Traduction par Philippe Neel.
Édition de la nouvelle revue française (p. 178-190).


XX


– « Il était tard lorsque je pénétrai dans son bureau, après avoir traversé une salle à manger imposante mais vide et très pauvrement éclairée. La maison était silencieuse. Je marchais derrière un vieux domestique javanais renfrogné, vêtu d’une sorte de livrée faite d’une veste blanche et d’un sarong jaune, qui ouvrit la porte du bureau, cria d’une voix profonde : – « Mon maître ! » et s’effaça devant moi, en s’éclipsant de mystérieuse façon, comme s’il eût été un fantôme, un instant réincarné pour ce service particulier. Stein se retourna sur sa chaise, et, dans ce mouvement, ses lunettes parurent remonter d’elles-mêmes sur son front. Il m’accueillit de sa voix calme et enjouée. Un seul coin de la vaste pièce, celui où se dressait la table de travail, était fortement éclairé par une lampe à abat-jour ; le reste se noyait, comme une caverne, dans une ombre indistincte. Des rayons étroits, chargés de caisses foncées, toutes pareilles de lignes et de couleur, couraient autour des murs, sans les revêtir pourtant du plancher au plafond, mais sous forme d’une bande sombre, de quelques pieds de hauteur. C’étaient des catacombes de scarabées. Au-dessus, des tablettes de bois pendaient à intervalles irréguliers, et la lumière qui tombait sur l’une d’elles y faisait mystérieusement luire dans la vaste pénombre les lettres d’or du mot Coléoptères. Les cases de verre, consacrées à la collection de papillons, étaient disposées en trois longues rangées, sur de petites tables à pieds grêles. Une de ces cases, sortie de sa place, reposait sur le bureau, où gisaient des feuilles de papier oblongues, couvertes d’une écriture menue.

– « Voilà comment vous me trouvez… Voilà ! » fit-il. Sa main me désignait la case, où, dans sa grandeur solitaire, un papillon déployait des ailes de sept pouces ou plus, des ailes sombres de bronze, avec des veines blanches d’une exquise délicatesse et une bordure somptueuse de points jaunes. – « Ils n’ont qu’un spécimen comme celui-là, dans votre Londres, et c’est tout. À ma petite ville natale, je léguerai ce numéro de ma collection à moi. Quelque chose de moi… Le meilleur ! »

« Il se penchait sur sa chaise, et le menton appuyé sur le verre de la case, il regardait ardemment. Je me tenais derrière son dos. – « Merveilleux ! » murmura-t-il, comme s’il eût oublié ma présence. Son histoire était curieuse. Né en Bavière, il avait, à vingt-deux ans, pris une part active au mouvement révolutionnaire de 1848. Gravement compromis, il avait réussi à fuir, en trouvant un premier refuge chez un pauvre horloger républicain de Trieste. De là il était passé au Tripoli, avec une pacotille de montres bon marché à colporter ; ce n’était pas un début bien brillant, mais le voyage avait été heureux pour lui cependant, car il avait fait en Afrique la rencontre d’un certain Hollandais, un homme célèbre autant que je me rappelle, mais dont j’ai oublié le nom. Ce naturaliste l’avait engagé comme une sorte d’assistant, et emmené en Orient. Pendant quatre ans ou plus, ensemble ou séparément, ils avaient exploré l’Archipel Indien, en quête d’oiseaux et d’insectes. Puis, le naturaliste reparti dans son pays, Stein qui n’avait pas, lui, de pays à revoir, était resté près d’un vieux négociant, qu’il avait connu au cours de ses voyages à l’intérieur des Célèbes, si l’on peut dire que les Célèbes comportent un intérieur. Ce vieil Écossais, le seul blanc autorisé à résider dans le pays à l’époque, était un ami privilégié de la femme qui présidait alors aux destinées des États Wajo. J’ai souvent entendu Stein conter comment cet homme, légèrement paralysé d’un côté, l’avait présenté à la cour indigène, peu avant d’être emporté par une dernière attaque. C’était un homme large, à la barbe blanche de patriarche et à l’imposante stature. Il était entré dans la salle du conseil où rajahs, pangerans et chefs étaient assemblés, sous la présidence de la reine, une grosse femme ridée (très libre de langage, me disait Stein), et allongée sur un haut divan surmonté d’un dais. L’Écossais tirait la jambe et faisait sonner sa canne. Il saisit Stein par le bras et le mena droit au divan. – « Regardez, reine, et vous, rajahs », proclama-t-il, d’une voix de stentor, « voici mon fils. J’ai fait du commerce avec vos pères, et après ma mort, c’est lui qui en fera avec vous et avec vos fils. »

