Lord Jim/Chapitre XXI

Traduction par Philippe Neel.
Édition de la nouvelle revue française (p. 190-197).


XXI


– « Je ne pense pas qu’aucun de vous ait jamais entendu parler du Patusan ? » reprit Marlow, après un silence rempli par l’allumage méthodique d’un cigare. « Peu importe ; dans la foule des corps célestes qui se pressent la nuit autour de nous, il y en a plus d’un dont les hommes n’ont jamais entendu parler, parce qu’il gravite en dehors de la sphère de leurs habitudes, et n’a d’importance terrestre que pour les astronomes qui sont payés pour parler doctement de sa composition, de son poids, de son orbite, des irrégularités de sa trajectoire, des aberrations de sa lumière, comme d’une sorte de scandaleuse monstruosité scientifique. Il en est ainsi du Patusan. Les cercles gouvernementaux de Batavia y faisaient de doctes allusions, à propos surtout de ses aberrations et de ses irrégularités, et dans le monde du commerce, quelques très rares négociants le connaissaient de nom. Mais personne n’y était allé, et je soupçonne que personne ne se souciait d’y aller, comme je suppose qu’un astronome objecterait fort à être transporté dans un lointain corps céleste, où séparé de ses émoluments terrestres, il serait abasourdi par le spectacle de ciels inconnus. Mais les corps célestes ni les astronomes n’ont rien à voir avec le Patusan. C’est Jim qui s’y rendit. Je voulais seulement vous faire comprendre que si Stein eût réussi à l’envoyer dans une étoile de cinquième grandeur, le changement n’eût pas été plus complet pour lui. Laissant en arrière les faiblesses terrestres et la réputation qu’il s’était acquise, il trouva, pour exercer ses facultés imaginatives, des conditions toutes nouvelles. Toutes nouvelles et toutes remarquables. Et c’est de remarquable façon aussi qu’il sut en profiter.

« Stein était l’homme qui en savait plus que quiconque sur le Patusan. Plus même que les cercles gouvernementaux, je crois. Je ne doute pas qu’il n’y fût allé, soit dans ses jours de chasse aux papillons, soit plus tard, lorsque son incorrigible manie le poussait à relever, par une pincée de roman, les sauces épaisses de sa cuisine commerciale. Il y a bien peu de coins de l’Archipel qu’il n’eût visités, dans leur pénombre originelle, avant que la lumière (et même la lumière électrique), ne les eût inondés, au nom d’une plus saine morale et… eh bien, au nom de plus gros bénéfices, aussi. C’est au petit déjeuner, le lendemain de notre entretien sur Jim, qu’il me parla du Patusan. Je venais de répéter le mot du pauvre Brierly : – « Qu’il creuse donc un trou de vingt pieds pour s’y terrer ! » Il me regarda avec un intérêt attentif, comme si j’eusse été un insecte rare. – « Ce serait à la rigueur possible ! » fit-il, en dégustant son café. – « Oui, l’enterrer… » commentai-je. « On ne s’arrête guère à pareille idée, mais on ne saurait mieux faire, étant donné la nature de ce garçon-là ! » – « Oui, il est jeune », murmura Stein. – « C’est le plus jeune des êtres humains », affirmai-je. – « Schön ! Il y a le Patusan », reprit-il, sur le même ton de rêve… « Et la femme est morte maintenant », ajouta-t-il, mystérieusement.

