenait sans doute chez moi d’une certaine générosité de caractère, mais telle n’était pas alors la raison véritable. Plus tard seulement, lorsque, à la lecture de Plutarque, je commençai à m’enflammer de l’amour de la gloire et de la vertu, j’appris à connaître, à sentir, à pratiquer selon mes forces l’art ineffable de rendre le bien pour le mal.

Mon affection pour cet André qui m’avait tant fait souffrir, était chez moi un mélange de l’habitude contractée depuis sept ans de le voir toujours à mes côtés, et de la justice que je rendais à quelques bonnes qualités dont il était doué ; sa facilité à comprendre, son adresse et sa merveilleuse promptitude à exécuter, les longues histoires et les nouvelles qu’il avait sans cesse à me raconter, pleines d’esprit, de passion et d’images, toutes choses au moyen desquelles, une fois passée la colère que m’inspiraient ses rudesses et ses vexations, il était toujours sûr de faire sa paix avec moi. Toutefois j’ai peine à comprendre qu’avec mon horreur naturelle pour la contrainte et les mauvais traitemens, j’aie pu m’accoutumer au joug de cet homme. Plus tard, cette réflexion m’a rendu indulgent envers ceux des princes qui, sans être absolument des imbéciles, n’ont jamais su échapper à l’ascendant qu’ils avaient laissé prendre sur leur jeunesse, âge funeste, où les impressions que l’on reçoit jettent de si profondes racines !

Le premier fruit que je recueillis de la mort de mon oncle fut de pouvoir aller au manège. C’était là ce que je désirais le plus ardemment au monde, et jusque alors on me l’avait toujours refusé. Le prieur de l’Académie, informé du furieux désir que j’avais d’apprendre à monter à cheval, résolut d’en tirer parti pour mon bien. Il me promit, pour récompense de mon travail, un maître d’équitation, lorsque je me serais décidé à prendre à l’université le premier degré de l’échelle doctorale, appelé la maîtrise. Il fallait pour cela subir tant bien que mal un examen public sur l’enseignement de ces deux années de logique, de physique et de géométrie. Je m’y résolus sur-le-champ, et, cherchant un répétiteur particulier qui me remît au moins dans la mémoire les définitions de ces sciences mal apprises, en quinze ou vingt jours, j’arrivai à coudre ensemble à la diable une douzaine de périodes latines, ce qu’il en fallait pour répondre au petit nombre de questions que devaient m’adresser les examinateurs. Je devins donc, je ne sais comment, en moins d’un mois, maître ès art matriculé, et partant j’enfourchai pour la première fois l’échine d’un cheval, un autre art dans lequel je passai maître tout de bon, quelques années après. Mais alors j’étais petit de taille, très-frêle d’ailleurs, et sans vigueur dans les genoux, où s’appuie cependant tout le savoir du cavalier. Avec tout cela, l’énergie de la volonté et l’ardeur de la passion me tenaient lieu de force, et en peu de temps je fis des progrès honnêtes, surtout dans l’art d’unir pour une direction commune la main et l’intelligence, et de saisir ou de deviner les mouvemens et l’allure de la bête. Ce noble et charmant exercice me rendit bientôt la santé, développa ma taille, et me doua d’une sorte de vigueur qui croissait à vue d’œil : j’entrais, on peut le dire, dans une nouvelle existence.

Mon oncle enterré, mon tuteur troqué contre un curateur, délivré du joug d’André, maître es art et me sentant un destrier entre les jambes, il fallait voir comme j’allais de jour en jour, dressant plus haut ma jeune crête. Je commençai par déclarer nettement au prieur et à mon curateur que cette étude des lois m’ennuyait, que j’y perdais mon temps, en un mot, que je voulais en rester là. Mon curateur en ayant alors conféré avec le gouverneur de l’Académie, ils décidèrent que je passerais dans le premier appartement, où l’éducation était beaucoup plus libre : j’en ai parlé plus haut.