« Cette simple formalité valut à Stein la situation privilégiée de l’Écossais, avec tous ses stocks de marchandises, ainsi qu’une maison fortifiée sur la seule rivière navigable du pays. Quelque temps après, la vieille reine au langage si libre mourait à son tour, et la région fut troublée par divers prétendants au trône. Stein se joignit au parti d’un fils cadet, celui-là même dont, trente ans plus tard, il ne parlait jamais que sous le nom de « mon pauvre Mohammed Bonso ». Ils furent tous deux les héros d’exploits innombrables ; ils connurent des aventures merveilleuses, et soutinrent une fois, dans la maison de l’Écossais, un siège d’un mois, avec une vingtaine de partisans contre toute une armée. Je crois que les indigènes parlent encore de cette guerre-là. Cependant Stein ne manquait jamais d’attraper, pour son propre compte, tous les scarabées et tous les papillons qu’il pouvait découvrir. Après une huitaine d’années de guerre, de négociations, de fausses trêves, d’attaques brusquées, de réconciliations et de trahisons, et au moment précis où la paix paraissait assurée de durable façon, son « pauvre Mohammed Bonso » avait été assassiné à la porte même de la résidence royale, en descendant de cheval, lors d’un joyeux retour d’une fructueuse chasse au cerf. Un tel événement rendait la position de Stein extrêmement précaire, mais il serait peut-être resté dans le pays, s’il n’eût, très peu après, perdu la sœur de Mohammed (ma chère femme, la Princesse, comme il la désignait avec solennité). Il en avait une fille, mais la mère et l’enfant avaient succombé, à trois jours de distance, aux atteintes d’une fièvre pernicieuse. Il quitta donc des parages que sa perte cruelle lui rendait odieux, et termina ainsi la première et aventureuse partie de son existence. La seconde portion en différait si bien, que, sans la réalité du chagrin qui vivait en lui, cette étrange période lui eût fait l’effet d’un rêve. Il possédait un peu d’argent ; il se refit une vie nouvelle, et au bout d’un certain nombre d’années, avait amassé une fortune considérable. Il avait d’abord fait de nombreux voyages dans les îles, mais l’âge était venu, et depuis quelque temps, il quittait rarement sa maison spacieuse enclose à une lieue de la ville, dans son vaste parc, et entourée d’écuries, de communs et de cabanes de bambou pour son nombreux personnel de domestiques et d’employés. Chaque matin, il se rendait, dans sa charrette légère, à la ville où il avait un bureau avec des commis blancs ou Chinois. Il possédait une flottille de goélettes et de bateaux du pays, pour faire, sur une large échelle, le commerce de denrées des îles. Il menait le reste de sa vie en solitaire, mais sans misanthropie, entre ses livres et ses collections, sans cesse occupé à classer et à ranger ses spécimens, correspondant avec des entomologistes d’Europe, dressant un catalogue descriptif de ses trésors. Telle était l’histoire de l’homme que j’étais, sans aucun espoir précis, d’ailleurs, venu consulter sur le cas de Jim. C’eût été déjà un soulagement pour moi que de connaître son sentiment sur l’affaire. J’étais tout plein de mon sujet, mais je n’en respectai pas moins l’intérêt intense et presque passionné avec lequel il contemplait son papillon, comme s’il eût pu, dans la splendeur bronzée de ces ailes fragiles, dans les traînées blanches, dans les taches somptueuses, distinguer d’autres visions, voir l’image de choses aussi périssables, mais qui eussent pourtant aussi bravé la destruction que ces tissus délicats et sans vie dont la mort ne pouvait ternir la magnificence.

