Lionel Lincoln/Chapitre XXIII

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 4p. 284-296).


CHAPITRE XXIII.


Gardez-vous de le juger ; car nous sommes tous pécheurs ; fermez-lui les yeux et tirez le rideau ; ensuite laissez-nous tous à nos méditations.
Shakspeare. Le roi Henry V.
 



Les quatre amis, pensifs et silencieux, entrèrent dans le sleigh, et la voix seule de Polwarth se fit entendre lorsqu’il donna précipitamment ses ordres au domestique qui formait la portière. Le docteur Liturgy s’avança alors, et fit aux mariés les compliments d’usage. Le sleigh partit avec la même rapidité que si le cheval qui le traînait eût pu deviner l’impatience de ses maîtres, et bientôt le bruit de la voiture s’unit seul à celui de la tempête, dans des rues que tous les êtres vivants paraissaient avoir abandonnées. Dès que Polwarth eut descendu ses compagnons à la porte de Mrs Lechmere, il murmura les mots de bonheur et de demain, et oubliant le souper auquel il avait été invité, il repartit avec la même vitesse qu’il était venu. En entrant dans la maison, Agnès monta chez sa tante pour lui apprendre que la cérémonie était terminée, tandis que Lionel conduisait sa jeune épouse dans le parloir.

Cécile immobile et debout ressemblait à une statue, pendant que son mari la débarrassait de son schall et de sa pelisse ; ses yeux fixés sur le parquet et toute son attitude exprimaient l’émotion profonde que lui avait fait éprouver la scène qui venait de se passer. Lorsqu’elle eut dégagé sa taille légère des vêtements lourds et chauds dont il l’avait enveloppée lui-même en sortant de l’église, il l’attira doucement vers le sofa, où il s’assit près d’elle, et, pour la première fois depuis qu’elle avait prononcé le oui solennel, elle rompit le silence.

— Était-ce un effrayant présage ? dit-elle en balbutiant tandis qu’il la pressait contre son cœur, ou n’était-ce qu’une horrible vision ?

— Ce n’était rien, mon amour… c’était une ombre… celle de Job Pray, qui était venu avec moi pour allumer les cierges.

— Non ! non ! non ! dit Cécile vivement et avec une énergie toujours croissante, ce n’étaient point là les traits insignifiants du pauvre idiot ! Savez-vous, Lionel, que, dans le profil effrayant et caractérisé qui s’est réfléchi sur le mur, j’ai trouvé une ressemblance frappante avec notre grand-oncle, celui de qui votre père a hérité du titre de baronnet, et qu’on appelait sir Lionel-le-Sombre ?

— Que n’est-on pas porté à se figurer dans de pareilles circonstances ! Mais de grâce, chère Cécile, qu’aucune triste pensée ne vienne empoisonner d’aussi doux instants.

— Suis-je triste ou superstitieuse par habitude, Lionel ? dit-elle d’une voix si tendre qu’elle pénétra le cœur de son mari. Mais cette vision s’est montrée dans un tel moment et sous une telle forme, qu’il faudrait être plus qu’une femme pour ne pas trembler de ce qu’elle me présage.

— Que pouvez-vous craindre, Cécile ? Ne sommes-nous pas mariés, unis par des nœuds irrévocables et solennels ? Cécile tressaillit, mais Lionel, voyant qu’elle ne voulait ou ne pouvait répondre, continua : — N’est-il pas hors du pouvoir de l’homme de nous séparer ? et ne sommes-nous pas unis, non seulement avec le consentement, mais même d’après le désir formel de la seule personne qui ait des droits sur nous ?

— Je crois tout ce que vous me dites, Lionel, dit Cécile en jetant autour d’elle des regards vagues et inquiets ; oui, oui, nous sommes mariés ; eh ! avec quelle ferveur j’implore celui qui voit tout et qui gouverne tout, pour qu’il bénisse notre union ! mais…

— Mais quoi, Cécile ? Est-il possible qu’un rien, qu’une ombre vous affecte à ce point ?

— C’était une ombre, comme vous dites, Lincoln ; mais où était l’homme ?

— Cécile, ma bonne, mon excellente Cécile, ne laissez pas votre esprit s’affaisser dans cette incroyable apathie. J’en appelle à votre raison, peut-il y avoir une ombre lorsque rien n’obstrue la lumière ?