J’y fis mon entrée le 8 mai 1763. Pendant le cours de cet été, je m’y trouvai presque seul ; mais l’automne y ramena une foule d’étrangers de tout pays, à l’exception de la France : les Anglais y formaient la majorité. Une table excellente, magnifiquement servie, une grande dissipation, fort peu d’étude, beaucoup de sommeil, sans cesse à cheval, et chaque jour moins de contrariété dans mes allures ; il n’en fallait pas davantage pour rétablir ma santé, et doubler mon audace et ma vivacité naturelles. Mes cheveux avaient repoussé, et jetant ma perruque, je m’habillai à ma guise. Je dépensais follement en habits, pour me consoler des vêtemens noirs dont l’inflexible règlement de l’Académie m’avait affublé pendant les cinq ans que j’avais passés dans le troisième et dans le second appartement. Mon curateur se récriait fort : ces habits, à l’entendre, étaient trop riches, et j’en changeais trop souvent ; mais le tailleur, qui me savait en état de payer, me faisait crédit volontiers, et s’habillait, je crois, lui-même à mes dépens. Libre, et venant d’hériter, je trouvai bientôt des amis, des compagnons pour tout ce qu’il me plaisait d’entreprendre, des flatteurs, en un mot, tout ce qui arrive avec l’argent, et s’en retourne fidèlement avec lui. Dans la fièvre et la nouveauté de ce tourbillon, avec mes quatorze ans et demi, je n’étais cependant ni aussi vaurien ni aussi fou que l’on pouvait et que peut-être on aurait dû s’y attendre. De temps à autre, je me sentais intérieurement rappelé vers l’étude, et je me surprenais un peu d’impatience et quelque honte de mon ignorance, sur laquelle je ne m’abusais moi-même aucunement, comme aussi je ne cherchais pas le moins du monde à faire illusion aux autres. Mais étranger à toutes les bases d’une instruction solide, manquant d’ailleurs d’une direction quelconque, et ne possédant à fond aucune langue, je ne savais à quelle étude me vouer, et par où commencer la lecture de beaucoup de romans français (les Italiens n’en ont pas qu’on puisse lire) ; j’avais des occasions continuelles de m’entretenir avec des étrangers, aucune, en revanche, de parler ou d’entendre parler italien : tout cela avait insensiblement chassé de mon cerveau ce peu de toscan (quel toscan !) que j’étais parvenu à y faire entrer durant mes deux ou trois années d’études asinesques et bouffonnes en humanités et en rhétorique. Le français s’emparait si bien de tout le vide qui se faisait dans ma tête, que, par un bel accès de zèle de deux ou trois mois, pendant cette première année que je passai dans le premier appartement, je m’enfonçai dans les trente-six volumes de l’histoire ecclésiastique de Fleury, et les lus presque tous avec acharnement. J’en fis même en français des extraits que je poussai jusqu’au dix-huitième livre, travail absurde, fastidieux et ridicule, que je poursuivis néanmoins avec beaucoup de persévérance et même avec un certain charme, mais, à coup sûr, sans aucun fruit. Ce fut cette lecture qui commença à me désenchanter des prêtres et de leur esprit ; mais bientôt je laissai là Fleury, et n’y songeai plus. Ces extraits, que je n’ai jetés au feu que dans ces dernières années, m’ont fait beaucoup rire, quand j’ai voulu y jeter un coup d'œil, environ vingt ans après les avoir écrits. De l’histoire ecclésiastique, je me replongeai dans les romans ; souvent je relisais les mêmes, entre autres les Mille et Une Nuits.

Chemin faisant, je me liai avec quelques petits jeunes gens de la ville qui avaient encore leur précepteur. On se voyait tous les jours, et on faisait de grandes cavalcades sur de mauvais chevaux de louage, véritable folie à se casser le cou mille fois pour une ; comme était celle encore de courir de l’ermitage des Camaldules jusqu’à Turin sur un très-méchant pavé et par une pente très-raide ; ce que plus tard je n’aurais voulu recommencer à aucun prix, même avec les chevaux les plus sûrs. Une autre fois, nous nous lancions à travers les bois qui sont entre le Pô et la Doire, après mon valet de chambre. Nous étions, nous, les chasseurs, et le pauvre homme sur son bidet faisait le cerf. Ou bien encore c’était la bride de son cheval qu’on lâchait, puis on le poursuivait à grands cris en faisant claquer les fouets ; on imitait le bruit du cor avec la bouche ; on sautait d’immenses fossés, au beau milieu desquels on se roulait souvent ; souvent encore on passait à gué la Doire, à l’endroit où elle se jette dans le Pô ; en un mot, nous en fîmes tant de ces sottises et d’autres du même genre, que personne ne voulait plus nous louer de chevaux à tel prix que ce fût. Mais ces mêmes excès développaient grandement mes forces, et me donnaient de la hardiesse. Ils préparaient par degrés mon ame à mériter, à supporter, et peut-être à bien gouverner avec le temps cette liberté physique et morale qui venait de m’être rendue.







