Mémoires de Victor Alfieri, d’Asti/Seconde époque - Adolescence/Chapitre V

Traduction par Antoine de Latour.
Charpentier, Libraire-éditeur (p. 53-60).


CHAPITRE V.
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Divers événemens sans intérêt. — Même sujet que le précédent.



1762. Pendant l’hiver de 1762, mon oncle, le gouverneur de Coni, revint à Turin pour quelques mois, et, me voyant si chétif, il m’obtint encore quelques petits privilèges relativement à la nourriture, que l’on me fît un peu meilleure, c’est-à-dire plus saine. Joignez à ce plaisir de sortir chaque jour, pour aller à l’université, quelque bon repas chez mon oncle les jours de congé, et ce petit sommeil périodique de trois quarts d’heure pendant la classe : tout cela contribua à me remplumer un tant soit peu, et je commençai alors à me développer et à grandir. Mon oncle, qui était notre tuteur, eut aussi la pensée de faire venir à Turin ma sœur Julia, la seule qui fût ma sœur de père et de mère, et de la placer au couvent de Sainte-Croix, après l’avoir ôtée du monastère de Saint-Anastase, à Asti, où elle était demeurée, plus de six ans, sous les auspices d’une de nos tantes, veuve du marquis Trotti, qui s’y était retirée. Ma pauvre Julietta grandissait donc de son côté dans ce monastère d’Asti, où l’on s’occupait de son éducation un peu moins encore que de la mienne, grâce, à l’empire absolu qu’elle avait pris sur la bonne tante qui ne pouvait en jouir en aucune manière, l’aimant beaucoup et la gâtant plus encore. La jeune fille approchait de la quinzaine, étant mon aînée de deux ans. Cet âge, chez nous, n’est pas muet d’ordinaire, et déjà il parle assez haut d’amour au cœur tendre et fragile des jeunes filles. Une petite amourette de ma sœur, comme il peut en exister au couvent, quoiqu’elle eût pour objet une personne qui pouvait très-convenablement l’épouser, déplut à mon oncle, et le détermina à faire venir Julia près de lui, pour la confier à une tante maternelle, religieuse à Sainte-Croix. La vue de cette sœur que j’avais tant aimée, comme je l’ai dit, et qui n’avait fait que croître en beauté, me causa une vive joie, et, me ranimant le cœur et l’esprit, contribua fort aussi à rétablir ma santé. Et cette compagnie de ma sœur, ou, pour mieux dire, la faculté de la voir de temps en temps, m’était d’autant plus chère, qu’il me semblait que je la soulageais un peu dans ses peines d’amour. Quoique séparée de son amant, elle s’obstinait à dire qu’elle ne voulait pas d’autre époux. J’obtenais d’André, mon geôlier, la permission d’aller lui rendre visite presque tous les jeudis et les dimanches : c’étaient nos deux jours de congé. Et souvent il m’arrivait de passer tout le temps de cette visite, qui durait une heure et davantage, à pleurer avec ma sœur à la grille du parloir. Ces pleurs me faisaient un grand bien, et chaque fois je m’en retournais plus léger de cœur, quoique triste encore. Moi, en ma qualité de philosophe, je donnais du courage à ma sœur, et l’exhortais à persister dans son choix ; elle ne pouvait manquer d’arracher enfin l’aveu de mon oncle, celui de tous qui opposait à ses désirs le plus de résistance. Mais le temps, qui agit si puissamment même sur les cœurs les plus fermes, ne tarda pas beaucoup à changer complètement celui d’une jeune fille, et l’éloignement, les obstacles, les distractions, et, plus que le reste, une éducation bien supérieure à celle qu’elle avait reçue de l’autre tante, guérirent ma sœur, et achevèrent de la consoler en quelques mois.