— Je ne sais, je ne puis raisonner, je n’ai pas de raison. Tout est possible à celui qui n’a pour loi que sa volonté, et dont le plus léger signe de tête ébranle l’univers. Il y avait une ombre, une ombre éloquente et terrible ; mais qui peut dire où était la réalité ?

— Je serais tenté de répondre : avec les fantômes, seulement dans votre imagination trop ardente, ma chère amie. Mais revenez à vous, Cécile, et réfléchissez qu’après tout il est possible que quelque désœuvré de la garnison se soit amusé à suivre mes pas, et qu’il ait trouvé moyen de se cacher dans la chapelle, peut-être pour le seul plaisir de faire du mal, peut-être aussi sans aucun motif.

— Il aurait choisi alors un moment bien solennel pour ses folies.

— Peut-être était-ce quelqu’un qui n’avait d’autre envie que de produire un coup de théâtre, et de voir quel effet en résulterait. Mais faut-il que d’aussi pitoyables plaisanteries empoisonnent un seul instant notre bonheur ? ou faut-il nous croire voués à l’infortune parce qu’il se trouve un fou dans Boston ?

— C’est une faiblesse, c’est une sottise, j’en conviens ; il y a même quelque chose d’impie dans cette terreur, Lincoln, dit-elle en tournant les yeux sur lui et en s’efforçant de sourire ; mais que voulez-vous ? je suis femme, et c’est m’attaquer dans l’endroit où je suis le plus sensible. Vous savez que je n’ai point de réserve avec vous maintenant. Le mariage est pour nous le lien qui réunit toutes les affections en une seule. Pourquoi faut-il, lorsque le cœur ne devrait être rempli que de douces pensées, pourquoi faut-il qu’il se rappelle ces mystérieux présages qui ont répondu à l’appel imposant du prêtre ?

— Éloignez toutes ces idées sinistres, ô ma bien-aimée ! dans un moment où nous ne devons songer qu’au bonheur. N’en doutez pas, ces nœuds que nous avons formés seront bénis dans le ciel, comme ils l’ont été sur la terre. Lorsque la conscience est tranquille, pourquoi se livrer à de tristes pressentiments ? Ah ! soyons tout à notre amour !

Il y avait quelque chose de si touchant dans le son de voix de Lionel, tout en lui annonçait un intérêt si tendre, qu’il réussit enfin, en grande partie, à éloigner de l’esprit de Cécile les vagues terreurs qui l’agitaient. Pendant qu’il parlait, des couleurs vermeilles venaient animer de nouveau les joues de la jeune épouse, et lorsqu’il eut fini, elle tourna sur lui un regard attendri où se peignait une douce confiance. Elle répéta le mot d’amour avec un sourire qu’il était impossible de ne pas comprendre, et au bout de quelques minutes il était parvenu à dissiper entièrement les pressentiments funestes auxquels elle avait laissé prendre un ascendant momentané sur sa raison.

Mais si le major Lincoln avait combattu si bien et avec tant de succès les appréhensions de son épouse, il ne lui fut pas si facile de remporter sur lui-même une semblable victoire. Cette sensibilité portée jusqu’à l’excès, qu’il tenait de famille, avait été excitée à un point très-alarmant par les incidents de la veille, quoique son amour pour Cécile fût parvenu à la maîtriser aussi longtemps qu’il avait été lui-même témoin de sa faiblesse. Mais à mesure que Cécile, cédant à sa douce éloquence, se laissait persuader d’oublier de fâcheux souvenirs, ces mêmes souvenirs se présentaient plus vifs et plus poignants à l’esprit de Lionel, et, malgré tous ses efforts, il n’aurait pu cacher longtemps encore à sa jeune épouse le trouble qui le dévorait, si heureusement Agnès n’était venue dire que Mrs Lechmere désirait voir les nouveaux mariés.

— Venez, Lincoln, lui dit sa charmante compagne en se levant aussitôt ; il y a de l’égoïsme à nous d’avoir oublié si longtemps toute la part qu’elle prend à notre bonheur. C’est un devoir que nous aurions dû remplir, sans attendre qu’elle fût obligée de nous le rappeler.