CHAPITRE VIII.

Oisiveté complète. — Il m’arrive des contrariétés que je supporte avec constance.



Personne alors ne se mêlait de mes actions, que le nouveau valet de chambre, en qui mon curateur croyait m’avoir donné une espèce de demi-précepteur, et qui avait ordre de m’accompagner toujours et partout. Mais, pour dire la vérité, comme c’était une bonne bête, passablement intéressée, en lui donnant beaucoup d’argent, je faisais de lui tout ce qu’il me plaisait d’en faire, et il ne redisait jamais rien. Malgré tout cela, comme de sa nature l’homme n’est jamais content, et moi beaucoup moins que tout autre, je m’ennuyai bientôt. Si petite que fut la sujétion, j’avais toujours, partout où j’allais, mon valet de chambre à mes trousses, et ce joug me pesait d’autant plus que seul j’y étais soumis de tous ceux qui habitaient le premier appartement : les autres sortaient à leur gré, et aussi souvent qu’ils le voulaient. Je ne me payai pas de la raison qu’on m’en donnait, que j’étais le plus enfant de tous, n’ayant point encore quinze ans. C’est pourquoi je me mis en tête de vouloir sortir seul, moi aussi ; et, sans en dire mot à mon valet de chambre, ni à qui que ce fût, ayant envie de sortir, je sortis. D’abord le gouverneur me réprimanda ; je n’en tins compte, et ressortis tout aussitôt. Cette fois je dus garder les arrêts chez moi. Dès que je me retrouvai libre, je sortis seul encore; retenu de nouveau et plus étroitement aux arrêts, puis de nouveau rendu à la liberté, je recommençai derechef. Le jeu continua de la sorte à plusieurs reprises ; ce qui dura bien un mois, la punition devenant toujours plus sévère, et toujours inutilement. À la fin je déclarai, étant captif, qu’il valait mieux me garder une fois pour toutes, parce qu’à peine libre, je ne prendrais, pour sortir immédiatement, la permission de personne ; que je ne voulais rien, en bien ou en mal, qui me fit un sort meilleur ou pire, ou autre, que celui de tous mes camarades ; que cette distinction était injuste, odieuse, et qu’elle me rendait la risée des autres ; que si, aux yeux du gouverneur, je n’étais ni d’âge ni de caractère à pouvoir faire comme ceux du premier appartement, il n’avait qu’à me renvoyer dans le second. Toutes ces petites impertinences me valurent des arrêts si prolongés, que j’y restai plus de trois mois, notamment tout le carnaval de 1764. Je m’opiniâtrai à ne pas vouloir demander qu’on me délivrât de mon châtiment. Dans ma rage et mon entêtement, j’aurais pu y pourrir, mais plier, non. Je dormais presque tout le jour ; vers le soir, je me levais, et j’allais m’étendre sur un matelas que je faisais apporter à terre devant la cheminée. Comme je ne voulais plus recevoir l’ordinaire de l’Académie qu’on me portait dans ma chambre, je m’apprêtais moi-même à mon feu un peu de polenta ou quelque aliment du même genre. Je ne me laissais plus peigner, je ne m’habillais plus, et vivais à l’écart comme un jeune sauvage. S’il m’était défendu de sortir de ma chambre, du moins je pouvais y recevoir les visites de mes amis du dehors, les fidèles compagnons de ces héroïques cavalcades. Mais alors, devenu sourd et muet, je restais là couché comme un corps sans vie, et ne répondais un mot à personne, quelque chose que l’on me dît. Je restais ainsi des heures entières, les yeux cloués à la terre, pleins de larmes, mais n’en laissant jamais échapper une seule.






CHAPITRE IX.

Mariage de ma sœur. — Ma réhabilitation. — Mon premier cheval.