« Naturellement, je ne sais rien de cette histoire ; je puis seulement inférer qu’une fois déjà, le Patusan avait servi d’asile à un être accablé par une faute, une transgression ou un malheur. On ne saurait soupçonner Stein. La seule femme qui eût existé pour lui, c’était la jeune Malaise qu’il appelait : « Ma femme la Princesse », ou plus rarement, et dans ses moments d’expansion : « la mère de mon Emma ». Je ne saurais dire quelle était la femme à laquelle il songeait, à propos du Patusan, mais ses allusions me firent conclure que c’était une Hollando-Malaise, jolie et bien élevée, dont l’existence avait été tragique ou simplement pitoyable ; la partie la plus douloureuse de son histoire était sans doute son mariage avec un Portugais de Malacca, jadis employé dans une maison de commerce des colonies hollandaises. Je sus par Stein que cet individu était peu recommandable, à plus d’un titre, mais toujours de façon mal définie et dangereuse. C’est uniquement par considération pour sa femme que Stein l’avait nommé directeur du comptoir de la maison Stein et Cie, à Patusan ; au point de vue commercial, cette désignation n’avait pas été heureuse, pour la société tout au moins, et maintenant que la femme était morte, Stein était disposé à essayer d’un nouvel agent. Le Portugais, qui s’appelait Cornélius, se tenait pour un homme méconnu, et considérait que ses mérites l’eussent désigné pour de plus hautes fonctions. C’est cet individu que Jim allait devoir remplacer. – « Je ne crois pas qu’il veuille céder la place », remarqua Stein. « Ce n’est pas mon affaire, d’ailleurs ; c’est seulement par considération pour cette femme que j’ai… Mais je crois qu’il y a une jeune fille, et s’il veut rester, je lui laisserai la disposition de la vieille maison. »

« Le Patusan fait partie d’un État indigène indépendant ; c’est un district écarté, dont le principal établissement porte le même nom. À quelque quarante milles de la mer, en un point d’où l’on découvre les premières maisons, on voit s’élever, au-dessus de la masse des forêts, les sommets très voisins de deux montagnes abruptes, séparés par ce que l’on prendrait pour une fissure profonde, fente produite par un coup formidable. En fait, la vallée intermédiaire ne forme qu’une faille étroite, et de la ville, la montagne se présente sous forme d’une masse irrégulièrement conique, et fendue en deux moitiés légèrement écartées. Au troisième jour qui suit la pleine lune, l’astre nocturne, vu de l’espace ouvert devant la maison de Jim (il avait une très belle maison de style indigène, lorsque j’allai le voir), se levait en plein derrière ces montagnes ; sa lueur diffuse accusait d’abord les deux masses en un relief d’un noir intense, puis tout à coup émergé et montant doucement entre les deux parois de la crevasse, le disque rougeoyant et presque parfait finissait par flotter au-dessus des sommets, comme s’il eût, avec un air de triomphe modeste, échappé à une tombe géante. – « Merveilleux effet ! » déclara Jim, à côté de moi ; « cela vaut la peine d’être vu, n’est-ce pas ? »

« Il laissait percer sous ces mots un accent d’orgueil personnel qui me fit sourire ; on aurait dit qu’il avait pris une part à l’ordonnance de ce spectacle unique. Il avait réglé tant de choses, au Patusan, tant de choses qui eussent paru aussi impossibles à contrôler pour lui que la marche du soleil et des étoiles !