Lionel, pour toute réponse, lui serra tendrement la main, et passant le bras de Cécile sous le sien, il suivit Agnès dans le petit vestibule qui conduisait aux étages supérieurs de la maison.

— Vous connaissez le chemin, major Lincoln, dit miss Danforth, et si vous l’aviez oublié, madame la mariée est là pour nous le montrer. Quant à moi, je vais aller jeter un coup d’œil sur le petit banquet que j’ai commandé ; vous verrez que nous nous sommes mis en frais pour vous fêter ; mais je crains bien que ce ne soit en pure perte, puisque le capitaine Polwarth a dédaigné de venir faire honneur au festin. En vérité, major Lincoln, je m’étonne qu’un homme aussi positif que votre ami se laisse effrayer par une ombre au point d’en perdre l’appétit.

Il y avait quelque chose de contagieux dans la gaieté d’Agnès, et Cécile, ne put s’empêcher de sourire ; mais l’air sombre et soucieux de son mari lui rendit à l’instant tout son sérieux.

— Mentons sans perdre de temps, Lincoln, lui dit-elle, et laissons la folâtre Agnès continuer ses grands préparatifs.

— Oui, allez, s’écria celle-ci en se dirigeant vers la salle du banquet. Boire et manger ! fi ! c’est trop matériel pour des êtres d’une nature aussi exquise que la vôtre. Que ne puis-je préparer un festin digne de personnes aussi sentimentales ! Voyons un peu : des gouttes de rosée et des larmes d’amour, en égale quantité, adoucies par des sourires de Cupidon et relevées par quelques soupirs poussés au clair de la lune, en guise de sauce piquante, comme dirait Polwarth, voilà de quoi faire un mets que, j’en suis sûre, ils trouveraient délicieux. La difficulté, c’est de se procurer des gouttes de rosée dans une pareille saison et par un temps semblable ; pour les larmes et les soupirs, on en trouverait à revendre dans la pauvre ville de Boston.

Lionel et sa compagne entendirent de loin expirer le son de sa voix, qui, en prononçant les derniers mots, avait pris une expression moitié grave, moitié comique ; et l’instant d’après ils oublièrent Agnès et sa folle gaieté ; ils se trouvèrent en présence de Mrs Lechmere.

Le premier coup d’œil qu’il jeta sur elle causa une sensation pénible au cœur du major Lincoln. Mrs Lechmere s’était fait lever sur son lit, et elle était assise presque droite, soutenue par des oreillers : ses joues maigres et ridées étaient animées par un coloris pu naturel, qui contrastait trop fortement avec les marques que l’âge et les passions violentes avaient imprimées sur des traits qui avaient été célèbres, sans avoir jamais eu rien de séduisant ; son regard avait perdu son expression ordinaire de souci et d’inquiétude pour prendre celle d’une joie qui tenait presque de l’ivresse, et dont elle ne pouvait plus comprimer les élans ; en un mot, toute sa manière d’être convainquit pleinement Lionel que si en épousant Cécile il avait cédé à l’ardeur de ses sentiments, il avait en même temps réalisé les plus vifs désirs d’une personne trop égoïste et trop politique pour être de bonne foi, et que de plus il avait tant de raisons de croire coupable.

La malade ne crut plus avoir besoin de garder aucun ménagement pour témoigner toute sa joie ; elle tendit les bras à sa petite fille, et l’appela d’une voix élevée au-dessus de son ton naturel, et que l’exaltation du contentement rendit aigre et discordante :

— Venez dans mes bras, ma bonne et excellente fille, vous qui faites mon orgueil et mon espérance ! venez recevoir la bénédiction de votre mère, cette bénédiction que vous méritez si bien.

Cécile elle-même, quelque affectueux, quelque encourageant que fût le langage de sa grand’mère, fut frappée du ton forcé et peu naturel qu’elle avait pris, et elle s’approcha du lit avec moins d’empressement que, dans son innocente confiance, elle n’en mettait ordinairement à répondre à d’aussi touchants appels. Cette contrainte secrète ne dura cependant qu’un instant ; car lorsqu’elle sentit les bras caressants de Mrs Lechmere qui la pressaient vivement sur son sein, elle leva sur elle ses yeux baignée de douces larmes, comme pour la remercier de tant d’affection.