Une circonstance vint m’arracher enfin à cette vie de véritable bête brûle, le mariage de ma sœur Julia avec le comte Hyacinthe de Cumiana. Il se fit le 1er mai 1764, et ce jour est resté gravé dans ma mémoire, parce que j’allai avec toute la noce à dix milles de Turin, dans la magnifique villa de Cumiana, où je passai plus d’un mois le plus joyeusement du monde : chose toute simple, je sortais de prison, et je venais d’y passer tout l’hiver. Mon beau-frère avait obtenu ma liberté, et je fus rétabli à des conditions plus équitables dans le droit inné des naturels du premier appartement de l’Académie. C’est ainsi que je devins l’égal de mes camarades, grâce à plusieurs mois d’une captivité fort dure. A l’occasion de ce mariage, j’avais obtenu, en outre, qu’on me laissât la libre disposition de mon bien, et on ne pouvait désormais me le refuser légalement. J’en usai aussitôt pour acheter mon premier cheval, qui me suivit à la villa de Cumiana. C’était un magnifique sarde, ayant la robe blanche, les formes élégantes et distinguées, surtout la tête, le col et le poitrail. Je l’aimais avec fureur, et je ne puis encore me le rappeler, sans une très-vive émotion. Ma passion pour ce cheval en vint au point de troubler mon repos, et de m’ôter l’appétit et le sommeil, chaque fois qu’il avait la plus légère indisposition ; ce qui arrivait fort souvent, parce qu’il était plein d’ardeur et en même temps délicat. Ajoutez qu’une fois entre mes jambes, ma tendresse pour lui ne m’empêchait pas de le tourmenter, et même de le mal mener lorsqu’il ne voulait pas faire à ma fantaisie. Je trouvai bientôt dans la délicatesse de ce précieux animal un prétexte pour en vouloir un second, et après celui-ci, deux de voiture, puis un de cabriolet, et encore deux de selle : en moins d’un an j’arrivai ainsi jusqu’à huit. Il fallait entendre les cris de mon curateur, le plus serré des hommes ; mais je le laissais chanter tout à son aise. Une fois que j’eus triomphé de l’obstacle que m’opposaient la parcimonie et la lésinésie de ce cher curateur, je donnai bientôt tête baissée dans toute espèce de dépenses, principalement à l’égard de la toilette, comme je crois déjà en avoir dit plus haut quelque chose. Parmi mes camarades les Anglais, il y en avait qui dépensaient beaucoup. Ne voulant pas me laisser surpasser par eux, je cherchais, au contraire, et je réussissais à les surpasser eux-mêmes. Mais, d’un autre côté, les jeunes amis que j’avais hors de l’Académie, et avec qui je vivais beaucoup plus qu’avec les étrangers de l’intérieur, dépendaient encore de leurs parens, et avaient peu d’argent. Comme ils appartenaient aux premières familles de Turin, leur tenue était parfaitement décente, mais leurs dépenses de fantaisie étaient nécessairement très-bornées. A l’égard donc de ces derniers, la vérité veut que je le confesse ingénument, je pratiquais alors une vertu qui m’est naturelle, et dont je ne saurais me défaire.

Je n’ai jamais voulu, jamais je n’ai pu surpasser, en quoi que ce fût, ceux que je voyais ou qui se reconnaissaient inférieurs à moi pour la force du corps, l’esprit, la générosité, le caractère, la fortune. Aussi, chaque fois que je me faisais faire un nouvel habit riche de broderies ou de fourrures, s’il m’arrivait de le mettre dans la matinée pour aller à la cour, ou pour dîner avec ceux de mes camarades de l’Académie qui rivalisaient avec moi pour ces vanités, je m’en dépouillais aussitôt après le dîner, parce que c’était l’heure où les autres venaient chez moi. Je le faisais même soigneusement cacher, pour qu’ils ne le vissent pas ; enfin j’en avais honte avec eux, comme d’un crime. Il me semblait, en effet, que c’en était un, et mon cœur se le reprochait, que de posséder, et plus encore d’étaler avec orgueil, des choses que mes amis et mes égaux n’avaient pas. Et c’est ainsi qu’après avoir eu tant de mal à obtenir de mon curateur qu’il me fît faire une élégante voiture, chose vraiment ridicule, et parfaitement inutile à un jeune garçon de seize ans, dans cette ville microscopique de Turin, je ne m’y montrais presque jamais, parce que mes amis, n’en ayant pas, devaient toujours s’en retourner à pied. Quant à mes nombreux chevaux de selle, j’avais un moyen de me les faire pardonner, c’était de les mettre en commun avec eux, outre qu’ils avaient chacun le leur, entretenu aux frais de leurs parens. Aussi cette branche de luxe me charmait-elle plus que toute autre, et il s’y mêlait moins de regret, parce qu’elle ne pouvait en rien offenser mes amis.

Lorsque j’examine sans passion, et avec l’amour de la vérité, ces premiers temps de mon adolescence, je crois entrevoir à travers les écarts sans nombre d’une jeunesse impétueuse, trop inoccupée, mal élevée et sans frein, un certain penchant naturel vers la justice, l’égalité, la générosité des sentimens, et ce sont là, ce me semble, les élémens d’une ame libre, ou digne un jour de l’être.