Pendant les vacances de l’année où je fis ma philosophie, j’allai pour la première fois au théâtre de Garignan, où se donnaient les opéras bouffons : faveur signalée que je dus à mon oncle l’architecte, qui voulut bien, cette nuit-là, me recevoir dans sa maison. Les heures de ce théâtre ne s’accordaient en aucune façon avec le règlement de l’Académie, qui voulait que chacun fût rentré au plus tard à minuit. On ne nous permettait d’ailleurs d’autre théâtre que celui du Roi, où nous allions en corps une fois la semaine, et seulement pendant le carnaval. L'Opéra que j’eus le bonheur d’entendre, par une charitable supercherie de mon Oncle, qui fit dire aux-supérieurs qu’il m’emmenait à la campagne pour vingt-quatre heures, avait pour titre : II Mercato di Marmontile  : il était chanté par les premiers bouffes d’Italie, le Carratoli, le Baglioni et ses filles, et la musique en avait été composée par l’un des maîtres les plus célèbres. L’éclat et la variété de cette divine musique firent sur moi une impression très-profonde, me laissant, pour ainsi dire, un sillon d’harmonie dans l’oreille et dans l’imagination, et émouvant en moi jusqu’à la fibre la plus secrète. Pendant plusieurs semaines, je demeurai plongé dans une mélancolie extraordinaire, mais qui n’avait rien que d’agréable. J’en rapportai une aversion profonde et un grand dégoût pour mes études accoutumées, et en même temps un étrange mouvement d’idées fantastiques, sous l’inspiration desquelles j’aurais pu écrire des vers si j’avais su comment m’y prendre, et développer des sentimens très-passionnés, si je n’avais été dans l’ignorance de moi-même, aussi bien que ceux qui prétendaient faire mon éducation. C’était la première fois que la musique produisait en moi un effet de ce genre, et l’impression en resta longtemps gravée dans ma mémoire, parce que jamais encore je n’en avait ressenti une aussi vive. Mais à mesure que je passe en revue mes souvenirs de carnaval, et le petit nombre d’opéra séria que j’avais pu entendre, que j’en compare les effets à ceux que j’éprouve encore, si, après avoir cessé de fréquenter le théâtre, j’y retourne au bout de quelque temps, je reconnais toujours qu’il n’y a pas pour agiter mon ame, mon cœur, mon intelligence, de puissance plus indomptable que la musique en général, et particulièrement les voix de femme et les contralti. Rien n’éveille en moi plus de sensations, et des sensations plus terribles et plus diverses. Presque toutes mes tragédies ont été conçues sous l’émotion immédiate de la musique, ou peu d’heures après. Ainsi s’écoula ma première année d’études à l’Université, et mon répétiteur ayant dit (je ne sais pourquoi ni comment) que j’avais fort bien employé l’année, je reçus de mon oncle de Coni la permission d’aller le retrouver dans cette ville, et d’y passer une quinzaine de jours, au mois d’août. C’était le second voyage que je faisais depuis que j’étais au monde ; et cette petite course de Turin à Coni, par cette féconde et riante plaine de notre beau Piémont, me réjouit fort et me réussit à merveille. Le grand air et le mouvement ont toujours été pour moi les premiers élémens de la vie. Mais le plaisir de ce voyage fut amèrement troublé par la nécessité de le faire avec de simples voituriers, et au pas ; moi, qui quatre ou cinq ans auparavant, sortant pour la première fois, avais si rapidement parcouru les cinq postes qui séparent Asti de Turin ! Il me semblait que c’était déchoir en grandissant, et je me regardais comme déshonoré par l’ignoble et froide lenteur de ce pas d’âne dont nous allions. Aussi, en entrant à Carignan, à Racconigi, à Savigliano, dans la plus mince bourgade, caché du mieux que je pouvais au fond de ma laide voiture, je fermais les yeux pour ne pas voir et n’être pas vu ; chacun allait sans doute reconnaître en moi cet enfant qui, autrefois, avait si fièrement couru la poste, et me railler aujourd’hui en me voyant condamné à cette humiliante lenteur. Ces mouvemens me venaient-ils d’une ame ardente et sublime, ou simplement vaine, glorieuse ? Je ne sais : que l’on en juge par les années suivantes ! Mais ce que je sais bien, c’est que si j’avais eu près de moi un homme versé dans la connaissance du cœur humain, il aurait pu dès lors faire de moi quelque chose, à l’aide de ce puissant mobile, l’amour de la louange et de la gloire.