— Maintenant, major Lincoln, vous possédez mon plus grand, je pourrais dire mon unique trésor, s’écria Mrs Lechmere ; elle s’est montrée la plus tendre et la plus soumise des filles ; le ciel l’en bénira, comme je la bénis moi-même. Se penchant en avant, elle ajouta d’une voix plus calme : Embrassez-moi, ma Cécile, ma jolie mariée, ma petite lady Lincoln ! car c’est un titre que je puis vous donner à présent, puisque dans l’ordre de la nature il sera bientôt le vôtre.

Cécile, choquée d’entendre sa grand’mère tenir un pareil langage, et se permettre des démonstrations de joie si peu mesurées se dégagea doucement de ses bras, et les yeux fixés à terre, les joues brûlantes, elle fit quelques pas en arrière pour laisser Lionel approcher du lit, et recevoir sa part de félicitations. Il se baissa, malgré sa répugnance secrète, pour poser ses lèvres sur la joue flétrie que lui présentait Mrs Lechmere, et murmura quelques paroles sur son bonheur actuel, et sur la reconnaissance qu’il lui devait. Malgré l’air de triomphe presque révoltant qui avait remplacé les manières ordinairement froides et réservées de la malade, la nature ne fut pas entièrement étrangère à l’expression que prit sa voix en parlant à Lionel ; un certain attendrissement se peignit dans ses yeux, et une larme y brilla furtivement.

— Lionel, mon neveu, mon fils, s’écria-t-elle, je me suis efforcée de vous recevoir d’une manière digne du chef d’une famille ancienne et respectable ; mais seriez-vous un prince souverain, que je ne pourrais pour vous plus que ce que je viens de faire. Aimez-la, chérissez-la ; soyez pour elle plus qu’un époux ; tenez lieu de tout à cette enfant adorée. Maintenant mes plus ardents désirs sont accomplis ; maintenant, dans le calme paisible d’une longue soirée qui succède à des jours remplis de troubles et d’ennuis, je puis me préparer doucement au grand et dernier changement qui couronne la vie.

— Femme ! dit une voix terrible qui retentit dans le fond de la chambre, tu te trompes toi-même !

— Qui, s’écria Mrs Lechmere en se soulevant par un mouvement convulsif, comme si elle allait se jeter en bas de son lit, qui a parlé ?

— C’est moi, répondit la voix bien connue de Ralph comme il s’avançait de la porte jusqu’au chevet de son lit ; c’est moi, Priscilla Lechmere ; c’est un homme qui connaît tes actions et ta destinée.

Mrs Lechmere, respirant à peine, retomba sur ses oreillers ; le feu qui un instant avait animé ses joues avait fait place aux traces profondes de l’âge et de la maladie, et son regard fixe semblait glacé par la terreur. Un moment de réflexion suffit cependant pour ranimer ses esprits et en même temps ses profonds ressentiments. D’un geste violent elle fit signe au vieillard de se retirer, et s’écria d’une voix que la fureur qui l’étouffait rendait doublement effrayante :

— Eh quoi ! serai-je donc bravée dans un pareil moment, jusque sur mon lit de douleur ? Que ce fou ou cet importeur, quel qu’il soit, sorte à l’instant de ma présence !

Mais elle parlait à des sourds. Lionel, immobile, garda le silence. Toute son attention était portée sur Ralph, dont les traits indifférents et calmes prouvaient combien il craignait peu la violence dont on le menaçait. Cécile était appuyée sur le bras de son mari avec ce doux abandon d’une femme heureuse et fière de se sentir sous la protection de celui qu’elle aime ; mais Lionel ne la remarquait pas, tout entier à l’intérêt qu’il prenait à la soudaine apparition d’un homme dont le caractère mystérieux et singulier avait su depuis longtemps agiter son cœur de crainte et d’espoir.

— Vos portes seront bientôt ouvertes à tous ceux qui voudront entrer ici, dit le vieillard froidement ; pourquoi serais-je chassé d’une demeure où une foule insensible entrera et sortira au gré de son caprice ? Ne suis-je pas assez vieux, ou ne porté-je pas encore assez l’empreinte du tombeau pour devenir votre compagnon ? Priscilla Lechmere, vous avez vécu jusqu’à ce que le coloris de vos joues ait fait place à la teinte livide de la mort ; vos traits amaigris sont sillonnés de rides profondes, vos yeux, jadis si brillants, se sont ternis sous le poids des inquiétudes et des soucis, et cependant vous n’avez point encore vécu pour le repentir.

