Mécanique analytique/Partie 1/Section 6

Gauthier-Villars (Œuvres de Lagrange. Tome XIp. 189-196).
◄  SECT. V
SECT. VII  ►
Première partie


SECTION SIXIÈME.

SUR LES PRINCIPES DE L’HYDROSTATIQUE.


Quoique nous ignorions la constitution intérieure des fluides, nous ne pouvons douter que les particules qui les composent ne soient matérielles, et que par cette raison les lois générales de l’équilibre ne leur conviennent comme aux corps solides. En effet, la propriété principale des fluides, et la seule qui les distingue des corps solides, consiste en ce que toutes leurs parties cèdent à la moindre force et peuvent se mouvoir entre elles avec toute la facilité possible, quelles que soient d’ailleurs la liaison et l’action mutuelle de ces parties. Or, cette propriété pouvant aisément être traduite en calcul, il s’ensuit que les lois de l’équilibre des fluides ne demandent pas une théorie particulière, mais qu’elles ne doivent être qu’un cas particulier de la théorie générale de la Statique. C’est sous ce point de vue que nous allons les considérer mais nous croyons devoir commencer par exposer les différents principes qui ont été employés jusqu’ici dans cette partie de la Statique qu’on nomme communément Hydrostatique, pour compléter l’analyse des principes de la Statique que nous avons donnée dans la section I.


1. C’est encore à Archimède que nous devons les premiers principes de l’équilibre des fluides. Son Traité De insidentibus humido ne nous est pas parvenu en grec ; il y en avait seulement une traduction latine assez défectueuse, donnée par Tartalea, lorsque Commendin entreprit de le restituer et de l’éclaircir par des notes ; il parut, par les soins de ce savant commentateur, en 1565, sous le titre De iis quæ vehuntur in aqua.

Cet Ouvrage, qu’on peut regarder comme un des plus précieux restes de l’Antiquité, est divisé en deux Livres. Dans le premier, Archimède pose ces deux principes, qu’il regarde comme des principes d’expérience, et sur lesquels il fonde toute sa théorie : 1o que la nature des fluides est telle, que les parties moins pressées sont chassées par celles qui le sont davantage, et que chaque partie est toujours pressée par tout le poids de la colonne qui lui répond verticalement ; 2o que tout ce qui est poussé en haut par un fluide est toujours poussé suivant la perpendiculaire qui passe par son centre de gravité.

Du premier principe, Archimède conclut d’abord que la surface d’un fluide, dont toutes les parties sont supposées peser vers le centre de la Terre, doit être sphérique pour que le fluide soit en équilibre. Ensuite il démontre qu’un corps aussi pesant qu’un égal volume du fluide doit s’y enfoncer tout à fait, parce qu’en considérant deux pyramides égales du fluide supposé en équilibre autour du centre de la Terre, celle où le corps ne serait plongé qu’en partie exercerait une plus grande pression que l’autre sur le centre de la Terre ou, en général, sur une surface sphérique quelconque qu’on imaginerait autour de ce centre. Il prouve, de la même manière, que les corps plus légers qu’un égal volume du fluide ne peuvent s’y enfoncer que jusqu’à ce que la partie submergée occupe la place d’un volume de fluide aussi pesant que le corps entier ; d’où il déduit ces deux théorèmes hydrostatiques, que les corps plus légers que des volumes égaux d’un fluide, y étant plongés, en sont repoussés de bas en haut avec une force égale à l’excès du poids du fluide déplacé sur celui du corps plongé, et que les corps plus pesants y perdent une partie de leur poids égale à celui du fluide déplacé.

Archimède se sert ensuite de son second principe pour établir les lois de l’équilibre des corps qui flottent sur un fluide ; il démontre que toute section de sphère plus légère qu’un volume égal du fluide, y étant plongée, doit nécessairement se disposer de manière que la base en soit horizontale ; et sa démonstration consiste à faire voir que, si la base était inclinée, le poids total du corps, considéré comme concentré dans son centre de gravité, et la poussée verticale du fluide, considérée aussi comme concentrée dans le centre de gravité de la partie submergée, tendraient toujours à faire tourner le corps jusqu’à ce que sa base fût redevenue horizontale.