« C’était inconcevable, et c’était pourtant le caractère particulier du rôle auquel Stein et moi l’avions inconsciemment convié, sans autre dessein que de l’éloigner de la vie des hommes, et de l’arracher plus encore à la sienne, comprenez-le. Tel était notre premier mobile, bien que j’aie peut-être eu, je dois l’avouer, un autre motif pour me pousser. Je devais rentrer pour quelque temps en Angleterre et il est possible que j’eusse, à demi inconsciemment peut-être, souhaité disposer de lui, disposer de lui, vous m’entendez, avant mon départ. Je retournais au pays, et c’est le pays qui me l’avait envoyé, avec sa triste peine et ses droits obscurs, comme un homme qui halète sous un fardeau, dans le brouillard. Je ne puis affirmer l’avoir jamais clairement vu…, même aujourd’hui, après cette dernière visite que je lui ai faite, mais il me semblait que moins je le comprenais, plus j’avais d’obligations envers lui, au nom même de ce doute qui est une part inséparable de notre connaissance. En savais-je tellement plus sur moi-même ? Je retournais donc au pays, je vous le répète, à ce pays assez lointain pour que tous les foyers y deviennent comme un seul foyer, auquel le plus humble d’entre nous a le droit de s’asseoir. Illustres ou obscurs, nous errons par milliers à la surface du globe, pour amasser au-delà des mers argent ou gloire, ou gagner seulement une croûte de pain ; mais il me semble que pour chacun de nous le retour au pays constitue une sorte de reddition de comptes. Nous rentrons pour affronter nos supérieurs, nos parents, nos amis, ceux à qui nous obéissons et ceux que nous aimons… mais les êtres mêmes qui n’ont personne, les plus dépouillés, les plus solitaires, les plus libérés de juges et de liens, ceux pour qui le foyer ne comporte ni chers visages ni voix familières, – doivent affronter l’âme du pays, l’âme qui flotte dans son air et dans son ciel, sur ses vallées et sur ses collines, sur ses champs, ses eaux et ses bois, comme un muet ami, un juge et un inspirateur. Dites ce que vous voudrez, mais pour retrouver la joie du pays, pour affronter sa vérité et respirer sa paix, il faut rentrer avec la conscience libre. Tout cela peut vous paraître pure sentimentalité, et peu d’entre nous, en effet, ont le désir ou la faculté de regarder consciencieusement sous la surface des émotions familières. Il y a les jeunes filles que nous aimons, les hommes vers qui nous levons les yeux, les tendresses, les amitiés, les occasions, les plaisirs… Mais le fait reste entier ; il faut avoir les mains propres pour toucher à sa récompense, si l’on ne veut pas la voir changée en feuilles mortes entre les doigts. Je crois que ce sont les isolés, les êtres sans foyer et sans affection, ceux qui ne retournent pas à une maison, mais au pays lui-même, pour retrouver son âme désincarnée, éternelle et immuable, je crois que ce sont ceux-là qui éprouvent le mieux sa sévérité et sa puissance rédemptrice, la grâce de son droit séculaire à notre fidélité et à notre soumission. Oui, si nous ne sommes pas nombreux à comprendre cela, nous le sentons tous, et je dis tous, sans exception, car ceux qui ne le sentent pas ne comptent pas non plus. Tout brin d’herbe a son petit coin de terre d’où il tire vie et force, et l’homme aussi est enraciné dans une terre spéciale d’où il tire sa foi en même temps que sa vie. Je ne sais jusqu’à quel point Jim comprenait, mais je sais qu’il sentait ; il sentait confusément mais d’intense façon, la nécessité d’une telle vérité,… ou d’une telle illusion ; peu m’importe le nom que vous lui donnerez ; cela fait une bien petite différence, et cette différence-là signifie si peu ! Le certain, c’est qu’en raison de tels sentiments, il attachait, lui, de l’importance à un retour. Il ne retournerait jamais au pays, jamais ! S’il avait été capable de manifestations pittoresques, il eût frémi à cette seule pensée, et vous eût fait frémir aussi. Mais il n’était pas homme à s’abandonner à de telles faiblesses, bien qu’à sa façon, ce fût un expressif. À l’idée d’un tel retour, il serait devenu désespérément raide et impassible, le menton baissé et la lèvre boudeuse, cependant que ses yeux bleus candides auraient lancé un éclair sous les sourcils froncés, comme devant une pensée intolérable et révoltante. Il y avait de l’imagination sous ce crâne dur que l’épaisse chevelure crépue coiffait comme d’un casque. Pour moi qui n’ai pas d’imagination (je serais plus rassuré aujourd’hui sur son sort, si j’en avais), je ne veux pas vous faire croire que je me représentasse l’âme du pays surgissant au-dessus des blanches falaises de Douvres, pour me demander ce que j’avais fait, – moi qui revenais sans os cassés, – de mon très jeune frère. Je savais trop bien qu’il était de ces êtres sur le sort desquels il n’y a point d’enquête ; j’avais vu des hommes qui valaient mieux que lui disparaître et s’évanouir à jamais, sans