— Que signifie ce langage ? s’écria Mrs Lechmere ne pouvant soutenir son regard ferme, mais étincelant. Pourquoi est-ce à moi seule que s’attache une semblable persécution ? Mes péchés sont-ils donc si grands qu’on ne puisse les supporter, ou suis-je la seule à qui on doive rappeler que tôt ou tard la mort doit venir ? Je connais depuis longtemps les infirmités de l’âge, et je puis dire avec vérité que je suis préparée à en voir arriver le terme.

— C’est bien ! répondit le vieillard, que rien ne paraissait émouvoir ; prends alors ce papier, lis le décret solennel de ton Dieu, et puisse-t-il t’accorder la fermeté nécessaire pour le supporter !

Sa main décharnée présenta alors une lettre ouverte à Mrs Lechmere, et le regard rapide de Lionel lui apprit que c’était à lui qu’elle était adressée. Malgré la découverte qu’il faisait pour la seconde fois de la liberté avec laquelle Ralph s’immisçait dans ses secrets les plus intimes, Lionel ne s’en plaignit point, et attendit avec la plus vive impatience l’effet que cette étrange communication produirait sur sa tante.

Mrs Lechmere, comme sous l’influence d’un charrue, reçut la lettre avec une sorte de soumission qui prouvait l’ascendant qu’avait pris sur elle le ton ferme et solennel du vieillard. Dès que ses yeux en eurent aperçu le contenu, ils devinrent fixes et hagards. Le billet était court, et la lecture fut bientôt terminée. Elle le tenait encore par une sorte de mouvement machinal ; mais son œil vague et égaré prouvait assez qu’elle n’était plus capable de lire. Un moment de silence pénible s’ensuivit, un frémissement général vint ébranler le corps affaibli de la malade, un tremblement convulsif agitait tous ses membres, et on eût entendu dans le coin le plus reculé de l’appartement le frottement du papier qu’elle froissait sans le savoir.

— Cette lettre m’est adressée, s’écria Lionel touché de compassion en voyant l’état où elle était réduite, et c’est à moi qu’elle aurait dû être remise.

En disant ces mots, il la prit des mains de la malade, sans que celle-ci opposât la moindre résistance.

— Lisez tout haut, mon cher Lionel ! lui dit à l’oreille la voix la plus tendre ; tout haut, je vous en conjure !

Ce fut peut-être encore moins par suite de cet appel touchant fait d’une vois dans laquelle toute l’âme de Cécile semblait avoir passé, que par l’impossibilité de contenir les sensations impétueuses qui bouillonnaient dans son cœur, que le major Lincoln se conforma à sa demande. D’une voix devenue calme par l’excès même de son émotion, il lut le contenu du billet fatal, et si distinctement que chaque mot résonnait à l’oreille de son épouse, au milieu du silence qui l’entourait, comme des avertissements prophétiques sortis du sein même du tombeau.

« L’état de la ville a empêché de donner à la maladie de Mrs Lechmere cette attention soutenue que sa position rendait nécessaire. Une gangrène intérieure s’est formée, et le soulagement qu’elle éprouve actuellement n’est que l’avant-coureur de sa mort. Je crois de mon devoir de prévenir que, quoiqu’il soit possible qu’elle vive encore quelques heures, il n’est pas probable qu’elle passe la nuit. »

Au bas de ce billet court, mais terrible, était la signature bien connue du médecin qui l’avait soignée. Quel changement soudain et imprévu ! Tout le monde avait cru que la maladie s’était éloignée, lorsque au contraire elle attaquait sourdement les parties les plus vitales. Laissant retomber ses bras, Lionel s’écria dans le premier mouvement de surprise :

— Qu’elle passe la nuit ! Grand Dieu ! se pourrait-il ?

L’infortunée, lorsque l’espèce d’attaque nerveuse qu’elle avait eue fut passée, promena son œil inquiet de figure en figure, et écouta avidement la lecture du billet. On eût dit qu’elle se flattait de voir briller un rayon d’espérance sur leurs physionomies. Mais le langage du médecin était trop clair, trop positif, pour qu’il fût possible de s’y méprendre. Sa concision même lui imprimait le cachet terrible de la vérité.

