Lord Jim/Chapitre XIX

Traduction par Philippe Neel.
Édition de la nouvelle revue française (p. 172-178).


XIX


– « Je me suis étendu sur ces deux épisodes, pour vous montrer l’attitude de Jim dans ses nouvelles conditions d’existence. Il y eut de nombreux incidents du même genre, plus que je n’en saurais compter sur les doigts de mes deux mains. Ils étaient tous empreints de la même exaltation absurde, qui rendait leur futilité profonde et touchante. C’est peut-être un geste d’héroïsme prosaïque que de jeter son pain quotidien pour se garder les mains libres en vue d’un combat contre un fantôme. D’autres l’avaient fait avant lui (bien que nous sachions, nous qui avons vécu, que ce n’est pas l’hallucination de l’âme, mais la faim du corps qui fait les réprouvés), et des hommes qui avaient mangé et comptaient bien manger tous les jours, avaient applaudi à leur folie généreuse. Mais Jim était vraiment infortuné, car toute son impétuosité ne pouvait le soustraire à l’ombre mortelle. Il planait toujours un doute sur son courage. La vérité, sans doute, c’est qu’il est impossible d’en finir avec le fantôme d’un fait. On peut l’affronter ou fuir devant lui, et j’ai même rencontré un ou deux hommes qui savaient faire un petit signe amical à leur ombre familière. Évidemment, Jim n’était pas de ceux-là, mais je n’ai jamais pu démêler si sa ligne de conduite visait à fuir devant le fantôme ou à le regarder en face.

« Tout mon effort d’esprit suffisait seulement à me montrer qu’en présence de gestes aussi complexes que les nôtres, la nuance était trop subtile pour rester perceptible. On eût pu conclure à une fuite, aussi bien qu’à un mode particulier de combat. Aux yeux du vulgaire qui s’attachent aux formes visibles, Jim devenait une pierre roulante : au bout d’un certain temps, on commença à le connaître parfaitement, voire à le tenir pour un objet notoire dans le cercle de ses pérégrinations qui comportait un diamètre de quelque douze cents lieues, comme on connaît dans tout un district, un excentrique de village. À Bangkok, par exemple, où il avait trouvé une place chez Yucker Frères, affréteurs et négociants en bois de teck, c’était chose pathétique que de le voir travailler au soleil, en gardant farouchement un secret connu des troncs d’arbres mêmes du bord de la rivière. Schomberg, le tenancier de l’hôtel où il prenait pension, Allemand hirsute à la mâle carrure, et colporteur infatigable de potins scandaleux, aimait fort, avec ses deux coudes sur la table, donner une version embellie de l’affaire, à tous ceux de ses hôtes qui se souciaient d’absorber des histoires arrosées de consommations coûteuses. – « Et c’est le plus gentil garçon du monde, notez-le, un homme tout à fait supérieur », concluait généreusement l’hôtelier. Il est fort à la louange des consommateurs de rencontre qui fréquentaient chez Schomberg que Jim eût pu rester six mois pleins à Bangkok. J’ai remarqué que les gens, les étrangers même, étaient attirés vers lui, comme on est attiré vers un enfant aimable. Malgré sa réserve, on eût dit que son extérieur, ses yeux, son sourire lui gagnaient des sympathies partout où il allait. Et ce n’était pas un imbécile non plus. J’ai entendu Siegmund Yucker, un Suisse de naissance, un être doux affligé d’une dyspepsie cruelle et si affreusement boiteux que sa tête décrivait un quart de cercle à chacun de ses pas, déclarer que pour un homme si jeune il avait « une grande gabasité », comme s’il se fût agi d’une mesure métrique. – « Pourquoi ne l’envoyez-vous pas dans l’intérieur ? » m’enquérais-je avec inquiétude, sachant que les frères Yucker possédaient là concessions et forêts de teck. « S’il a de la capacité, comme vous le dites, il se fera vite au travail ; et au point de vue physique, il est tout désigné ; il a toujours joui d’une excellente santé. » – « Ach ! C’est une crante chose, tans ce pays, te n’être pas suchet à la tys… pepsie », soupirait avec un accent d’envie le pauvre Yucker, en jetant à la dérobée un regard sur le creux de son malheureux estomac. Quand je le quittai, il tambourinait sur la table, et murmurait d’un air rêveur : – « Es ist ein idee ; es ist ein idee. » Malheureusement, le soir même, une fâcheuse histoire survint à l’hôtel.