provoquer une manifestation de curiosité ou de regret. Ainsi qu’il sied aux génies de vaste envergure, l’âme du pays n’a cure de vies innombrables. Malheur aux traînards ! Nous n’existons qu’à notre place dans le rang ! Il était resté en arrière et n’avait pas su rester à la hauteur de ses camarades, mais il le sentait avec une intensité qui le rendait touchant, au même titre que la vie plus intense d’un homme rend sa mort plus émouvante que celle d’un arbre. Je m’étais trouvé à point sur sa route, et j’avais été touché, voilà toute l’histoire. Je me tourmentais de savoir de quel côté il allait se tourner. J’aurais vraiment souffert si, par exemple, il se fût mis à boire. La terre est si petite que j’avais peur d’être accosté un jour par un vagabond aux yeux troubles, au visage bouffi et souillé, aux savates de toile éculées, avec des loques flottantes aux coudes, et qui, au nom d’anciennes relations, m’emprunterait cinq dollars. Vous connaissez l’horrible et louche allure de ces épouvantails, sortis d’un passé présentable, qui vous fondent dessus, la voix éraillée et veule, le regard impudent et à demi détourné ; vous connaissez ces rencontres, plus douloureuses pour l’homme qui croit à la solidarité des existences humaines, que ne peut l’être à un prêtre la vue de l’agonie d’un vieil impénitent. Voilà, à dire vrai, la seule espèce de danger que j’envisageasse pour lui et pour moi, mais je me méfiais de mon défaut d’imagination. Peut-être pouvait-il arriver pis encore, dans un sens que mon esprit était impuissant à se représenter. Je ne pouvais oublier que ce garçon-là était un bel imaginatif, et les imaginatifs sont capables de s’écarter fort loin dans une direction, comme si on leur avait donné une longueur de câble plus grande qu’à leurs voisins, dans le difficile mouillage de la vie. Ils n’y manquent pas non plus, et s’adonnent à la boisson, parfois. Peut-être lui faisais-je tort, en ressentant pareille crainte à son sujet. Mais comment le savoir ? Tout ce que Stein lui-même trouvait à m’en dire, c’est que c’était un romanesque. Et moi, tout ce que je savais, c’est qu’il était l’un de nous. De quoi se mêlait-il, en étant romanesque ? Si je vous parle autant de mes sentiments instinctifs et de mes réflexions brumeuses, c’est qu’il ne me reste plus grand-chose à dire de lui. Il existait pour moi, et, somme toute, c’est par moi seulement qu’il existe pour vous. Je l’ai conduit par la main et je l’ai fait parader devant vous. Mes appréhensions si vulgaires étaient-elles injustes ? Je ne saurais le dire, aujourd’hui encore. Peut-être pourriez-vous le dire, vous, avec plus de sagesse, puisque, selon le proverbe, ce sont les spectateurs qui voient le mieux le jeu. En tout cas, elles étaient superflues. Il ne s’est pas écarté du chemin, pas du tout ; au contraire, il y a marché merveilleusement, droit comme une flèche, et il a prouvé par son excellente allure qu’il savait aussi bien soutenir un effort que partir d’un bond. Je devrais être ravi, car c’est une victoire à laquelle j’ai contribué, et je ne suis pourtant pas aussi heureux que je m’y serais attendu. Je me demande si cet effort l’a vraiment fait sortir de la brume où il errait, comme une silhouette assez mince, mais attachante avec ses contours flous, traînard qui gémissait inconsolablement sur la perte de son humble place dans le rang. D’ailleurs le dernier mot de l’histoire n’est pas dit, et ne sera jamais dit sans doute. Nos vies ne sont-elles pas trop courtes pour nous donner le temps d’aller jusqu’au bout d’une phrase, qui reste éternellement, à travers nos balbutiements, à l’état d’intention ? J’ai renoncé à entendre ces dernières paroles, dont le bruit, si elles pouvaient seulement être prononcées, ébranlerait le ciel et la terre. Nous ne trouvons jamais le temps de prononcer notre dernière parole, de dire le dernier mot de notre amour, de notre désir, de notre foi, de notre remords, de notre soumission, de notre révolte. Le ciel et la terre ne veulent pas être ébranlés sans doute, au moins par nous qui connaissons sur eux trop de vérités. Mes dernières paroles sur le compte de Jim seront brèves. J’affirme qu’il a atteint une vraie grandeur, mais une telle histoire est rapetissée par celui qui la raconte ou plutôt par ceux qui l’écoutent. Franchement, c’est moins de mes paroles que je me méfie que de vos esprits. Je saurais être éloquent si je ne craignais que vous ayez laissé étioler vos imaginations pour vous remplir le ventre. Je ne veux pas vous offenser ; il est bien respectable, apaisant, profitable,… et ennuyeux de ne point nourrir d’illusions. Pourtant vous aussi, à votre heure, vous avez dû connaître cette intensité de vie, cette lumière splendide qui naissent parfois du choc de choses futiles, et qui paraissent aussi stupéfiantes que la gerbe d’étincelles jaillie d’une pierre froide… aussi stupéfiantes et aussi éphémères, hélas ! »