— Le croyez-vous donc ? demanda-t-elle d’une voix étouffée, comme si elle voulait rejeter loin d’elle cette affreuse conviction ; vous, Lionel Lincoln, que j’avais cru mon ami !

Lionel se détourna en silence pour éviter le douloureux spectacle de sa misère ; mais Cécile se jeta à genoux au pied de son lit, et, joignant ses mains, offrant dans tous ses traits l’image consolante de l’espérance sanctifiée par la religion, elle dit à voix basse :

— Ce n’est pas l’ami sincère, ma chère grand’maman, qui doit flatter au moment du départ ; mais il est un appui plus sur et plus infaillible que tous ceux que ce monde pourrait offrir !

— Et vous aussi, s’écria Mrs Lechmere en se levant sur son séant avec une force et une énergie qui semblaient mettre en défaut la science du médecin et se rire de ses prédictions ; vous aussi, vous m’abandonnez ! vous que j’ai soignée depuis vos plus tendres ans, vous l’enfant de mon cœur ! à qui j’ai prodigué ma tendresse, et que j’ai élevée dans la vertu ; oui, dans la vertu ! je puis le dire hardiment à la face de l’univers ! Vous à qui j’ai su ménager ce mariage honorable, c’est par une noire ingratitude que vous me payez de tout ce que j’ai fait pour vous !

— Ma bonne maman, au nom de Dieu ! ne parlez pas si durement à votre petite-fille ! C’est dans le ciel qu’il vous faut chercher un appui, comme c’est en vous que j’ai toujours cherché le mien !

— Va, éloigne-toi, fille faible et sans énergie ! L’excès du bonheur t’a fait perdre la tête ! Venez ici, vous, ô mon fils ! parlons de Ravenscliffe, cette superbe résidence de nos ancêtres ! parlons des jours heureux que nous passerons encore sous un toit hospitalier. Cette folle que tu as prise pour femme voudrait m’effrayer !

Lionel éprouva une horreur involontaire en écoutant l’espèce de hoquet convulsif avec lequel elle prononça ces paroles caractéristiques en voulant forcer sa voix. Il détourna de nouveau la tête, et se cacha un moment la figure dans ses mains pour s’isoler d’une scène qui devenait hideuse.

— Ma bonne maman, ne nous regardez pas ainsi ! s’écria Cécile respirant à peine ; vous pouvez avoir encore des heures, des jours même devant vous. Elle s’arrêta un instant pour suivre ce regard vide et hagard qui se portait sur tous les objets avec une expression déchirante de désespoir ; puis, dans le sentiment ingénu de son innocence, elle dit au milieu de ses sanglots, en laissant tomber sa tête sur le lit : — Ô mère de celle à qui je dois la vie, que ne puis-je mourir pour toi !

— Mourir ! répéta la même voix aigre et discordante, dans les sons entrecoupés de laquelle on commençait déjà à distinguer le râle de la mort ; mourir au milieu des plaisirs d’une noce ! l’insensée ! Va-t’en ! laisse-moi ! Va, si tu veux, prier dans ta chambre, mais laisse-moi !

Dans l’amertume de son ressentiment, son œil suivit Cécile, qui se retirait en silence dans la pieuse et charitable intention d’obéir littéralement à l’ordre de sa bonne maman. Lorsqu’elle fut sortie de la chambre, Mrs Lechmere ajouta :

— Cette enfant n’a point d’énergie ; ce que j’attendais d’elle est au-dessus de ses forces ! Toutes les femmes de ma race ont toujours été faibles, si ce n’est moi ; ma fille, la nièce de mon mari…

— Que dis-tu de cette nièce ? s’écria la voix foudroyante de Ralph en interrompant ses divagations, cette femme de ton neveu, la mère de ce jeune homme ? Parle, femme, tandis que le temps et la raison ne te manquent pas encore.