CHAPITRE X.

Première amourette. — premier voyage. — Mon début dans les armes.


1765. Pendant un mois environ que je passai à la campagne, dans la famille de deux frères mes meilleurs amis, et qui étaient de mes cavalcades, je ressentis pour la première fois, et à ne pouvoir en douter, le pouvoir de l’amour. Le mien avait pour objet leur belle-sœur, femme de leur frère aîné. Cette jeune dame était une petite brune, pleine de vivacité et douée d’une grâce piquante, qui faisait sur moi une très-grande impression. Les symptômes de cette passion, qui depuis m’a fait si longuement éprouver pour d’autres toutes ses vicissitudes, se manifestèrent alors chez moi de la manière suivante : une mélancolie profonde et obstinée, le besoin de chercher sans cesse l’objet aimé, et, à peine trouvé, de le fuir ; un embarras de lui parler, si par hasard je me trouvais quelques rares momens je ne dirai pas seul (ce qui jamais n’arrivait, car elle était surveillée de très-près par son beau-père et sa belle-mère), mais un peu à l’écart avec elle ; courir des jours entiers, depuis notre retour de la campagne, dans tous les coins de la ville, pour la voir passer dans telle ou telle rue, dans les promenades publiques du Valentino et de la citadelle ; n’avoir pas même la force de l’entendre nommer, loin de pouvoir jamais parler d’elle ; enfin, avec d’autres encore, tous les effets qu’a si savamment et si amoureusement décrits notre divin maître en cette passion divine, Pétrarque, effets compris par si peu de gens, et qu’éprouve un plus petit nombre encore ; mais c’est à ces rares élus qu’il a été donné de pouvoir s’élever au-dessus de la foule dans tous les arts humains. Cette première flamme, qui n’eut jamais aucun dénouement, demeura long-temps au fond de mon cœur, allumée à demi; et dans tous ces longs voyages que je fis les années suivantes, toujours sans le vouloir, et presque sans que je m’en aperçusse, j’en faisais hautement la règle cachée de toutes mes actions ; j’entendais comme une voix qui me criait dans le plus secret de mon ame : Si tu acquiers tel ou tel mérite, il se peut qu’au retour tu lui plaises davantage ; et, les circonstances n’étant plus les mêmes, tu pourras peut-être donner un corps à cette ombre.

Pendant l’automne de 1765, je fis avec mon curateur un petit voyage de dix jours à Gènes : c’était la première fois que je sortais du pays. La vue de la mer me causa un véritable ravissement, et je ne pouvais me rassasier de la contempler. La position superbe et pittoresque de cette ville ne m’échauffa pas moins l’imagination ; et si alors j’avais su une espèce de langue, et qu’il me fût tombé quelque poète sous la main, assurément j’aurais fait des vers. Mais depuis près de deux ans je n’ouvrais plus aucun livre, excepté, et encore bien rarement, quelques romans français, et deux ou trois volumes de la prose de Voltaire, qui faisaient mes délices. En allant à Gènes, je ressentis une joie suprême à revoir ma mère et ma ville natale, que j’avais quittées depuis sept ans, et à cet âge ce sont des siècles.

A mon retour de Gènes, il me semblait que je venais de faire une grande chose, et que j’avais beaucoup vu. Mais si je m’en faisais accroire sur ce voyage avec mes amis du dehors (quoique jamais il ne m’arrivât de le leur laisser voir, de peur de les humilier), en revanche, après, je me sentais furieux et rapetissé devant mes camarades de l’Académie, qui tous venaient de pays éloignés, tels que l’Angleterre, l’Allemagne, la Russie, la Pologne, etc. Mon voyage de Gènes n’était pour eux qu’un enfantillage , et ils avaient raison. Cela me donnait une envie effrénée de voyager, et de voir par moi-même le pays de tous ces gens-là.