– « Merveilleux… » répéta-t-il, en levant les yeux sur moi. « Regardez… ! Cette beauté, ce n’est rien encore, mais admirez cette précision, cette harmonie… Quelle fragilité… Et quelle force pourtant !… Quelle exactitude… Voilà bien la Nature, l’équilibre de forces colossales !… Toutes les étoiles d’un côté !… tous les brins d’herbe de l’autre…, et le formidable Kosmos, dans son équilibre parfait produit ceci… Cette merveille, ce chef-d’œuvre de la Nature, l’immense artiste… »

– « Je n’ai jamais rencontré entomologiste aussi enthousiaste », fis-je remarquer gaiement. « Le chef-d’œuvre ? Et que faites-vous de l’homme ? »

– « L’homme est prodigieux, mais ce n’est pas un chef-d’œuvre », répliqua-t-il, sans lever les yeux de la plaque de verre. « Peut-être l’artiste était-il un peu fou ? Hein ? Qu’en dites-vous ? Il me semble parfois que l’homme est venu là où il n’a que faire, où il n’y a pas de place pour lui, car autrement, pourquoi voudrait-il prendre toute la place ? Pourquoi courrait-il à droite et à gauche, en menant si grand bruit autour de ses actes, en parlant des étoiles, en écrasant les brins d’herbe… ? »

– « En attrapant des papillons ?… » insinuai-je.

« Il sourit, se renversa contre son dossier et étendit les jambes. – « Asseyez-vous », fit-il. « Ce merveilleux animal c’est moi qui l’ai capturé, par un très beau matin. Et j’en ai ressenti une grosse émotion. Vous ne savez pas ce que c’est, pour un collectionneur, que de s’emparer d’une pièce pareille. Vous ne pouvez pas le savoir ! »