Tels sont les objets du premier Livre. Dans le second, Archimède donne, d’après les mêmes principes, les lois de l’équilibre de différents solides formés par la révolution des sections coniques, et plongés dans des fluides plus pesants que ces corps ; il examine les cas où ces conoïdes peuvent y demeurer inclinés, ceux où ils doivent s’y tenir debout et ceux où ils doivent culbuter ou se redresser. Ce Livre est un des plus beaux monuments du génie d’Archimède et renferme une théorie de la stabilité des corps flottants à laquelle les modernes ont peu ajouté.


2. Quoique, d’après ce qu’Archimède avait démontré, il ne fût pas difficile de déterminer la pression d’un fluide sur le fond ou sur les parois du vase dans lequel il est renfermé, Stevin est néanmoins le premier qui ait entrepris cette recherche et qui ait découvert le paradoxe hydrostatique, qu’un fluide peut exercer une pression beaucoup plus grande que son propre poids. C’est dans le tome III des Hypomnemata mathematica, traduits du hollandais par Snellius et publiés à Leyde en 1608, que se trouve la théorie hydrostatique de Stevin. Après avoir prouvé qu’un corps solide de figure quelconque et de même gravité que l’eau peut y rester dans une situation quelconque, par la raison qu’il occupe la même place et pèse autant que si c’était de l’eau, Stevin imagine un vase rectangulaire rempli d’eau et il fait voir aisément que son fond doit supporter tout le poids de l’eau qui remplit le vase. Il suppose ensuite qu’on plonge dans ce vase un solide de figure quelconque et de même gravité que l’eau ; il est clair que la pression restera la même ; de sorte que, si l’on donne au solide plongé une figure telle qu’il ne reste plus qu’un canal de fluide d’une figure quelconque, la pression du canal sur la base sera encore la même et, par conséquent, égale au poids d’une colonne verticale d’eau qui aurait cette même base. Or Stevin observe qu’en supposant ce solide fixement arrêté à sa place, il n’en peut résulter aucun changement dans l’action de l’eau sur le fond du vase ; donc la pression sur ce fond sera toujours égale au poids de la même colonne d’eau, quelle que soitla figure du vase.

Stevin passe de là à déterminer la pression de l’eau sur les parois verticales ou inclinées ; il divise leur surface en plusieurs petites parties par des lignes horizontales et il fait voir que chaque partie est plus pressée que si elle était horizontale et à la hauteur de son bord supérieur, mais qu’en même temps elle est moins pressée que si elle était placée horizontalement à la hauteur de son bord inférieur. D’où, en diminuant la largeur des parties et augmentant leur nombre à l’infini, il prouve par la méthode des limites que la pression sur une paroi plane inclinée est égale au poids d’une colonne dont cette paroi serait la base et dont la hauteur serait la moitié de la hauteur du vase.

Il détermine ensuite la pression sur une partie quelconque d’une paroi plane inclinée, et il la trouve égale au poids d’une colonne d’eau qui serait formée en appliquant perpendiculairementà chaque point de cette partie des droites égales à la profondeur de ce point sous l’eau. Ce théorème étant ainsi démontré pour des surfaces planes situées comme l’on voudra, il est facile de l’étendre à des surfaces courbes et d’en conclure que la pression exercée par un fluide pesant contre une surface quelconque a pour mesure le poids d’une colonne de ce même fluide, laquelle aurait pour base cette même surface, convertie en une surface plane s’il est nécessaire, et dont les hauteurs répondantes aux différents points de la base seraient les mêmes que les distances des points correspondants de la surface à la ligne de niveau du fluide ou, ce qui revient au même, cette pression sera mesurée par le poids d’une colonne qui aurait pour base la surface pressée et pour hauteur la distance verticale du centre de gravité de cette même surface à la surface supérieure du fluide[1].