1766. Cette oisiveté et cette dissipation continuelles me firent trouver courts les derniers dix-huit mois que je passai dans le premier appartement. Comme dès l’année où j’y étais entré, je m’étais fait inscrire sur la liste de ceux qui demandaient de l’emploi dans l’armée, trois ans s’étant écoulés au mois de mai 1766, je finis par être compris dans une promotion générale, dont faisaient partie avec moi environ cent cinquante jeunes gens. Depuis plus d’un an, l’ardeur de ma vocation militaire s’était singulièrement refroidie ; mais, n’ayant pas retiré ma pétition, je crus devoir accepter, et on me nomma porte-enseigne dans le régiment provincial d’Asti. D’abord j’avais demandé à entrer dans la cavalerie, par suite de ma passion naturelle pour les chevaux ; mais plus tard j’étais revenu sur ma démarche, et je m’étais contenté d’entrer dans l’un de ces régimens provinciaux, qui, en temps de paix, ne se réunissant sous les drapeaux que deux fois l’année et pour peu de jours, devaient me laisser une très-grande liberté de ne rien faire, ce qui était précisément la seule chose que je me fusse décidé à faire. Avec tout cela, ce service de peu de jours ne laissait pas de m’être fort désagréable. L’emploi que je venais d’accepter ne me permettait plus de rester à l’Académie, où je me trouvais à merveille. J’éprouvais alors, à y demeurer, autant de plaisir qu’auparavant je m’étais senti mal à l’aise et contraint dans les deux autres appartemens, et même dans celui-ci pendant les dix-huit premiers mois. Il fallut se résigner, et dans le courant de mai je quittai l’Académie, après y avoir passé près de huit ans. Au mois de septembre, je me présentai à la première revue de mon régiment à Asti, où je m’acquittai très-exactement de tous les devoirs de mon petit emploi, tout en le haïssant. Il m’était absolument impossible de me faire à cette chaîne de dépendances graduelles qu’on appelle subordination. C’est bien assurément l’ame de la discipline militaire, mais ce ne sera jamais celle d’un futur poète tragique. En sortant de l’Académie, j’avais loué, dans la maison même de ma sœur, un appartement petit, mais élégant, et je n’étais occupé qu’à dépenser le plus d’argent possible en chevaux, en superfluités de tout genre, en dîners que je donnais à mes amis et à mes anciens camarades de l’Académie. La manie de voyager n’ayant fait que s’augmenter chez moi par mes fréquens entretiens avec les étrangers, me détermina, contre ma nature, à tramer un petit complot pour surprendre à mon curateur la permission de visiter Rome et Naples, au moins pendant un an. Et comme il n’était que trop vraisemblable qu’à l’âge de dix-sept ans et demi que j’avais alors, jamais on ne me laisserait aller seul, je tournai autour d’un certain précepteur anglais catholique qui devait accompagner dans cette partie de l’Italie un Flamand et un Hollandais avec qui j’avais passé plus d’un an à l’Académie, pour voir s’il ne voudrait pas aussi se charger de moi, et faire ainsi ce voyage à nous quatre. Je fis si bien, en définitive, que j’inspirai aussi à ces jeunes gens le désir de m’avoir pour compagnon. Je me servis ensuite de mon beau-frère pour m’obtenir du roi la permission de partir sous la conduite de ce gouverneur anglais, homme plus que mûr et de fort bonne renommée, et notre départ fut fixé aux premiers jours d’octobre de cette année. Ce fut la première et l’une des rares occasions de ma vie où j’aie usé de détour et d’intrigue ; mais il fallait de la ruse et de la persévérance pour persuader le précepteur, mon beau-frère, et par dessus tout le plus avare de La chose réussit, mais j’avais honte dans l’ame, mais j’étais furieux que, pour l’emporter, il me fallût mettre en œuvre tant de prières, de feintes et de dissimulations. Le roi, qui dans notre petit pays se mêle des plus petites choses, n’avait aucun goût à laisser voyager ses nobles, et encore moins un enfant à peine sorti de sa coquille, et qui montrait déjà un certain caractère. Il fallut, en somme, plier cruellement ; mais,grâce à ma bonne étoile, cela ne m’empêcha pas de me redresser plus tard de toute ma hauteur.

Je terminerai ici cette seconde partie. Je m’aperçois trop bien que j’y ai fait entrer une foule de minuties, qui vont la rendre plus insipide encore, peut-être, que la première. Je conseille donc au lecteur de s’y arrêter aussi peu, ou plutôt de la franchir à pieds joints, puisque enfin, pour tout résumer en deux mots, ces huit années de mon adolescence ne sont que maladies, oisiveté et ignorance.





  1. Il était du devoir du traducteur de laisser à Alfieri toute la liberté de sa pensée. Cette exagération ridicule est un trait de plus dans le caractère de l’auteur, et nous ne prendrons pas la peine de la relever autrement. N. D. T.