« Je souriais doucement dans mon fauteuil à bascule. Les yeux de Stein semblaient voir bien plus loin que le mur sur lequel ils étaient fixés, et il me raconta qu’un soir, un employé « du pauvre Mohammed » était venu le prier de se rendre à la Residenz comme il disait, demeure distante de quelque neuf ou dix milles, à laquelle on accédait par un sentier, à travers une plaine cultivée, semée çà et là de bouquets de bois. Il avait de bonne heure quitté sa maison fortifiée, après avoir embrassé sa petite Emma et donné toute autorité à « la Princesse », sa femme. Elle l’avait accompagné jusqu’à la grand’porte, une main sur le cou de son cheval : elle portait une blouse blanche, des épingles d’or dans les cheveux, et sur l’épaule gauche une courroie de cuir jaune soutenant un revolver. – « Elle me parlait comme parlent les femmes », disait Stein, « en me recommandant d’être prudent, de tâcher de rentrer avant la nuit et en me taxant de méchanceté parce que je voulais partir seul. Nous étions en guerre et le pays n’était pas sûr. Les domestiques fixaient aux fenêtres les volets blindés et chargeaient leurs carabines ; elle me dit de n’avoir aucune crainte à son sujet. Elle saurait défendre la maison contre n’importe qui, jusqu’à mon retour. Je riais de plaisir, à l’entendre ; c’était bon de la voir si brave, si jeune, si forte. Moi aussi, j’étais jeune, dans ce temps-là ! À la porte, elle prit ma main, la serra et fit un pas en arrière. Je retins mon cheval jusqu’à ce que j’eusse entendu fixer les barreaux derrière moi. Il y avait un de mes grands ennemis, un noble, un beau brigand, qui battait la campagne, avec une bande armée, aux alentours de ma demeure. Je fis un petit temps de galop de quatre ou cinq milles ; il avait plu dans la nuit mais la brume s’était levée, et le visage de la terre était parfaitement net ; il me souriait, tout frais, tout innocent, comme celui d’un petit enfant ! Tout à coup, j’entends une salve de coups de feu, une vingtaine au moins, à ce qu’il me paraît. Des balles me sifflent aux oreilles, et mon chapeau saute de ma tête. C’était une petite embuscade, vous comprenez. Ils s’étaient arrangés à me faire appeler par mon pauvre Mohammed, et m’avaient tendu ce traquenard. Je compris tout en clin d’œil, et me dis : « Il faut un peu d’habileté… » Mon poney s’ébroue, bondit, se dresse sur ses pattes de derrière, et moi, je me laisse tout doucement tomber en avant, la tête sur sa crinière. Il se met à marcher, et, d’un œil, je vois par-dessus son cou, un petit nuage de fumée suspendu à ma gauche au-dessus d’un massif de bambous. Je me dis : « Ah ! ah ! mes amis,… pourquoi n’attendez-vous pas assez avant de tirer ? Vous ne m’avez pas encore gelungen. Oh non ! » Je saisis mon revolver de la main droite tout doucement. En définitive, ils n’étaient que sept, ces gredins. Ils surgissent de l’herbe et se mettent à courir, avec leurs sarongs retroussés, en agitant, leur lance au-dessus de leur tête, et en se criant l’un à l’autre de ne pas laisser échapper le cheval, puisque je suis mort… Je les laisse approcher à la distance de cette porte, et alors, bang… bang… ; je vise soigneusement, à chacun de mes coups. Une dernière balle dans un dos d’homme, mais je le manque. Trop loin déjà. Et je reste en selle, au-dessus de la douce terre toute nette, qui me sourit, et devant trois cadavres abattus sur le sol. L’un était roulé en boule, comme un chien ; un autre, sur le dos, avait un bras devant les yeux, comme pour se garantir du soleil ; le troisième retira sa jambe, très lentement, pour l’allonger brusquement, d’un seul coup. Je le regardai attentivement, du haut de mon cheval, mais c’était bien fini ; er bleibt ganz ruhig, il reste parfaitement tranquille. Et en cherchant sur son visage un signe de vie, je vois quelque chose comme une ombre légère passer sur son front. C’était l’ombre de ce papillon. Regardez cette forme d’ailes. Cette espèce vole haut et d’un vol puissant. Je lève les yeux et le vois s’envoler. Je me dis ; est-ce possible ?… et je le perds de vue. Je descends de selle et me mets à marcher très lentement, mon revolver dans une main et la bride de mon cheval dans l’autre ; je jette les yeux à droite et à gauche, en bas et en l’air, partout. Je finis par le revoir juché sur un petit tas de boue, à dix pieds de moi. Mon cœur se met à battre ; je lâche mon cheval, garde mon revolver dans une main et retire de l’autre mon feutre mou de ma tête. Un pas… Tout doux !… Un second pas… Flop ! Je l’avais ! Quand je me relevai, l’émotion me faisait trembler comme une feuille, et lorsque je me rendis compte, en déployant ces ailes magnifiques, de la rareté et de l’extraordinaire perfection de ma capture, la tête me tourna et les jambes me manquèrent si bien que je dus m’asseoir par terre. J’avais eu le grand désir de trouver un spécimen de cette espèce, lorsque j’étais au service du professeur. J’avais, à cet effet, entrepris de longues tournées et subi de grosses privations ; j’en avais rêvé dans mon sommeil, et tout à coup, voilà que je le tenais dans mes doigts, pour moi. Selon les paroles du poète (il prononçait boète),

« So halt ich’s endlich denn in meinen Hænden
Und nenn es in gewissen Sinne mein. »

« Il prononça ces paroles avec emphase, d’une voix soudain baissée et détourna lentement ses yeux de mon visage. Il se mit à bourrer, avec une activité silencieuse, une pipe à long tuyau, puis, le pouce sur l’ouverture du fourneau, me regarda d’un air significatif.

– « Oui, mon bon ami, ce jour-là, je n’avais plus rien à désirer ; j’avais bien déconfit mon principal ennemi ; j’étais jeune et fort ; j’avais l’amitié, j’avais l’amour d’une femme, j’avais un enfant pour me remplir tout à fait le cœur, et l’objet des rêves d’un temps de ma vie, je le tenais aussi dans les mains ! »

« Il frotta une allumette qui jeta une lueur vive. Son visage placide et rêveur eut une crispation douloureuse.

– « Ami, femme, enfant… » fit-il, lentement, en regardant la petite flamme, « phou… ! » L’allumette s’éteignit ; il se retourna avec un soupir vers la case de verre. Les ailes frêles et glorieuses tremblaient légèrement, comme si son souffle eût, pour un instant, rappelé à la vie ce somptueux objet de ses rêves.