Durant ma courte apparition à Coni, je fis un premier sonnet, que je ne dirai pas mien, parce que c’était un ragoût de vers, ou pris en entier, ou gâtés, ou rajustés ensemble, le tout emprunté à Métastase et à l’Arioste, les deux seuls poètes italiens dont j’eusse lu quelque chose. Mais je crois que mes vers n’avaient ni la rime ni le nombre de pieds voulus. J’avais bien fait des vers latins, hexamètres et pentamètres, mais jamais personne ne m’avait appris une seule règle de la versification italienne. Quelque peine que je me sois donnée depuis pour me rappeler au moins un ou deux de ces vers, je n’ai jamais pu y parvenir. Je sais seulement que ce sonnet était en l’honneur d’une dame que mon oncle courtisait, et qui ne me déplaisait pas. Le sonnet ne pouvait être que mauvais ; avec tout cela, il ne manqua pas d’être fort loué, d’abord par cette dame, qui n’y comprenait rien, et par d’autres juges de même force. Il ne tint pas à moi que déjà je ne me crusse poète ; mais mon oncle, qui était un rude homme de guerre, et qui, suffisamment versé dans la politique et l’histoire, n’entendait rien et ne voulait rien entendre à aucune espèce de poésie, se garda bien d’encourager ma muse naissante. Tout au contraire, il désapprouva le sonnet, et ses moqueries tarirent jusque dans sa source le mince filet de ma veine. Lorsque l’envie de poétiser me revint, j’avais déjà plus de vingt-cinq ans, et que de vers bons ou méchans moururent, ce jour-là, de la main de mon oncle, dans le berceau de mon pauvre sonnet premier-né !


1763. À cette sotte philosophie succéda, l’année suivante, l’étude de la physique et celle de là morale, distribuées de la même manière que les deux cours précédens : la physique le matin, et la morale pour faire la sieste. La physique me souriait assez ; mais, cette lutte perpétuelle avec la langue latine, mais mon ignorance complète de la géométrie, que je n’avais point encore étudiée, mettaient à mes progrès d’invincibles obstacles. Aussi l’avouerai-je à ma honte éternelle, et pour l’amour de la vérité, après avoir étudié la physique pendant une année entière sous le célèbre père Beccaria, il ne m’en est pas resté dans la tête une seule définition, et je ne sais rien, absolument rien de son cours d’électricité, ce cours si profond, qu’il a enrichi de tant de merveilleuses découvertes. Ici encore, comme toujours, il m’arriva ce qui déjà m’était advenu pour la géométrie, c’est que, grâce à la fidélité de ma mémoire, j’allais fort bien aux répétitions, et recueillais des répétiteurs plus de louange que de blâme. Aussi, dans l’hiver de 1763, mon oncle eut-il l’idée de me faire un petit cadeau, ce dont jamais encore il ne s’était avisé, et cela en récompense de mon application qu’on lui avait vantée. Ce présent, maître André me l’annonça trois mois à l’avance, et avec une emphase prophétique : il me dit qu’il savait de bonne source que je le recevrais si je continuais à me bien comporter, mais jamais il ne voulut me dire ce que ce pouvait être.

Cette espérance vague, que s’exagérait mon imagination, me renflamma de plus belle, et je me renforçai encore dans ma science de perroquet. Un jour enfin, le valet de chambre de mon oncle me montra le précieux cadeau qu’on me destinait : c’était une épée d’argent, travaillée avec beaucoup d’art. Sa vue me rendit fort désireux de la posséder, et je l’attendais tous les jours, croyant l’avoir bien méritée ; mais le présent n’arriva pas. On voulait, si j’ai bien entendu ou deviné dans la suite, que je priasse mon oncle de me la donner ; mais le même caractère qui, plusieurs années auparavant, dans la maison de ma mère, ne m’avait pas permis de dire à mon aïeule ce que j’eusse désiré, quoiqu’elle m’en pressât vivement, vint ici encore me couper la parole. Il n’y avait pas de risque que je m’avisasse de demander cette épée à mon oncle : aussi ne l’eus-je point.