« Je ne puis vraiment blâmer beaucoup Jim, mais ce fut certainement un incident regrettable, une de ces lamentables rixes de cabaret qui mit aux prises avec Jim une espèce de Danois à yeux louches, dont la carte de visite proclamait ce titre, sous un nom à coucher à la porte : « Premier lieutenant de la Marine Royale du Siam. » Le bonhomme était une vraie mazette au billard, mais ne devait pas aimer se faire battre. Ayant assez bu, vers la sixième partie, pour être de méchante humeur, il se mit à faire quelques remarques désobligeantes sur le compte de Jim. La plupart des assistants ne distinguèrent pas ses paroles, et quant à ceux qui les avaient entendues, les déplorables conséquences qu’elles entraînèrent aussitôt, parurent avoir effacé tout souvenir de leur esprit. Le Danois dut s’estimer heureux de savoir nager, car la pièce donnait sur une véranda, au-dessous de laquelle le Menam roulait ses eaux larges et profondes. Une embarcation de Chinois, probablement engagés dans quelque expédition de maraude, repêcha l’officier du roi de Siam, et vers minuit, Jim arriva sans chapeau à bord de mon navire. – « Tout le monde paraissait au courant de mon histoire, dans ce café », fit-il, tout haletant encore de la lutte, apparemment. Il regrettait un peu, en gros, ce qui s’était passé, mais dans ce cas-là, comme il le disait : « il n’avait pas le choix ». Ce qui causait surtout sa détresse, c’était de voir que tout le monde connaissait aussi bien la nature de son douloureux fardeau que s’il l’eût, tout le temps, porté sur les épaules. Naturellement, après un tel esclandre, il ne put rester dans la ville. Il fut universellement blâmé d’une violence brutale, qui convenait mal à un homme dans sa situation délicate ; d’aucuns l’accusaient d’avoir été abominablement ivre sur le moment : d’autres critiquaient son manque de tact : Schomberg lui-même se montra très vexé : – « C’est un très gentil jeune homme », m’expliquait-il, « mais le lieutenant aussi est un garçon de premier ordre. Il dîne tous les soirs à ma table d’hôte, vous savez ! Et il y a une queue de billard cassée, je ne puis pas tolérer pareille histoire. La première chose que j’ai faite, ce matin, c’est d’aller présenter des excuses au lieutenant, et je crois l’affaire arrangée en ce qui me concerne : mais songez un peu, capitaine, si tous les consommateurs se livraient à ce petit jeu-là !… Le lieutenant aurait très bien pu être noyé !… Et ici, je ne puis pas aller chercher une queue de billard dans la rue d’à côté. Il faut que j’écrive en Europe pour la faire venir… Non ! non ! Ce n’est pas admissible une humeur pareille !… » Le sujet lui était très douloureux.

« Ce fut au cours de la… de la… retraite de Jim, l’incident le plus déplorable. Nul plus que moi ne pouvait le regretter, car si l’on disait bien de lui, jusque-là, en entendant prononcer son nom : – « Oh oui,… je sais. Il a pas mal roulé par ici… », il avait su pourtant ne pas se faire trop de plaies et de bosses au cours de ses pérégrinations. Mais cette dernière affaire me causa une sérieuse inquiétude, car si son excessive sensibilité devait l’entraîner à des rixes de cabaret, il risquait de perdre sa réputation de fou agaçant mais inoffensif, pour s’attirer celle d’un vagabond vulgaire. Et toute ma confiance en lui ne m’empêchait pas de sentir qu’en de tels cas, il n’y a qu’un pas du mot à la chose. Vous comprenez, je le suppose, qu’à cette époque, je ne pouvais plus songer à me laver les mains de lui. Je l’emmenai de Bangkok sur mon bateau et la traversée me parut bien longue. Il était pitoyable de le voir se rétracter sur lui-même. En qualité même de simple passager, un marin s’intéresse d’ordinaire au navire, et regarde autour de lui la vie de la mer avec le plaisir critique que peut éprouver un peintre, par exemple, en face de l’œuvre d’un confrère. Il est « sur le pont », dans tous les sens de l’expression. Mon Jim, au contraire, se cachait la majeure partie du temps dans sa cabine, comme un pestiféré. Il finissait par déteindre sur moi et m’amenait à éviter toute allusion à des sujets professionnels, qui seraient venus si naturellement pourtant à la bouche de deux marins, au cours d’une traversée. Pendant des jours entiers, nous n’échangeâmes pas une parole, et j’avais une répugnance extrême à donner des ordres à mes officiers en sa présence. Souvent, lorsque nous nous trouvions tous deux seuls sur le pont ou dans ma cabine, nous ne savions que faire de nos yeux.

« Je le plaçai chez de Jongh, comme vous le savez ; j’étais bien heureux de disposer de lui d’une façon quelconque, mais je restais convaincu aussi que sa situation se faisait intolérable. Il avait perdu une partie de cette élasticité qui lui avait permis, après chacune de ses défaites, de rebondir et de retrouver son intraitable vigueur. Un jour, en débarquant, je le vis debout sur le quai ; l’eau de la rade et de la pleine mer formait un seul plan, montant et uni, et les plus lointains des bateaux à l’ancre semblaient s’élever, sans bouger, dans le ciel. Jim attendait son canot, qu’à nos pieds on chargeait de provisions, pour quelque navire en partance. Après avoir échangé des paroles de bienvenue, nous restâmes silencieux côte à côte. – « Par Jupiter ! » s’écria-t-il, tout à coup, « quelle exténuante besogne ! »