– « L’ouvrage », reprit-il brusquement avec son accent habituel de douceur enjouée, « l’ouvrage est en bonne voie ; je viens de décrire ce rare spécimen… Oui ! Mais quelles bonnes nouvelles apportez-vous ? »

– « À dire vrai, Stein », répondis-je avec un effort qui me surprit moi-même, « je suis venu pour vous décrire un spécimen, moi aussi… »

– « Un papillon ? » demanda-t-il, avec une vivacité incrédule et joyeuse.

– « Non, rien d’aussi parfait », répondis-je, en me sentant soudain accablé par un monde de doutes… « Un homme… »

– « Ach so ! » murmura-t-il, et le visage souriant qu’il tournait vers moi se fit grave tout à coup. Il me regarda un instant, puis déclara lentement : « Eh bien, je suis un homme aussi ! »

« Le voilà bien tout entier ; il savait se montrer si généreusement encourageant, qu’un homme scrupuleux hésitait, au moment de la confidence ; mon hésitation fut pourtant de courte durée.

« Il m’écoutait, les jambes croisées ; de temps en temps son visage disparaissait complètement dans une explosion de fumée, et un grognement sympathique sortait du nuage. Lorsque j’eus achevé mon récit, il décroisa les jambes, posa sa pipe, se pencha gravement vers moi, les coudes sur les bras de son fauteuil, les doigts joints :

– « Je comprends très bien ; c’est un romanesque ! »

« Il avait trouvé, du premier coup, et je restai d’abord stupéfait de la sûreté de son diagnostic ; notre conversation ressemblait fort, en effet, à une consultation médicale : Stein faisait si bien figure de savant, dans son fauteuil et à sa table, et moi, de mon siège, je levais sur lui un regard si empreint d’anxiété, qu’il eût paru tout naturel de demander :

– « Que faut-il faire ? »

« Il leva un long index.

– « Il n’y a qu’un remède. Une seule chose peut nous guérir de nous-mêmes. » L’index retomba sur le bureau avec un claquement sec. Le cas dont il m’avait montré la simplicité se faisait plus simple encore, si possible, et totalement désespéré. Il y eut un silence. – « Oui », fis-je, « mais à proprement parler, la question ici n’est pas de guérir : c’est de vivre ! »

« Il m’approuva de la tête, un peu tristement, peut-être. – « Ja… Ja… De façon générale, pour parler comme votre grand poète. « That is the question… » Il continuait à hocher la tête avec sympathie. « Être ? Ach ! Être ! »

« Il se redressa, le bout des doigts sur la table.

– « Nous voulons « être » de tant de façons différentes », reprit-il. « Ce magnifique papillon trouve un petit tas de boue et s’y pose tranquillement, mais l’homme ne veut jamais rester tranquille sur son tas de boue ! Il veut être là… et puis après là… » Il levait, puis abaissait la main. « Il veut être un saint, puis il veut être un démon, et chaque fois qu’il ferme les yeux, il se voit très beau, plus beau qu’il ne peut jamais l’être… En rêve… »

« Il abaissa le couvercle de verre ; la serrure automatique se ferma avec un bruit sec, et prenant la caisse à deux mains, il la rapporta religieusement à sa place ; il sortit du cercle brillant tombé de l’abat-jour, pour entrer dans la zone de lumière atténuée, puis dans l’ombre confuse. Ce rapide passage faisait un effet singulier ; on eût dit qu’il échappait, en quelques pas, à ce monde concret et à ses inquiétudes. Comme si elle eût été dépouillée de substance, sa haute silhouette semblait planer, avec des mouvements vagues et arrondis, au-dessus d’objets invisibles ; sa voix, issue d’un lointain où il paraissait mystérieusement occupé de soins immatériels, cessait d’être incisive pour se faire profonde et grave, adoucie par la distance.

– « Et c’est de ce que l’on ne peut toujours garder les yeux fermés que vient la vraie difficulté, que naît la peine du cœur, la douleur du monde. Je vous le dis, mon ami, il n’est pas bon de s’apercevoir que l’on ne peut réaliser son rêve, faute de force ou d’habileté… Ja !… Et l’on reste pourtant un si beau gaillard, tout le temps ! Wie ? Was ? Gott im Himmel ! Comment est-ce possible ? Ha ! Ha ! Ha ! »

« L’ombre penchée sur les tombes de papillons riait impétueusement.