Lionel s’avança alors au chevet du lit de la malade, entraîné par une impulsion à laquelle il ne pouvait plus résister, et il lui dit d’un ton solennel :

— Si tu sais quelque chose des malheurs affreux qui sont arrivés à ma famille ; si, de quelque manière que ce soit, tu y as pris quelque part, décharge ton âme de ce fardeau, et meurs en paix. Sœur de mon grand-père, bien plus encore, mère de ma femme, parle, je t’en conjure : que sais-tu sur ma malheureuse mère ?

— Sœur de ton grand-père…, mère de ta femme, répéta Mrs Lechmere, lentement et d’une manière qui indiquait assez qu’elle avait de la peine à rassembler ses idées, oui, l’un et l’autre sont vrais !

— Parlez-moi donc de ma mère, si vous reconnaissez les liens du sang ; dissipez les ténèbres qui ont toujours enveloppé sa destinée.

— Elle est dans la tombe, morte, défigurée. Oui, oui, sa beauté si célèbre est devenue la proie des vers ! Que voulez-vous de plus, insensé ? voudriez-vous voir ses os dans le linceul qui les entoure ?

— La vérité ! s’écria Ralph, dis la vérité, et la part que ta perfidie a prise à ce crime.

— Qui parle ? répéta Mrs Lechmere quittant encore une fois sa voix perçante, quoique voilée, pour ne faire entendre que la cadence chevrotante de la débilité et de la vieillesse ; et regardant en même temps autour d’elle, comme si un souvenir soudain traversait son esprit, elle ajouta : Certes, j’ai entendu une voix que je dois connaître !

— Tiens, regarde-moi ; si tes yeux peuvent voir encore, fixe-les sur moi ! s’écria Ralph avec chaleur, comme s’il voulait captiver son attention à tout prix, c’est moi qui te parle ; Priscilla Lechmere.

— Que veux-tu ? ma fille ? elle est dans son tombeau ! son enfant ? elle est mariée à un autre. Tu viens trop tard ! tu viens trop tard ! Plût à Dieu que tu me l’eusses demandée à temps !

— La vérité ! la vérité ! continua le vieillard d’une voix qui résonnait dans l’appartement en échos terribles et prolongés ; la stricte, l’entière vérité ! dis-nous-la, et rien autre.

Cet appel singulier et solennel réveilla la dernière énergie de l’agonisante, dont l’âme tout entière semblait se contracter au bruit des cris de Ralph ; elle fit un effort pour se soulever encore une fois, et s’écria :

— Qui dit que je vais mourir ? je n’ai que soixante-dix ans ! et hier encore je n’étais qu’une enfant, une enfant pure et sans tache ! il ment ! il ment ! je n’ai pas la gangrène, je suis forte, et j’ai encore des années à vivre, et du temps pour me repentir.

Dans les pauses qu’elle était obligée de faire, la voix du vieillard continuait à se faire entendre, criant toujours : La vérité ! la vérité ! la stricte vérité !

— Levez-moi, que je voie le soleil, continua la mourante. Où êtes-vous tous ? Cécile, Lionel, mes enfants, m’abandonnerez-vous à présent ? Pourquoi obscurcir la chambre ? Donnez-moi du jour, plus de jour, plus de jour ! Je vous en conjure au nom de tout ce qui est au ciel et sur la terre, ne n’abandonnez pas dans cette sombre et terrible obscurité !

Son air était devenu si hagard, ses traits si livides, que la voix de Ralph lui-même en fut comprimée, et elle continua à pousser les derniers cris du désespoir :

— Pourquoi me parler ainsi de mort ? ma vie a été trop courte ! Donnez-moi des jours, donnez-moi des heures, donnez-moi des moments ! Cécile, Agnès, Abigaïl, où êtes-vous ? soutenez-moi, ou je tombe !

Elle souleva la tête par un dernier effort, et semblait vouloir se cramponner au vide de l’air. Lionel avait avança la main à son secours ; elle la trouva, la saisit, fit un affreux sourire, comme si elle avait enfin trouvé un appui ; puis, retombant de nouveau, après un tremblement convulsif, la partie mortelle de son être entra dans un état de repos éternel.

Lorsque les exclamations horribles de la mourante eurent cessé, un calme si profond régna dans l’appartement, que les murmures du vent qui sifflait au milieu des toits de la ville y pénétrèrent, et pouvaient être pris dans un pareil moment pour les gémissements des esprits célestes sur une fin aussi épouvantable.