« Il me sourit. Je dois reconnaître qu’il savait presque toujours trouver un sourire. Je savais bien qu’il ne parlait pas de son travail ; sa situation chez de Jongh était bien douce. Et pourtant, à peine eut-il prononcé ces paroles, que je restai convaincu du caractère exténuant de ses occupations. Je ne le regardai même pas. – « Aimeriez-vous », proposai-je, « quitter définitivement cette partie du monde, tâter de la Californie ou de la Côte Orientale ? Je verrai ce que je puis faire… » Il m’interrompit un peu dédaigneusement : – « Quelle différence voulez-vous que cela fasse ? » Cela ne pouvait faire aucune différence, en effet ; ce n’est pas un répit qu’il demandait ; je commençais à sentir confusément que ce qu’il cherchait, ce qu’il attendait, pour ainsi dire, c’était quelque chose d’assez difficile à définir, quelque chose qui ressemblât à une ouverture nouvelle. Je lui avais procuré maintes occasions, mais ce n’étaient qu’autant de gagne-pain. Et pourtant, que pouvait-on faire de plus ? La situation m’apparut un moment comme désespérée et je me souvins des paroles du pauvre Brierly : – « Qu’il creuse donc un trou de vingt pieds pour s’y terrer !… » Cela eût mieux valu, me disais-je, que d’attendre l’impossible sur la terre. Mais de cela même on ne pouvait être certain ! Aussi décidai-je sur-le-champ, avant que son canot ne fût à trois brasses du rivage, d’aller ce soir-là consulter Stein sur le sujet.

« Ce Stein était un négociant riche et respecté. Sa maison (c’était la « Maison Stein et Cie avec une espèce d’associé qui selon l’expression de Stein, « s’occupait des Moluques »), sa maison faisait un gros commerce avec l’intérieur et possédait, dans les coins les plus reculés, une foule de comptoirs pour recueillir diverses denrées. Ce n’étaient pourtant ni sa fortune ni sa situation qui me poussaient à rechercher ses conseils. Je voulais lui faire part de ma perplexité, parce qu’entre tous les hommes que j’ai connus, c’était l’un des plus dignes de confiance. La douce lumière d’une bonté simple, inlassable, semblait-il, et intelligente, éclairait son long visage glabre. Ce visage, creusé de plis profonds et verticaux, était pâle comme celui de l’homme qui a toujours mené une existence sédentaire, ce qui n’était pas le cas, d’ailleurs. Il rabattait ses cheveux clairsemés, en arrière d’un front haut et puissant. On se représentait qu’à vingt ans, cet homme-là avait déjà dû ressembler beaucoup à ce qu’il était à soixante. Visage de savant, où les sourcils presque blancs et le regard résolu et scrutateur sorti de leur broussaille épaisse, n’étaient pourtant point en harmonie si je puis dire, avec une mine de lettré. Il était grand, un peu dégingandé ; une légère voussure et un doux sourire le faisaient paraître toujours prêt à vous accorder une attention bienveillante ; ses grands bras, aux longues mains pâles, avaient des gestes rares et précis, comme pour désigner ou pour démontrer. Je parle longuement de lui, parce que, sous son extérieur placide, et en conjonction avec une nature droite et indulgente, cet homme possédait une intrépidité d’esprit et un courage physique que l’on eût pu taxer de témérité, si ce n’eussent été là, au même titre que les fonctions naturelles du corps, une bonne digestion par exemple, attributs parfaitement inconscients chez lui. On dit, de certains êtres, qu’ils portent leur vie dans leurs mains. Une telle expression eût été mal adaptée à son cas ; dans la première partie de son existence en Orient, il avait joué à la balle avec sa vie. Tout cela appartenait, d’ailleurs, au passé, mais je connaissais l’histoire de ses débuts et l’origine de sa fortune. C’était aussi un naturaliste assez distingué, ou pour mieux dire, peut-être, un collectionneur averti. L’entomologie le passionnait tout particulièrement. Sa collection de Buprestidés et de Longicornes, des scarabées, tout cela, horribles monstres en miniature, à l’aspect malfaisant jusque dans la mort et l’immobilité, et son musée de papillons, magnifiquement étalés, avec leurs ailes inanimées, sous les verres de leurs casiers, avait répandu sa gloire fort avant dans le monde. Le nom de ce négociant, de cet aventurier, conseiller intime, en un temps, d’un Sultan malais (à qui il ne faisait jamais allusion que sous le nom de « mon pauvre Mohammed Bonso »), était, grâce à quelques boisseaux d’insectes morts, parvenu aux oreilles de savants européens, qui n’auraient rien pu se figurer, et ne se seraient certainement pas souciés de rien savoir de sa vie et de son caractère. Mais moi qui le connaissais, je le considérais comme l’homme le mieux désigné pour recevoir mes confidences sur les difficultés de Jim,… et les miennes aussi. »