– « Oui ! cette chose terrible est très drôle ! En naissant, un homme tombe dans un rêve comme on tombe à la mer. S’il veut se débattre pour en sortir, comme le font les gens sans expérience, il se noie… nicht wahr ?… Non, je vous le dis, ce qu’il faut, c’est s’abandonner à l’élément destructeur, et s’arranger, à force d’efforts des mains et des pieds dans l’eau, pour que la mer profonde, profonde vous soutienne. Voilà, si vous me le demandez, comment on peut arriver à « être ».

« Sa voix prenait une puissance extraordinaire, comme s’il eût été inspiré dans l’ombre par une sagesse chuchotante. – « Je vous le dis ; pour cela aussi, il n’y a qu’un moyen. »

« Avec un bruit pressé de pas sur le sol, il traversa le cercle de lueur confuse et apparut soudain dans l’éclat de la lumière. Sa main tendue était pointée sur ma poitrine comme un pistolet ; ses yeux, très enfoncés, semblaient vouloir me transpercer, mais sa lèvre crispée ne prononça pas une parole, et l’austère exaltation de la certitude qu’il avait trouvée dans l’ombre disparut de son visage. Il laissa tomber la main tendue vers ma poitrine et fit un pas dans ma direction pour la poser doucement sur mon épaule. Il y avait des choses, me dit-il tristement, qu’il valait peut-être mieux ne jamais raconter, mais il avait si longtemps vécu seul que souvent, il oubliait… il oubliait… La lumière avait dissipé la certitude dont avait paru l’inspirer l’ombre lointaine. Il s’assit, les deux coudes sur la table, et se frotta le front. – « Et pourtant c’est vrai, c’est vrai… Plonger dans l’élément destructeur… » Il parlait à voix basse, sans me regarder, une main de chaque côté du visage. « Voilà le secret… Suivre son rêve et suivre son rêve encore… et ainsi… ewig… usque ad finem… » Son murmure convaincu ouvrait devant mes yeux une vaste et incertaine perspective, comme celle d’un horizon crépusculaire, sur une plaine, à la tombée de la nuit…, ou à l’aube, peut-être ? On ne savait pas au juste, mais c’était une lumière charmeuse et décevante, qui jetait la poésie subtile de sa pénombre sur des fondrières… et sur des tombes. Sa vie avait commencé dans l’enthousiasme, dans le sacrifice aux idées généreuses ; il avait voyagé très loin, sur des chemins divers et d’étranges sentiers ; sur tous il avait marché sans faiblesse, et partant sans honte et sans regret. En cela il avait raison. C’était le secret, sans doute. Mais la grande plaine où les hommes errent parmi les tombes et les fondrières, restait très désolée, sous la subtile poésie de sa lumière crépusculaire, pleine d’ombre au centre, et ceinte de clartés, comme si elle eût été entourée d’un abîme de flammes. Lorsque je rompis enfin le silence, ce fut pour exprimer l’opinion que l’on n’aurait su trouver homme plus romanesque que lui.

« Il hocha doucement la tête, puis fixa sur moi un regard patient et interrogateur. C’était une honte, dit-il ; nous nous laissions aller à bavarder comme deux enfants, au lieu de nous efforcer de trouver ensemble quelque chose de pratique, un remède applicable au mal, au grand mal…, répéta-t-il, avec un sourire malicieux et indulgent. Mais cela ne rendit pas notre conversation plus précise. Nous évitions de prononcer le nom de Jim, comme si nous eussions voulu écarter de notre discussion tout être de chair et de sang, et qu’il n’eût été qu’un esprit errant, qu’une ombre douloureuse et sans nom. – « Voyons », fit Stein en se levant, « ce soir vous coucherez ici, et demain matin nous déciderons quelque chose de pratique. Il alluma un chandelier à deux branches et me montra le chemin. Escortés des lueurs jetées par les bougies, nous traversâmes des pièces sombres et vides. La lumière glissait sur les parquets cirés, passait çà et là sur la surface polie d’une table, s’accrochait au renflement d’un meuble, ou s’allumait toute droite dans de lointains miroirs, tandis que dans les profondeurs du vide cristal se reflétaient silencieusement les formes de deux hommes et les flammes de deux bougies. Stein marchait lentement, un pas devant moi, avec une courtoisie déférente ; il y avait sur son visage une quiétude profonde et pour ainsi dire attentive ; de longues boucles blondes semées de fils blancs tombaient sur sa nuque légèrement penchée.