3. Les théories précédentes de l’équilibre et de la pression des fluides sont, comme l’on voit, entièrement indépendantes des principes généraux de la Statique, n’étant fondées que sur des principes d’expérience particuliers aux fluides ; et cette manière de démontrer les lois de l’Hydrostatique, en déduisant de la connaissance expérimentale de quelques-unes de ces lois celle de toutes les autres, a été adoptée par la plupart des auteurs modernes et a fait de l’Hydrostatique une science tout à fait différente et indépendante de la Statique.

Cependant il était naturel de chercher à lier ces deux sciences ensemble et à les faire dépendre d’un seul et même principe. Or, parmi les différents principes qui peuvent servir de base à la Statique et dont nous avons donné une exposition succincte dans la Section I, il est visible qu’il n’y a que celui des vitesses virtuelles qui s’applique naturellement à l’équilibre des fluides. Aussi Galilée, auteur de ce principe, s’en est servi également pour démontrer les principaux théorèmes de Statique et d’Hydrostatique.

Dans son Discorso intorno alle cose che stanno su l’acqua, o che in quella si muovono, il déduit immédiatement de ce principe l’équilibre de l’eau dans un siphon, en faisant voir que, si l’on suppose le fluide à la même hauteur dans les deux branches, il ne saurait descendre dans l’une et monter dans l’autre sans que les moments soient égaux dans la partie du fluide qui descend et dans celle qui monte. Galilée démontre d’une manière semblable l’équilibre des fluides avec les solides qui y sont plongés ; il est vrai que ses démonstrations ne sont pas bien rigoureuses, et, quoiqu’on ait cherché à y suppléer dans les notes ajoutées à l’édition de Florence de 1728, un peut dire qu’elles laissent encore beaucoup à désirer. Descartes et Pascal ont également employé le principe des vitesses virtuelles dans l’Hydrostatique ; ce dernier surtout en a fait un grand usage dans son Traité de l’équilibre des liqueurs et s’en est servi pour démontrer la propriété principale des fluides, qu’une pression quelconque appliquée à un point de leur surface se répand également dans tous les autres points.


4. Mais ces applications du principe des vitesses virtuelles étaient encore trop hypothétiques et, pour ainsi dire, trop lâches pour pouvoir servir à établir une théorie rigoureuse sur l’équilibre des fluides. Aussi ce principe a-t-il été abandonné depuis par la plupart des auteurs qui ont traité de l’Hydrostatique, et surtout par ceux qui ont entrepris de reculer les limites de cette science en cherchant les lois de l’équilibre des fluides hétérogènes, dont toutes les parties sont animées par des forces quelconques recherche très importante par le rapport qu’elle a avec la fameuse question de la figure de la Terre.

Huygens[2] a pris dans cette recherche, pour principe d’équilibre, la perpendicularité de la pesanteur à la surface. Newton[3] est parti du principe de l’égalité des poids des colonnes centrales. Bouguer[4] a remarqué ensuite que, souvent, ces deux principes ne donnaient pas le même résultat, et en a conclu que, pour qu’il y eût équilibre dans une masse fluide, il fallait que les deux principes y eussent lieu à la fois et s’accordassent à donner la même figure à la surface du fluide. Mais Clairaut[5] a démontré de plus qu’il peut y avoir des cas où cet accord ait lieu, et où cependant il n’y aurait point d’équilibre. Maclaurin[6] a généralisé le principe de Newton, en établissant que, dans une masse fluide en équilibre, chaque particule doit être comprimée également par toutes les colonnes rectilignes du fluide, lesquelles appuient sur cette particule et se terminent à la surface ; et Clairaut[7] l’a rendu plus général encore, en faisant voir que l’équilibre d’une masse fluide demande que les efforts de toutes les parties du fluide, renfermées dans un canal quelconque, aboutissant à la surface ou rentrant en lui-même, se détruisent mutuellement. Enfin il a déduit le premier de ce principe les vraies lois fondamentales de l’équilibre d’une masse fluide dont toutes les parties sont animées par des forces quelconques, et il a trouvé les équations aux différences partielles par lesquelles on peut exprimer ces lois ; découverte qui a changé la face de l’Hydrostatique et en a fait comme une science nouvelle.