– « C’est un romanesque,… un romanesque », répéta-t-il. « Et c’est très mauvais,… très mauvais… Et très bon aussi », ajouta-t-il. – « En êtes-vous sûr ? » demandai-je.

– « Gewiss », fit-il, restant debout, son chandelier à la main, sans me regarder. « C’est évident. Pourquoi autrement une douleur intime l’amènerait-elle à se découvrir lui-même ? Qu’est-ce donc qui le fait… exister, à vos yeux et aux miens ? »

« Il était difficile, à ce moment, de croire à l’existence extérieure de Jim, à cette existence commencée dans un presbytère, souillée par le contact des foules comme par des nuages de poussière, réduite au silence, dans le monde matériel, par les appels tumultueux de la vie et de la mort…, mais son impérissable réalité s’imposait pourtant à moi avec une force convaincante et terrible. Je la distinguais avec netteté, comme si notre course à travers les hauts appartements silencieux, comme si les lueurs tremblantes et les visions furtives de silhouettes humaines et de flammes vacillantes dans des profondeurs transparentes et insondables, nous eussent fait approcher de la Vérité absolue, qui, à l’instar de la Beauté, flotte à demi submergée, obscure et fugitive, sur les immobiles et muettes eaux du mystère. – « C’est possible », concédai-je, avec un rire léger, dont la répercussion inattendue et bruyante me fit aussitôt baisser le ton, « mais ce dont je suis sûr, au moins, c’est que vous l’êtes bien, vous aussi. » La tête penchée sur la poitrine, et le candélabre levé très haut, il se remit en marche. – « Oh, évidemment, j’existe aussi…, » murmura-t-il.

« Il me précédait. Mes yeux suivaient ses mouvements, mais ce que je voyais, ce n’était pas le chef de la maison de commerce, l’hôte joyeusement accueilli dans les réunions, le correspondant de sociétés savantes et de naturalistes lointains ; je voyais seulement la réalité d’une destinée qu’il avait su guider d’un pas ferme, je voyais cette vie commencée dans un humble milieu, cette existence riche de généreux enthousiasmes, d’amitiés, d’amour, de guerres, de tous les éléments exaltés du roman. Devant la porte de ma chambre, il se retourna vers moi : – « Oui », fis-je, comme si j’eusse poursuivi une discussion, « … et entre autres choses, vous aviez follement rêvé d’un certain papillon ; mais lorsqu’un beau matin, votre rêve est venu à votre rencontre, vous n’avez pas laissé échapper l’occasion merveilleuse… N’est-ce pas ?… Tandis que lui… » Stein leva la main : – « Savez-vous donc combien d’occasions j’ai laissé s’enfuir, combien j’ai laissé s’évanouir de rêves qui avaient croisé mon chemin ? » Il hocha la tête avec regret. « Je crois bien que certains de ces rêves auraient été très beaux, si j’avais su les réaliser… Mais savez-vous combien ?… Je ne le sais peut-être pas moi-même ! » – « Que les siens aient été beaux ou non », répliquai-je, « … il y en a un au moins qu’il n’a pas su conquérir ! » – « Nous en avons tous laissé échapper un ou deux comme cela ! » fit Stein, « et c’est la peine…, la grosse peine… »

« Il me serra la main sur le seuil et jeta un coup d’œil dans la chambre par-dessous son bras levé. – « Dormez bien », fit-il, « et demain, il faudra que nous cherchions quelque chose de pratique,… de pratique… »

« Bien que sa chambre fût située au-dessous de la mienne, je le vis reprendre le chemin que nous avions suivi. Il retournait à ses papillons. »