5. Le principe de Clairaut n’est qu’une conséquence naturelle du principe de l’égalité de pression en tous sens, et l’on peut déduire immédiatement de celui-ci les mêmes équations qui résultent de l’équilibre des canaux. Car, en considérant la pression comme une force qui agit sur chaque particule, et qui peut s’exprimer par une fonction des coordonnées qui déterminent le lieu de la particule dans la masse fluide, la différence des pressions qu’elle souffre sur deux faces opposées et parallèles donne la force qui tend à la mouvoir perpendiculairement à ces faces, et qui doit être détruite par les forces accélératrices dont cette particule est animée ; de sorte qu’en rapportant toutes ces forces aux directions des trois coordonnées rectangles, et supposant la masse fluide partagée en petits parallélogrammes rectangles ayant pour côtés les éléments de ces coordonnées, on a directement trois équations aux différences partielles entre la pression et les forces accélératrices données, lesquelles servent à déterminer la valeur même de la pression et la relation qui doit avoir lieu entre ces forces. Ce moyen simple de trouver les lois générales de l’Hydrostatique est dû à Euler (Mémoires de Berlin de 1755) et il est maintenant adopté dans presque tous les Traités de cette science.


6. Le principe de l’égalité de pression en tous sens est donc jusqu’ici le fondement de la théorie de l’équilibre des fluides, et il faut avouer que ce principe renferme, en effet, la propriété la plus simple et la plus générale que l’expérience ait fait découvrir dans les fluides en équilibre. Mais la connaissance de cette propriété est-elle indispensable dans la recherche des lois de l’équilibre des fluides ? Et ne peut-on pas dériver ces lois directement de la nature même des fluides considérés comme des amas de molécules très déliées, indépendantes les unes des autres et parfaitement mobiles en tout sens ? C’est ce que je vais tâcher de faire dans les Sections suivantes, en n’employant que le principe général de l’équilibre dont j’ai fait usage jusqu’ici pour les corps solides ; et cette partie de mon travail fournira non seulement une des plus belles applications du principe dont il s’agit, mais servira aussi à simplifier à quelques égards la théorie même de l’Hydrostatique.

On sait que les fluides en général se divisent en deux espèces en fluides incompressibles dont les parties peuvent changer de figure, mais sans changer de volume, et en fluides compressibles et élastiques dont les parties peuvent changer à la fois de figure et de volume et tendent toujours à se dilater avec une force connue qu’on suppose ordinairement proportionnelle à une fonction de la densité.

L’eau, le mercure, etc., appartiennent à la première espèce ; et l’air, la vapeur de l’eau bouillante, etc., appartiennent à la seconde.

Nous traiterons d’abord de l’équilibre des fluides incompressibles, et ensuite de celui des fluides compressibles et élastiques.

Séparateur

  1. Cette proposition relative à la pression sur une surface courbe est inexacte. L’auteur ne l’énonce ici que par inadvertance. (J. Bertrand.)
  2. Voir Dissertatio de causa gravitatis, additamentum ; Opera posthuma, t. 1711, p. 116.
  3. Dans le livre des Principes, livre III, proposition 19.
  4. Mémoires de l’Académie des Science ; 1734.
  5. Théorie de la figure de la Terre, p. 28, 2e édition ; Paris, 1808.
  6. Traité des fluxions, t. II, p. 110. Traduction de Pezenas ; Paris, 1749.
  7. Théorie de la figure de la Terre.

    (Notes de M. J. Bertrand.)